A l’occasion de la diffusion sur la NHK d’une série événement à sa gloire, nous dressons le portrait de Tokugawa Ieyasu.
Tokugawa Ieyasu, seigneur féodal qui, au début du XVIIe siècle, a ramené la paix au Japon après 150 ans de guerres civiles et de bouleversements sociaux, et dont le régime shogunal a duré jusqu’en 1868, est l’une des figures historiques les plus importantes du Japon et pourtant l’une des plus méconnues. Cependant, des recherches récentes ont jeté un nouvel éclairage sur sa vie et son héritage. Zoom Japon s’est entretenu de la fondation de la dynastie Tokugawa avec Mayama Tomoyuki, écrivain primé et spécialiste des personnages historiques célèbres. Il a notamment publié en 2022 Nanikato Ningen-kusai Tokugawa Shôgun [Les Tokugawa, des shôgun trop humains, inédit en français].
Quel genre de personne était Ieyasu, et pour-quoi beaucoup de gens au Japon semblent lui préférer Oda Nobunaga et Toyotomi Hide-yoshi, les deux seigneurs féodaux qui ont lancé le processus d’unification et de pacification ?
Mayama Tomoyuki : Oda Nobunaga était une sorte de révolutionnaire qui voulait changer les choses et créer un nouveau statu quo. Il était audacieux et avait un tempérament très rude. Il faisait preuve d’une intensité unique, ce qui n’est pas très courant chez les Japonais. Je pense que les gens sont encore aujourd’hui attirés par ce genre de détermination. Quant à Hideyoshi, il était un roturier. Issu d’une famille de paysans, il est parvenu à devenir le serviteur de Nobunaga
et, lorsque celui-ci a été tué, il l’a remplacé en tant qu’homme le plus puissant du Japon. Leurs vies sont toutes deux inspirantes et ont le pouvoir d’enflammer l’imagination des gens.
Ieyasu, quant à lui, a toujours été dépeint comme une personne ordinaire, peu inspirante, qui a simplement profité des opportunités qui s’offraient à elle. Par exemple, il a formé une alliance avec Oda Nobunaga, mais ne l’a jamais trahi et s’est contenté d’en être le partenaire. Il n’a jamais essayé de s’emparer du pouvoir par une action forte et audacieuse. Même après la mort de Nobunaga, il s’est contenté de se renforcer, attendant qu’une bonne occasion se présente à lui. En tant que dirigeant, il est une figure ennuyeuse, pas un personnage digne de la culture pop, c’est pourquoi il n’a guère attiré d’admirateurs. Du moins, jusqu’à aujourd’hui et la récente révision historiographique.
Pour comprendre Ieyasu, il faut comprendre la période Sengoku (provinces en guerre). Que pouvez-vous me dire sur les 150 années qui ont précédé le régime de Togukawa ?
M. T. : C’était une époque où le pouvoir du gouvernement central était très affaibli. L’autorité impériale était en déclin et le pouvoir du shôgun avait également été considérablement réduit par toutes sortes de forces centrifuges. C’était une époque où l’ensemble du Japon se désagrégeait et où chaque région était gouvernée par un clan féodal qui voulait soit obtenir une plus grande autonomie, soit étendre son pouvoir au reste du pays. En ce sens, le Japon était aussi un lieu qui offrait des opportunités à ceux qui avaient la force et le courage de gravir les échelons. C’est pourquoi la période Sengoku est si populaire et est souvent représentée dans la culture populaire. Elle est remplie de personnages romantiques et de chefs de guerre impressionnants. Il est facile d’éprouver de l’empathie pour eux. Etudier cette période, c’est comme lire une histoire pleine de rebondissements où l’on ne sait jamais ce qui va se passer. Je ne pense pas que j’aimerais en faire l’expérience moi-même (rires), mais c’était sans aucun doute une période passionnante.
