Premier grand rendez-vous sportif de l’année, le marathon par équipe entre Tôkyô et Hakone fait recette.
Pendant les festivités du Nouvel An, beaucoup de gens suivent la même routine chaque année. Lorsque je vivais en Italie, par exemple, ma famille se levait tard le jour du Nouvel An et passait le temps jusqu’à ce que, à 11 h 15, nous allumions la télévision à temps pour le début du concert du Nouvel An de Vienne. Aucun d’entre nous ne regardait l’émission du début à la fin – surtout pas ma mère qui était dans la cuisine en train de préparer le déjeuner – mais personne n’osait changer de chaîne, et les valses viennoises résonnaient dans toute la maison, une sorte de bande-son annonçant la nouvelle année.
Depuis que j’ai déménagé au Japon, le concert de Vienne a perdu beaucoup de son attrait, principalement parce que le décalage horaire entre Tôkyô et l’Europe fait qu’ici il est diffusé en soirée, ce qui va à l’encontre de l’objectif même de regarder le concert. En revanche, chaque année, généralement le 2 janvier, je suis retenu en otage chez mes beaux-parents où je dois assister à la course Tôkyô-Hakone Round-Trip University Ekiden Race, un marathon par équipe. La différence est que le concert ne dure qu’un peu plus d’une heure, alors que le Hakone Ekiden s’étend sur plus de cinq heures.
Bien que je ne sois pas vraiment fan de voir une bande de jeunes garçons courir par des températures glaciales, j’appartiens clairement à la minorité, du moins parmi les personnes de mon âge ou plus âgées, car le Hakone Ekiden est l’un des événements sportifs les plus populaires et les plus prestigieux du pays. Chaque année, des millions de Japonais regardent Nippon TV à 8 heures du matin et restent assis jusqu’au début de l’après-midi en grignotant des restes d’osechi (voir Zoom Japon n°76, décembre 2017), apparemment hypnotisés par le drame de la course à pied qui se déroule lentement sous leurs yeux.
L’ekiden est une course de relais de longue distance opposant des équipes de coureurs. Chaque membre couvre une section avant de passer une ceinture (appelée tasuki en japonais) à son coéquipier. L’éprouvant Hakone Ekiden, qui se déroule sur deux jours les 2 et 3 janvier, n’est pas la seule course de ce type au Japon. Les ekiden se déroulent tout au long de l’année (la haute saison se situe entre novembre et mars), et certains d’entre eux sont même plus longs. En fait, avec ses 217,1 km, le Hakone Ekiden n’est que la quatrième plus longue course de relais actuellement organisée (les deux plus longues, dans les préfectures de Yamagata et de Saga, font toutes deux environ 300 km). Il s’agit également d’une course très locale puisqu’elle n’est ouverte qu’aux universités situées dans la région de Tôkyô. Cependant, elle est de loin la plus populaire et la plus prestigieuse.
Tout d’abord, le fait qu’elle se déroule à Tôkyô lui confère un cachet particulier. Une autre raison de sa popularité est que, depuis 1987, elle est diffusée à l’échelle nationale pendant les vacances, lorsque la plupart des gens passent leur temps à se détendre à la maison. C’est aussi, et de loin, l’événement le plus ancien. Après le succès du tout premier ekiden – une compétition monstre de 500 km sur trois jours courue en 1917 de Kyôto à Tôkyô pour commémorer le 50e anniversaire de l’accession de Tôkyô au rang de capitale du Japon – Kanakuri Shizô, connu comme le “père du marathon japonais”, a proposé une nouvelle course pour développer des athlètes plus forts qui feraient bonne figure aux Jeux olympiques. Le grand rêve de Kanakuri était d’organiser un ekiden transcontinental aux Etats-Unis qui attirerait l’attention – un voyage épique de San Francisco à New York. Son plan prévoyait une épreuve de qualification au Japon et, afin de préparer les coureurs à traverser les redoutables montagnes Rocheuses, il choisit d’inclure un tronçon escarpé qui montait jusqu’à la ville de Hakone.
