Le zen reste aujourd’hui une pratique bien implantée au Japon que l’on retrouve dans la vie quotidienne.
Quand vous serez dans une gare de Shinkansen lors de votre prochain séjour au Japon et que le train s’arrêtera sans bruit à côté de vous, ne perdez pas de vue le contrôleur qui se trouve dans le dernier wagon. Pendant ce bref arrêt, vous le verrez effectuer une série de tâches, commentant à haute voix chacune d’entre elles et pointant du doigt divers éléments du train.
Que fait-il ? On pourrait dire qu’il pratique la pleine conscience, bien que les Japonais l’appellent shisa kanko (littéralement “pointage et appel”). Il s’agit d’un exercice de prévention des erreurs que les employés des chemins de fer utilisent ici depuis plus de 100 ans. Les chefs de train pointent du doigt les éléments qu’ils doivent vérifier, puis les nomment à voix haute pendant qu’ils les vérifient, un dialogue avec eux-mêmes pour s’assurer que rien n’est oublié. Une étude menée par l’Institut japonais de recherche technique sur les chemins de fer a révélé que les travailleurs commettaient jusqu’à 85 % d’erreurs en moins lorsqu’ils utilisaient le shisa kanko.
Cette forme accrue de pleine conscience est dérivée de techniques de méditation zen vieilles de plusieurs siècles. “La pleine conscience fait partie de la tradition bouddhiste depuis des siècles”, assure Kawakami Takafumi, prêtre en chef adjoint du temple zen Shunkô-in, à Kyôto.
L’objectif, hier comme aujourd’hui, est de se concentrer pleinement sur ce que l’on fait dans le moment présent.
Le shisa kanko n’est qu’une illustration de la manière dont le zen imprègne aujourd’hui la société japonaise à de multiples niveaux – dans le travail, l’art, le design, les manières, l’esthétique et la vie quotidienne. Comme le disent Ornella Civardi et Gavin Blair dans leur livre Japan In 100 Words (Tuttle, 2021), le zen est “la force qui a façonné la culture japonaise par-dessus toutes les autres… La discipline n’a jamais cessé d’exercer son influence subliminale sur de nombreux aspects de la culture japonaise”.
En effet, malgré l’énorme transformation que la société japonaise a subie en termes d’avancées technologiques, de bien-être matériel et d’occidentalisation générale, les arts traditionnels du zen sont toujours très populaires dans l’Archipel, tandis que l’intérêt pour le zen continue de croître dans le monde entier.
L’influence permanente du zen n’est nulle part plus évidente que dans la cérémonie du thé. Développée entre le milieu du XVe siècle et le début du XVIe siècle, elle joue toujours un rôle important dans la société japonaise. De nombreuses écoles enseignent la cérémonie du thé en tant qu’activité extrascolaire, en particulier les écoles de filles. Néanmoins, les femmes n’ont été autorisées à participer aux cérémonies du thé qu’en 1868. “Pour les Japonais d’aujourd’hui, une certaine formation aux subtilités de la cérémonie du thé est considérée comme une bonne discipline pour polir son caractère”, écrit Liza Dalby dans son introduction à l’édition anglaise de l’ouvrage classique d’Okakura Kakuzô, Le Livre du thé (trad. par Gabriel Mourey, Symbiose, 2021).
La cérémonie du thé était extrêmement populaire parmi les samouraïs. La vue sur un jardin serein, le décor épuré – juste une composition de fleurs de saison, peut-être un rouleau de calligraphie – assis sur des tatamis lisses, la cabane à thé était la zone de détente par excellence. Cette atmosphère apaisante a dû être d’un grand réconfort pour les guerriers épuisés par la bataille. Selon le japonologue Herbert Plutschow, les concepts zen d’harmonie et de respect (inhérents à la cérémonie du thé) ont même contribué à rapprocher les rivaux : “Sans le thé, la destruction de la période des Etats combattants (1467-1603) aurait pu être bien pire”.
