Avec Hirayasumi, Shinzô Keigo propose une œuvre légère et profonde sur la société japonaise.
Sur la quatrième de couverture du premier tome de Hirayasumi (trad. par Sylvain Chollet), la dernière production de Shinzô Keigo, son éditeur français, l’excellent Lézard noir, cite le cinéaste Kore-Eda Hiro-kazu. “Dans mon entourage, il y a plein de gens qui veulent se la couler douce comme dans Hira-yasumi, il faut que ça cesse !” peut-on lire. Même s’il s’agit d’une boutade qui souligne la popularité de ce formidable manga, cette déclaration du réalisateur d’Une Affaire de famille rappelle toutefois que nous avons affaire à une œuvre iconoclaste malgré son air tranquille. En effet, pas question ici d’imaginer une société post-apocalyptique comme dans Akira ou de se projeter dans un monde effrayant à l’image de L’Attaque des titans. L’auteur a choisi de décrire le quotidien tranquille de Hiroto, un jeune homme de 29 ans, qui vit de petits boulots, et de sa cousine Natsumi, originaire de la préfecture de Yamagata, l’une des régions les plus vieillissantes du pays et victime d’un exode rural sans précédent.
Comédien raté, Hiroto a choisi d’être freeter, terme et mode de vie en vogue au début des années 1990 qui traduisait alors le désir d’une partie de la jeunesse japonaise de prendre ses distances avec la trajectoire sociale normale. Le mot-valise, créé à partir de l’adjectif anglais “free” et le mot allemand “arbeiter” qui, au Japon, désigne ceux qui font des boulots d’appoint, a cependant fini par prendre une connotation négative avec la mise en œuvre de réformes, au tournant des années 2000, favorisant la précarisation. Avec le temps, freeter a perdu sa dimension rebelle pour se transformer en un synonyme de précarité subie dont l’une des conséquences concrètes est l’effondrement de la natalité dans un pays où l’on ne fait pas d’enfants si l’on n’est pas marié. Or pour convoler en justes noces, il faut avoir un travail fixe et des perspectives d’avenir que la précarisation de l’emploi a grandement réduites (voir Zoom Japon n°89, avril 2019).
Avec Hirayasumi, Shinzô Keigo renoue avec l’esprit freeter des années 1990 et prend à contre-pied la société actuelle qui vit sous une certaine anxiété entretenue par les médias, les autorités qui ne cessent de rappeler que le Japon est en crise ou vit sous la menace d’attaques étrangères. Preuve de ce sentiment d’insécurité qui s’est emparé du pays, un sondage du Yomiuri Shimbun, publié début mai, selon lequel 71 % des personnes interrogées craignent une agression chinoise, russe ou nord-coréenne. Le mangaka s’inscrit en faux contre cette morosité qu’un fameux Premier ministre français, Raymond Barre, avait désignée sous l’expression “sinistrose”. Il faut dire que Hiroto est loin de partager cet état d’esprit. “Je vous avoue que je ne me suis jamais trop cassé la tête avec le bonheur et ce genre de choses”, dit-il à la vieille dame qui l’a pris sous son aile et va lui léguer sa maison. Si elle se montre d’abord pressante, elle finit par reconnaître que “dans le fond, tu as bien raison va. Ne change rien”. Cette bulle, placée dans un ciel où apparaît une étoile filante, constitue un moment important car son contenu valide le mode de vie voulu par le jeune homme.
Qu’une grand-mère de 83 ans le soutienne n’est pas sans intérêt quand on sait qu’aujourd’hui près d’un tiers de la population a plus de 65 ans et que les plus de 80 ans représentent 8,5 % des Japonais. Sa disparition rapide de l’histoire (elle meurt d’une crise cardiaque) renforce son rôle de garant des choix faits par Hiroto. Si cela permet à ce dernier de récupérer un toit et de ne plus avoir à se préoccuper de payer un loyer, elle lui transmet une certaine forme de responsabilisation qui va se concrétiser par l’arrivée de Natsumi. Venue dans la capitale pour poursuivre ses études supérieures, elle va cristalliser l’engagement du jeune homme qui jusque-là ne s’était guère préoccupé des autres. “Je ferai de mon mieux, je vous le promets !” lance-t-il en larmes le premier soir, s’adressant à la grand-mère pour qui, dit-il, “je n’ai rien pu faire pour elle…”.
A partir de là, Shinzô Keigo peut dérouler son récit et proposer son regard sur la société japonaise contemporaine à travers de petits portraits de la vie quotidienne et de ceux qui la vivent sans chercher à porter de jugement. Du moins, Hiroto se comporte comme un observateur du monde qui l’entoure, acceptant sans sourciller les bons et les mauvais côtés. La seule chose qui lui importe, c’est que les autres soient heureux. A certains égards, il rappelle le célèbre Tora-san (voir Zoom Japon n°116, décembre 2021), personnage créé par Yamada Yôji, qui était déjà une sorte de freeter et dont la principale préoccupation était de s’assurer du bonheur des autres.
Grâce à la présence de Natsumi qui a d’abord des difficultés à s’intégrer et à se faire des amis, le récit prend une dimension intéressante dans la mesure où elle représente l’élément perturbateur dans le quotidien tranquille de Hiroto. Même s’il ne change pas radicalement sa manière de vivre, il manifeste un réel intérêt pour sa cousine qui rêve aussi de devenir mangaka. Ce que Shinzô Keigo veut montrer, c’est que le refus de se conformer aux règles en vigueur dans la société n’est pas synonyme d’égoïsme de la part de son héros alors que, dans la plupart des articles de presse ou des émissions de télévision, c’est le point sur lequel on insiste souvent pour le dénoncer. Ce n’est pas un hasard s’il a choisi de faire porter à Hiroto un sweat-shirt sur lequel figure une mandarine (mikan). Dans la symbolique japonaise, c’est un fruit qui porte chance et qui apporte la prospérité de génération en génération. Bref, de l’optimisme à revendre dans un monde qui en a bien besoin.
La démarche du mangaka se comprend parfaitement dans un environnement marqué ces dernières années par la pandémie de la Covid-19 et par sa propre expérience. Malade, il a sans doute voulu offrir une vision optimiste de la vie sans pour autant tomber dans une sorte de niaiserie sans saveur. Il nous livre un manga à travers lequel on découvre un Japon différent de celui souvent véhiculé par d’autres œuvres, un Japon fait de petites choses ordinaires, et peuplé de personnages attachants qui, derrière une simplicité de façade, s’avèrent être beaucoup plus complexes et intéressants à découvrir. Le tout réalisé dans un style graphique apaisant.
Gabriel Bernard