On dit que pendant cette période, il ne fallait jamais baisser sa garde, même lorsqu’on traitait avec ses alliés. Quelles étaient les relations d’Ieyasu avec ses alliés et ses ennemis ?
M. T. : La période Sengoku est une succession tellement chaotique d’événements, de batailles et de morts que les alliés et les ennemis d’Ieyasu ne cessent de changer, si bien qu’il doit constamment réfléchir aux choix qu’il peut faire dans ce chaos. La relation qu’il entretient avec Honda Masanobu en est un bon exemple. Le père de Masanobu avait servi la famille d’Ieyasu, mais lorsqu’une ligue de moines, de samouraïs et de paysans s’est rebellée contre Ieyasu en 1564, Masanobu s’est opposé à lui. On ne sait pas exactement quels dommages Ieyasu a subis du fait de cette rébellion, mais ce qui est intéressant, c’est qu’il a accueilli Masanobu à nouveau après un certain temps, comme une sorte de fils prodigue, et lorsque le shogunat d’Edo a été établi en 1603, il est devenu un auxiliaire indispensable. Il existe une expression pour décrire les trois choses préférées d’Ieyasu : “Sado-dono, Taka-dono, Oroku-dono”. Taka-dono fait référence au passe-temps favori d’Ieyasu, la fauconnerie ; Oroku-dono est une allusion à Oroku, l’une de ses concubines ; et Sado-dono est Honda Sado-kami Masanobu. Il est compréhensible que de nombreuses personnes se demandent comment Ieyasu a pu accorder sa confiance à quelqu’un qui s’était déjà battu contre lui. Mais il était un maître de la psychologie et a suivi toute sa vie le principe selon lequel “l’ennemi d’hier est l’ami d’aujourd’hui”. Et en effet, Ieyasu et Masanobu sont devenus amis et partenaires pour le reste de leur vie.
En parlant d’alliances, quel type de relation Ieyasu entretenait-il avec Oda Nobunaga et pourquoi lui est-il resté fidèle pendant plus de 20 ans ?
M. T. : Leur relation a commencé très tôt : Ieyasu a été enlevé par la famille Oda alors qu’il n’avait que cinq ans. Il y a été retenu en otage. Après avoir grandi et s’être établi en tant que seigneur féodal, Nobunaga et lui ont d’abord été sur un pied d’égalité, mais à mesure que Nobunaga étendait son pouvoir, il est devenu évident qu’il existait une relation hiérarchique entre eux. A un certain moment, Nobunaga a même assassiné la femme et les enfants d’Ieyasu, mais compte tenu de son statut de serviteur, ce dernier n’a pas eu d’autre choix que d’obéir à ses ordres. Je pense qu’une partie de lui voulait se venger et acquérir plus de pouvoir, mais il comprenait très bien qu’à ce moment précis, il n’aurait aucune chance face à Nobunaga.
Quoi qu’il en soit, même s’ils n’étaient pas amis et qu’ils ne se sont jamais fait entièrement confiance, ils savaient comment utiliser leur alliance à leur avantage. Ieyasu, par exemple, pouvait se lancer dans la répression de la rébellion des moines avec l’approbation de Nobunaga. Nobunaga, quant à lui, était occupé à combattre d’autres seigneurs féodaux et voulait être sûr qu’Ieyasu n’interviendrait pas. Leur alliance a donc permis à chacun d’eux de se concentrer sur ses propres objectifs.
Ieyasu est généralement considéré comme quelqu’un qui a résisté à toutes sortes d’adversités et qui a été assez patient pour attendre le moment où ceux qui étaient plus forts que lui seraient mis hors d’état de nuire et où il pourrait saisir sa chance et s’emparer du pouvoir. Cependant, des études récentes indiquent qu’il aurait été en fait assez audacieux pour saisir les occasions qui se présentaient à lui. Quelle est votre position à ce sujet ?