A Hiroshima, Ueda Sôko (1563-1650), un samouraï devenu maître du thé et jardinier paysagiste, a inventé un nouveau style de cérémonie du thé connu sous le nom de thé du guerrier (buke sadô). Aujourd’hui, Ueda Sôkei, grand maître de la 16e génération de l’école de cérémonie du thé Ueda Sôko Ryû, fondée par Ueda Sôko, perpétue cette tradition. L’école propose des cours sur la cérémonie du thé au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en France, en Allemagne, en Australie, au Brésil et ailleurs. Expliquant pourquoi la cérémonie du thé était si populaire parmi les samouraïs, Sôkei cite le calme de l’esprit, la stimulation des cinq sens et le sentiment d’entrer dans un monde différent où l’esprit et le corps sont purifiés. “Ces sensations sont les mêmes pour les gens d’aujourd’hui que pour les guerriers en temps de guerre”, assure-t-il.
Le concept zen d’humilité est également essentiel à l’esprit de la cérémonie du thé. Les cabanes à thé traditionnelles avaient une porte très basse, obligeant chacun à s’incliner avant d’entrer, ce qui éliminait les différences sociales et mettait tout le monde sur un pied d’égalité.
Et n’oublions pas que l’omotenashi (voir Zoom Japon n°132, juillet-août 2023), le sens unique de l’hospitalité japonaise qui ne manque jamais d’impressionner les visiteurs, trouve son origine dans les rituels élaborés de la cérémonie du thé. Le zen a donc imprégné les coutumes sociales et, en fait, toute la façon d’être des Japonais.
“L’idéal du théisme est le résultat de cette conception zen de la grandeur dans les plus petits incidents de la vie”, écrit Okakura Kakuzô dans Le Livre du thé. Les participants prennent le temps de remarquer le design de la tasse avant de la boire et d’apprécier la décoration de la salle de thé. Mais au-delà de cela, la cérémonie célèbre le fait que cette rencontre avec cette personne, à ce moment précis, est unique et ne se reproduira jamais, et qu’il convient donc de la savourer pleinement. C’est le concept d’ichi-go ichi-e. Il signifie littéralement une vie, une rencontre, ou une rencontre unique. Le zen préconise de cultiver cette conscience du moment présent dans tous les aspects de la vie, et pas seulement lors d’une cérémonie du thé.
La cérémonie du thé reflète également l’amour des Japonais pour les saisons. Le décor, le kimono de l’hôte, les confiseries wagashi sont tous inspirés par la floraison ou le feuillage du moment. Le jardin Shukkei-en de Hiroshima, conçu par le samouraï et maître d’équipage Ueda Sôko, organise des cérémonies du thé mensuelles pour célébrer les cerisiers en fleurs, les iris, les érables, etc. et, en septembre, la pleine lune. Les tsukimi, ou soirées d’observation de la lune, sont organisées dans tout le pays pour contempler la pleine lune, dans les parcs et jardins ou à la maison. Cette coutume est un autre exemple de la façon de savourer le moment présent. Mais elle consacre également un autre concept clé du zen : la beauté de l’éphémère – tsukimi n’a lieu qu’une nuit par an. “L’éphémère est à l’origine du sens japonais de la beauté”, explique le prêtre zen et grand concepteur de jardins Masuno Shunmyô.
Mais la cérémonie du thé est loin d’être le seul domaine dans lequel le zen continue d’influencer la société japonaise. La poésie haïku, qui remonte au XVIIe siècle, a fait de la célébration du moment présent une forme d’art de renommée mondiale. Les haïkus ont commencé à apparaître en anglais au début du XXe siècle et sont aujourd’hui écrits dans de nombreuses langues à travers le monde. Les poètes de haïku tentent de capturer l’essence du moment en seulement 17 syllabes, en utilisant des images évocatrices (généralement tirées de la nature) pour évoquer un sentiment zen d’illumination soudaine.
