Les archives du prix Nobel de littérature 1994 disparu au printemps sont désormais ouvertes au public.
Le 13 septembre 2023, à Tôkyô, dans l’un des grands salons de l’hôtel Impérial, près de 300 personnes participaient à une cérémonie organisée en hommage à Ôe Kenzaburô, prix Nobel de littérature 1994, né en 1935 dans la préfecture de Ehime sur l’île de Shikoku, et décédé le 3 mars 2023.
Une douzaine de personnalités ont tour à tour évoqué leur admiration pour cet écrivain :
Yamanouchi Hisaaki, éminent spécialiste de littérature anglaise, professeur émérite de l’Université de Tôkyô, ami d’Ôe depuis l’époque de leurs études à l’Université Tôdai-Komaba, le romancier Ikezawa Natsuki, directeur d’une Anthologie personnelle de littérature japonaise en 30 volumes dans laquelle il consacre un tome entier à Ôe, des écrivains de plusieurs générations qu’il a généreusement soutenus à leurs débuts, Shimada Masahiko, Machida Kô, Hirano Keiichirô (voir Zoom Japon n°73, septembre 2017), Nakamura Fuminori (voir Zoom Japon n°70, mai 2017) qui fut lauréat du Prix Ôe Kenzaburô, doté d’un soutien pour la traduction et la publication à l’étranger et décerné annuellement entre 2007 et 2014. Entre ces émouvants discours, les participants, éditeurs, journalistes, universitaires pouvaient échanger à propos de leurs souvenirs liés à cet homme de lettres et rappeler sa culture d’une richesse rare, autour d’un excellent buffet (la cérémonie se voulait sereine et visait à réunir ceux qui avaient côtoyé Ôe avec plaisir). La persévérance voire l’intransigeance dans son engagement contre l’usage tant militaire que civil de l’énergie nucléaire ou contre la révision de l’Article 9 de la Constitution japonaise étaient sur les lèvres des uns et des autres tout autant que l’évocation de sa générosité pour soutenir de jeunes auteurs, de son humour souvent proche de l’autodérision, de sa modestie… C’est son second fils, Ôe Sakurao qui a clos la soirée en évoquant le père de cette famille devenue pour l’écrivain une source d’inspiration infinie.
Outre l’hommage rendu à l’écrivain, la réunion avait pour but d’annoncer officiellement l’ouverture au public des archives Ôe Kenzaburô Bunko (Bibliothèque Ôe Kenzaburô), le 1er septembre 2023, dans un des bâtiments de l’Université de Tôkyô [ci-après Tôdai] où Ôe était entré en 1954 pour suivre des études de littérature
française : lycéen, il avait été profondément impressionné par l’ouvrage Furansu Runessansu danshô [Fragments à propos de la Renaissance française] du célèbre traducteur de Rabelais, Watanabe Kazuo (1901-1975), dont il suivra assidûment l’enseignement et auquel il ne cessera de se référer et de rendre hommage.
La direction de cette Bibliothèque dont on ne peut qu’espérer qu’elle contribuera au rayonnement de son œuvre, et pas seulement au Japon, a été confiée à Abe Kenichi et Kikumura Haruko, tous deux enseignants à Tôdai, lui professeur spécialiste de la littérature de l’Europe de l’est, elle maître de conférences et auteur de plusieurs analyses de l’œuvre du romancier.
C’est au cours de la préparation d’une importante anthologie romanesque d’Ôe Kenzaburô en 15 volumes, publiée entre 2018 et 2019 par les éditions Kôdansha, que, tenant compte de l’âge et de l’état de santé faiblissant de l’écrivain, la question du recueil d’un très grand nombre de ses manuscrits a été discutée et qu’il a été décidé de les déposer à la faculté des lettres de Tôdai. A partir de 2021 ont été rassemblés et numérisés les manuscrits et épreuves conservés par l’écrivain et ses éditeurs Kôdansha, Bungeishunjû, Shinchôsha, Iwanami Shoten, de même que par des personnalités proches de l’écrivain, notamment l’éditeur Mori Akio dont le travail de référencement mené consciencieusement depuis de longues années a grandement facilité la mise en forme de la base de données de la Bibliothèque. Sont ainsi répertoriées 18 000 pages de manuscrits et épreuves successives de tous ses romans, depuis Le Faste des morts publié en 1957, (Shisha no ogori, trad. par René de Ceccatty et Nakamura Ryôji, Gallimard 2005) jusqu’au plus récent Bannen yôshiki shû – In late style (2013, inédit en français). Des milliers de textes, articles, essais critiques etc., parus dans des périodiques, ont pu être également référencés et des exemplaires imprimés de certaines de ces revues rassemblés.
Ôe Kenzaburô était connu pour son style basé sur de multiples réécritures de ses textes avant publication et un des intérêts de la Bibliothèque est de permettre de mieux saisir encore le cheminement de sa pensée et son processus de création suivant ces nombreuses étapes de méticuleuse révision, depuis le premier brouillon, lui-même plusieurs fois rectifié, jusqu’à la version publiée après des épreuves successives.