Si la course américaine ne s’est jamais concrétisée, il a réussi à réunir les fonds nécessaires à la compétition japonaise et à convaincre quatre universités d’y participer. La première édition a eu lieu le 14 février 1920. Bien que le Hakone Ekiden soit devenu un élément incontournable du calendrier sportif et un événement social important, il fut un temps où son existence était menacée. Non seulement elle a été temporairement suspendue pendant la Seconde Guerre mondiale (son unique édition a eu lieu en 1943), mais il est arrivé que la police impose des changements à la course et menace même de l’annuler, en particulier pendant la période de forte croissance économique entre le milieu des années 1950 et la fin des années 1960, lorsque le nombre de voitures est monté en flèche et que les embouteillages sont devenus un problème récurrent. Aujourd’hui, au contraire, la course l’emporte sur tout le reste, et même les horaires des trains sont temporairement modifiés pour éviter que les athlètes ne soient arrêtés par un passage à niveau fermé.
Pendant de nombreuses années, les règles elles-mêmes étaient plutôt ambiguës. Au début, par exemple, les dates n’étaient pas fixées comme elles le sont aujourd’hui. Il arrivait aussi que la course commence plus tard. Comme le principal devoir d’un étudiant est d’étudier et que les événements sportifs doivent être sacrifiés au programme scolaire, la course commençait parfois l’après-midi parce que les cours avaient lieu le matin. Dans ce cas, le soleil se couchait au milieu de la course et les athlètes qui couraient dans la 5e section finissaient par parcourir la distance dans l’obscurité.
A partir de 1956, la course se déroule les 2 et 3 janvier et, dès 1958, elle gagne en popularité lorsque la NHK commence à la retransmettre en direct à la radio. Entre les années 1960 et 1970, des universités dotées de départements d’éducation physique ont vu le jour (par exemple, la Nippon Sports Science University a remporté cinq victoires consécutives entre 1969 et 1973), dont les étudiants étaient plus intéressés par la course que par les bons résultats scolaires.
Aujourd’hui comme hier, le Hakone Ekiden est divisé en cinq sections (chacune d’une longueur d’environ 20 km) qui reproduisent une partie de l’itinéraire de l’ancien Tôkaidô (voir Zoom
Japon n°51, juin 2015). A l’époque d’Edo (1603-1868), les coursiers livraient des documents et des informations à cheval. À chaque poste, ils pouvaient se reposer et changer de cheval, ou transmettre le courrier à un autre coursier. Les coureurs d’aujourd’hui font de même, mais au lieu du courrier, ils passent une écharpe à leur coéquipier. Le parcours commence sur la route 1 à Ôtemachi, dans le centre de Tôkyô, devant le siège du Yomiuri Shimbun, le plus grand quotidien du Japon et principal sponsor de la course. La course aller, disputée le 2 janvier, est longue de 107,5 km et, à l’exception du premier tronçon, se déroule dans la préfecture de Kanagawa. La course de retour (3 janvier) reprend le même parcours en sens inverse et s’étend sur 109,6 km.
Le départ de la course est donné à 8 h, après que les équipes d’encouragement des universités participantes ont montré leur talent en faisant défiler la bannière de leur école. La première section est souvent réservée aux coureurs de vitesse qui finissent souvent par se neutraliser afin d’éviter des échappées surprises. La deuxième section est la plus longue et traverse Yokohama.
Elle est considérée comme l’une des plus délicates et des plus intéressantes en raison de sa topographie. Il est important d’adopter un bon rythme et de ne pas dépenser trop d’énergie sur la première moitié de la course, pour être sûr de pouvoir affronter la seconde partie en montée. C’est pourquoi cette deuxième partie est souvent confiée à des athlètes de haut niveau, y compris des étudiants internationaux (principalement originaires de pays africains). Dans la troisième section, la course atteint la côte de Shônan. Il s’agit d’un tronçon plat et apparemment facile, mais il est souvent affecté par les vents forts venant de la mer. Par temps clair, les athlètes peuvent profiter d’une vue majestueuse sur le mont Fuji.