L’ikebana est un autre art lié au zen qui continue de jouir d’une grande popularité au Japon et à l’étranger. Les grands magasins japonais organisent régulièrement des expositions d’ikebana au printemps et à l’automne. Les gens affluent par milliers pour voir ces expositions. Comme pour la décoration de la salle de cérémonie du thé, l’objectif de l’ikebana va bien au-delà de la simple beauté. Il s’agit, selon Civardi et Blair, de suggérer “l’univers entier dans une pièce fermée, de créer un lien entre l’intérieur et l’extérieur, de faire sentir au spectateur qu’il fait partie de la vaste harmonie du cosmos”.
Cette unité de toutes les choses est un principe fondamental du zen. Dans le zen, les gens ne sont pas considérés comme des entités individuelles séparées, mais comme des tourbillons d’une même rivière infinie. De nombreux dessins à l’encre sur des rouleaux représentent des montagnes imposantes qui éclipsent des individus solitaires, souvent dans une humble hutte ou sur un chemin étroit et solitaire. Ils suggèrent que nous faisons tous partie du même univers. Comme pour tous les arts zen, l’objectif est spirituel.
Dans le film Sept ans au Tibet de Jean-Jacques Annaud (1997), Pema Lhaki, le personnage de Lhakpa Tsamchoe, dit à l’alpiniste autrichien Herinrich Harrer (incarné par Brad Pitt dans le film) : “C’est une autre grande différence entre notre civilisation et la vôtre. Vous admirez l’homme qui s’efforce d’atteindre le sommet dans tous les domaines de la vie, alors que nous admirons l’homme qui abandonne son ego.”
Comme l’a écrit Okakura Kakuzô dans son Livre du thé en 1906 : “le monde tâtonne dans l’ombre de l’égoïsme et de la vulgarité”. Au milieu du chaos matérialiste du monde moderne, il n’est guère surprenant que les nombreuses manifestations du zen trouvent un écho harmonieux auprès des gens du monde entier : méditation, jardins zen, art floral, cérémonie du thé, haïku, calligraphie, etc. Pour ses adeptes, le zen est une attitude qui imprègne chaque action de la vie quotidienne : le bain, la cuisine, le nettoyage, le travail. Chaque activité est une pratique du zen.
Ce point est illustré par une charmante histoire zen ancienne, recueillie dans l’anthologie de textes zen de Paul Reps de 1957, 101 contes zen (trad. de l’anglais par Claude Mallerin et Pierre-André Dujat, Synchronique, 2019). Après avoir étudié pendant de nombreuses années pour devenir un enseignant zen, Teno est allé rendre visite à Nan-in, un vieux maître zen. Il pleuvait beaucoup et, comme le veut la coutume, Teno laissa ses sabots et son parapluie dans l’entrée avant de pénétrer dans la maison de Nan-in.
Après s’être salué, Nan-in demanda à Teno : “As-tu laissé ton parapluie à gauche ou à droite de tes sabots ?”. Incapable de répondre, Teno comprit qu’il était encore loin d’atteindre le zen et partit étudier pendant encore six ans.
La question de Nan-in reste d’actualité aujourd’hui, alors que les chercheurs découvrent que la conscience du moment présent renforce non seulement la résistance au stress et le bien-être, mais réduit également les niveaux d’anxiété et de dépression. Leah Weiss, de l’université de Stanford, fait partie du nombre croissant d’experts qui prônent la “pleine conscience en action”, c’est-à-dire quelque chose à pratiquer tout au long de la journée, plutôt que de se contenter de 10 minutes de méditation. Nan-in aurait été heureux.
Comme l’écrit Andrew Juniper dans sa préface à l’édition anglaise du Livre du thé d’Okakura Kakuzô : “le message d’Okakura, du zen et de la cérémonie du thé, est un message d’humilité et de recherche de la joie dans la simplicité qui reste aussi important aujourd’hui que lorsque le livre a été écrit”.
S. J. P. & A. M. C.