Outre les documents numérisés, la petite salle dans laquelle il faut se rendre pour avoir accès aux documents autres que la bibliographie en accès libre sur la page Internet, des étagères présentent quelque 1 360 livres : les premières éditions de tous les ouvrages d’Ôe ainsi que des publications sur son œuvre et un ensemble de plus de 2 500 périodiques, dont certains sont fort rares. Cet ensemble de livres, revues et documents, constitue une référence précieuse tant sur l’œuvre que sur le Japon d’après-guerre dans lequel elle se situe.
Cette base de données bibliographique, avec actuellement 3 735 entrées ouvrant de multiples ramifications, permet d’accéder à de nombreuses informations concernant les publications de l’auteur, jusqu’à certains de ses textes donnés pour des couvertures de magazines ou des bandeaux d’ouvrages qu’il a soutenus. Pour les œuvres de l’écrivain lui-même, sont systématiquement présentés le magazine dans lequel a été faite la première publication (c’est encore une pratique courante au Japon : les romans sont le plus souvent publiés en feuilleton – parfois en une seule livraison s’il s’agit d’une nouvelle – dans des revues littéraires ou d’actualité avant de paraître en volume) puis le détail de toutes les parutions qui ont suivi. Ainsi, par exemple, la page consacrée à la nouvelle Le Faste des morts indique :
- Première publication : revue Bungakkai, 1er août 1957, p.118-137
- Première publication en volume : éditions Bungeishunjû, 10 mars 1958, 312 pages, pp. 5-54 pour la nouvelle en question
- Liste des autres titres contenus dans le recueil
- Texte du bandeau, qui en dit beaucoup sur le contexte dans lequel la publication a lieu, en 1958, et rend d’autant plus précieuses ces informations que seule une base de données peut rassembler de façon systématique : “Cet écrivain d’un peu plus de 20 ans va-t-il dominer le monde littéraire ? Le chef d’œuvre de l’écrivain-étudiant Ôe Kenzaburô qui a fait sensation parmi ses rivaux pour le Prix Akutagawa et fait souffler un vent nouveau […] On ne peut pas ignorer l’apparition de ce jeune talent qui maîtrise l’art du roman et dépeint ses pensées avec une grande liberté.” [Usui Yoshimi, 1905-1987, écrivain et critique littéraire]
- Illustration de couverture : Fukuzawa Ichirô [1898-1992, peintre proche des surréalistes]
- Liste des 18 publications suivantes : édition de poche et reprises dans diverses anthologies ; chaque publication est également accompagnée de ces informations détaillées sur son contenu et sa présentation.
Il reste encore à La Bibliothèque Ôe Kenzaburô le besoin de s’enrichir des éditions étrangères et de documents publiés dans diverses langues à travers le monde, notamment la France qui semble être le pays où est paru le plus grand nombre de traductions avec la Chine. Il s’agit d’une importante tâche à laquelle s’affairent les responsables qui comptent aussi sur l’intérêt international pour l’œuvre d’Ôe et ces archives pour recevoir des éditions imprimées ou numérisées provenant de l’étranger. La riche bibliographie, aujourd’hui uniquement en japonais, pourrait également être enrichie de la mention des traductions afin de donner à ces archives l’ampleur internationale qu’elles méritent et rendre compte de l’envergure de l’œuvre au sein du patrimoine littéraire mondial.
Il existait une relation particulière entre Ôe Kenzaburô et la France, mais une visite de ces archives souligne l’ampleur de son travail et montre combien, même si les traductions françaises sont nombreuses, il reste encore des textes à traduire, comme le soulignait l’écrivain Philippe Forest dans un texte en hommage à l’écrivain paru dans la revue japonaise Furansu qui consacrait un dossier spécial à l’auteur dans son numéro de juillet 2023 : “[…] en français et à mon goût, Ôe n’est pas encore assez traduit. La parution d’un choix de ses œuvres, chez Gallimard et dans la collection Quarto – au catalogue de laquelle il avait rejoint Cioran – l’avait ravi. Mais c’est un Pléiade ou deux qu’il faudrait – où il se retrouverait aux côtés des grands auteurs français qu’il admirait : Rabelais, Céline et Sartre […]. Pour avoir lu certains de ses romans – les plus tardifs – en traduction anglaise, je peux attester qu’ils manquent encore cruellement à la bibliothèque du lecteur français.” Le message sera-t-il entendu par les éditeurs et traducteurs français ?
Corinne Quentin
Informations pratiques
The Kenzaburo Oe Library, Faculty of Letters, The University of Tokyo, 113-0033 Bunkyô-ku, 7-3-1 Hongô, Tôkyô. https://oe.l.u-tokyo.ac.jp/
Ouverture : lundi et vendredi, inscription préalable obligatoire.