M. T. : Il a certainement eu des débuts difficiles : il a été pris en otage lorsqu’il était enfant et a grandi en captivité, loin de sa famille. Je suppose que ces circonstances vous apprennent à être patient et à ne pas faire de folies. D’un autre côté, il était toujours prêt à saisir l’occasion de renforcer sa position et de se libérer de l’emprise d’autrui. C’est ce qui s’est passé en 1561, par exemple, lorsqu’il a ouvertement rompu avec le clan Imagawa qu’il était alors contraint de servir. Peu après, il s’est emparé de la forteresse de Kaminogô et, après avoir brièvement combattu Nobunaga, il est devenu son allié.
Ces années étaient vraiment dangereuses et pour quelqu’un qui, comme Ieyasu, n’était pas assez fort pour se débrouiller seul sans un allié puissant, il était difficile de savoir quel camp il devait prendre. Mais en fin de compte, il s’en est très bien sorti, choisissant toujours le bon moment pour faire ses choix.
En tout cas, l’endurance était peut-être l’une de ses meilleures qualités, mais il est difficile de changer les choses en étant simplement patient. D’un côté, la mentalité d’Ieyasu est très japonaise : il suit ses supérieurs, leur est loyal et ce qui s’en suit. D’autre part, il est un leader en devenir, pas aussi audacieux et intransigeant que Nobunaga, mais en fin de compte plus astucieux et plus performant. C’est comme s’il nous disait : si vous ne pouvez pas être comme Nobunaga ou Hideyoshi, vous pouvez devenir comme Ieyasu.
Regardez-vous la série de la NHK (voir pp. 8-10) qui lui est consacrée ?
M. T. : Oui, chaque semaine.
Vous avez fait beaucoup de recherches sur Ieyasu et vous pouvez juger la série à la fois d’un point de vue académique et en tant que fan. Que pensez-vous de cette production ?
M. T. : Je l’aime bien, et même s’ils ont proposé des interprétations assez audacieuses, j’ai l’impression qu’ils n’ont pas ignoré les faits. Ils ont bien fait leurs devoirs.
Matsumoto Jun joue le rôle de Ieyasu. Pensez-vous qu’il s’agit d’un bon choix ?
M. T. : L’un des objectifs de cette série semble être de changer l’image traditionnelle d’Ieyasu. Nous en savons plus sur ses dernières années, lorsqu’il est devenu shôgun puis s’est retiré après avoir transmis les rênes du pouvoir à ses fils, mais nous ne savons pas grand-chose de ce qu’il était lorsqu’il était jeune. A cet égard, je trouve que les producteurs ont fait un excellent travail en dépeignant ses premières années de formation et la façon dont il a développé ses compétences et son sens du jugement.
Quand on y pense, si, dès le début, on est fort et qu’on a tout, on est perçu comme une sorte de super-héros et il est difficile de s’identifier à une telle personne. Mais le jeune Ieyasu est faible et doit passer par un processus de croissance. Même dans le Japon d’aujourd’hui, j’ai l’impression que beaucoup de gens sont un peu faibles et ne peuvent améliorer leur situation que petit à petit, donc en ce sens ils peuvent s’identifier au jeu nuancé de Matsumoto. Le message que les spectateurs reçoivent est que même si vous êtes dans une situation difficile et que vous avez envie de fuir, vous devez persévérer et faire de votre mieux. Je trouve également que cette fois-ci, les relations familiales et les conflits humains sont décrits avec beaucoup plus de détails que ce que la NHK avait présenté par le passé. Peut-être que les amateurs d’histoire aimeraient que la narration soit un peu plus froide, un peu plus détachée, mais ce n’est que mon avis. Quoi qu’il en soit, je pense que c’est une histoire sur le développement de soi très intéressante.
Une fois arrivé au sommet, Ieyasu devait encore construire un système politique solide. Comment y est-il parvenu ?