La dernière partie du parcours aller est la redoutable montée qui présente une différence d’altitude de 864 m. Une force considérable dans les jambes, de l’endurance et un état d’esprit particulier sont nécessaires pour aborder et arriver à bout de cette ascension. C’est pour cette raison qu’un genre spécial de coureurs est choisi. Bien que sa durée ait été réduite, c’est là que se décident de nombreuses courses, car les meilleurs coureurs ont l’occasion de creuser d’énormes écarts et d’augmenter l’avance de leur équipe de plusieurs minutes. En revanche, les équipes qui ont connu des difficultés dans les quatre premières sections peuvent rattraper le temps perdu et même remporter des victoires. Cette section est si importante que les meilleurs coureurs sont surnommés les “dieux de la montagne”.
Lorsque les athlètes atteignent la dernière ligne droite, toutes les routes sont bondées de supporters dont l’intersection Terada qui doit son nom à Terada Natsuo de l’Université Kokugakuin, qui en 2011, alors qu’il courait pour obtenir la dixième place qui assurerait à son équipe une place de tête de série la saison suivante, prit un mauvais virage alors qu’il suivait une voiture de relais TV.
Le Hakone Ekiden est organisé par le Kantô Gakuren (Fédération d’athlétisme étudiant du Kantô). Chaque année, 21 équipes participent à la course : dix équipes têtes de série (celles qui ont terminé de la première à la dixième place l’année précédente), dix universités qui ont passé le tour de qualification (tenu plus de deux mois avant la compétition) et, depuis 2003, l’équipe de l’union des étudiants du Kantô qui est composée d’athlètes d’autres écoles qui ne se sont pas qualifiées. Les équipes sont limitées à 16 membres, dix coureurs réguliers et six remplaçants. Jusqu’à quatre membres peuvent être remplacés chaque jour. La plupart des changements se produisent sur le chemin du retour, lorsque les équipes tentent des mouvements désespérés pour améliorer leur position. Ces dernières années, certains athlètes particulièrement en bonne condition et qui devraient figurer parmi les dix partants réguliers sont plutôt inscrits comme remplaçants à cette fin.
La popularité croissante du Hakone Ekiden a exercé une forte pression sur les écoles pour qu’elles obtiennent de bons résultats. Cela a conduit certaines équipes à inclure des étudiants étrangers dans leurs rangs. L’émergence des étudiants internationaux a eu un impact majeur sur l’accélération de la course et a entraîné certaines critiques. En réponse à celles-ci, depuis 2006, chaque équipe ne peut inscrire plus de deux étrangers et un seul d’entre eux peut concourir. Cela dit, l’histoire a montré que le recours à des étudiants étrangers n’aboutit pas nécessairement à de bons résultats.
Si le Hakone Ekiden a connu un succès extraordinaire et est considéré par de nombreux athlètes comme l’apogée de leur vie sportive, il convient de noter que peu d’entre eux ont poursuivi une carrière exceptionnelle dans la course à pied. En effet, ils n’ont remporté qu’une médaille de bronze et sept places dans le top 10 aux Jeux olympiques, alors qu’aux Championnats du monde d’athlétisme, ils ont remporté une médaille d’or et deux médailles de bronze, avec huit places dans les dix premiers. Plus généralement, les commentateurs parlent d’une sorte de syndrome d’épuisement du Hakone Ekiden, car de nombreux athlètes ayant réalisé de bonnes performances dans cette course et ayant intégré une équipe d’entreprise après avoir obtenu leur diplôme universitaire n’ont pas pu obtenir les résultats escomptés, ont été victimes de blessures et de maladies, et ont souvent été contraints de prendre une retraite anticipée.
En fin de compte, cela n’a pas vraiment d’importance, car bien que l’objectif initial de la création d’un tel événement fût de “développer des coureurs de fond de classe mondiale”, de nombreux athlètes considèrent le Hakone Ekiden comme leur but .
G. S.