M. T. : Sans aucun doute, sa victoire à la bataille décisive de Sekigahara en 1600 ne lui a pas permis de cesser de s’inquiéter. Après tout, Hideyoshi était mort, mais sa famille détenait encore beaucoup de pouvoir et son fils Hideyori était encore en vie. Mais comme nous le savons, il a fini par les vaincre et a utilisé les années de pouvoir qui lui restaient pour léguer à ses enfants un système politique suffisamment solide pour résister aux défis futurs. En 1605, son fils Hidetada, alors âgé de 27 ans, est devenu le deuxième shôgun Tokugawa, deux ans seulement après que son père soit officiellement devenu le dirigeant politique et militaire du Japon. Les deux hommes travaillent en étroite collaboration et Ieyasu a pris soin d’entourer son fils de personnes expérimentées en qui il avait confiance. Après tout, il avait constaté qu’à la mort de Hideyoshi, sa famille s’était soudainement effondrée et avait perdu tout son pouvoir.
Bien qu’Ieyasu ait déjà 62 ans et qu’il ait officiellement pris sa retraite, il savait qu’il lui restait encore beaucoup à faire pour établir les fondements du shogunat, à commencer par la promulgation des lois sur les samouraïs afin de contrôler les autres seigneurs féodaux. C’est pourquoi, bien que Hidetada ait assumé la fonction de shôgun et ait été chargé des affaires politiques, Ieyasu, tout en vivant à Sunpu (l’actuelle ville de Shizuoka), a pris soin de détenir le véritable pouvoir politique. Le père et le fils contrôlaient également des régions différentes : Ieyasu était en charge de l’ouest du Japon tandis que Hidetada régnait sur le Kantô (la région de l’actuel Tôkyô) et l’est du Japon. En répartissant leurs responsabilités, Ieyasu confirmait qu’il était une personne prudente qui préférait faire les choses progressivement. Il a également conservé le commandement militaire et les pouvoirs diplomatiques entre ses mains. Enfin, il a envoyé à Edo son vassal extrêmement fiable, Honda Masanobu, pour surveiller Hidetada.
Quelle a été l’influence de Ieyasu sur ses enfants ? Quelles valeurs leur a-t-il transmises ?
M. T. : Sans surprise, il leur a appris à être prudents et à toujours chercher à établir un gouvernement stable. Ils ont vite appris. Son troisième fils, Iemitsu, a établi toutes sortes de lois et de règlements pour les samouraïs et, surtout, a créé le système Sankin-kôtai, selon lequel les daimyô (seigneurs féodaux) devaient faire des allers-retours entre Edo et leurs propres territoires tous les deux ans. Même lorsqu’ils quittaient Edo, leurs femmes et leurs enfants devaient vivre en permanence à Edo, comme une sorte d’otages politiques. Comme ils devaient prendre en charge non seulement les frais de voyage de leur territoire à Edo, mais aussi leurs frais de subsistance dans la capitale politique, chaque domaine était financièrement grevé et ne pouvait pas accumuler trop de richesses ou de pouvoir.
Etre prudent, bien sûr, ne signifie pas être inactif. En effet, la devise d’Ieyasu était “se dépêcher lentement”. Il avait compris que lorsqu’il s’agissait des grandes décisions de la vie, il ne fallait pas se précipiter mais, en même temps, ne pas rater une occasion lorsqu’elle se présentait. Et dans son cas, il ne s’agissait pas seulement de sa propre vie. En tant que chef du clan Tokugawa, il devait prendre des décisions qui affecteraient le destin de ses vassaux et de leurs familles, ainsi que le sien.
La dernière chose importante qu’Ieyasu a enseignée à ses descendants est que le fait d’être un chef ne signifie pas qu’il faille être détesté. En effet, toute sa vie, il a préféré un style de gouvernement qui s’efforçait d’éviter autant que possible de susciter de l’antipathie à l’égard du dirigeant.
Propos recueillis par Gianni Simone