La Maison de la culture du Japon à Paris accueille fin février l’une des meilleures troupes du théâtre traditionnel nippon.
Les 23 et 24 février, la Maison de la culture du Japon à Paris (MCJP) accueille trois représentations de nô par la compagnie Kanze, de renommée mondiale. Le nô est une forme traditionnelle de théâtre japonais qui mêle danse, théâtre, musique et poésie depuis le XIVe siècle. Il fait partie intégrante de la culture japonaise et Kanze est l’une de ses cinq écoles traditionnelles.
Zoom Japon s’est entretenu avec Kanze Yoshimasa au sujet des caractéristiques uniques du nô et des représentations à venir. Kanze-san est un shite-kata (un acteur qui joue le rôle principal dans une pièce) qui, depuis des années, forme des disciples dans tout le pays et à l’étranger et travaille activement à la diffusion du nô auprès d’une génération plus large.
Le nô a toujours été un monde où les fils héritent de l’art familial, et Kanze-san a suivi les traces de son père, montant sur scène pour la première fois à l’âge de 2 ans, tandis que sa première représentation a eu lieu à l’âge de 5 ans. “Je faisais ces choses avant même d’être assez grand pour être conscient de ce que je faisais”, assure-t-il. “Je n’ai donc pas vraiment de souvenirs d’avant l’âge de cinq ans. J’ai vu des photos de ces premières représentations sur scène et j’ai entendu des histoires à ce sujet, mais je ne m’en souviens pas du tout. En grandissant, je me suis souvenu de quelques scènes spéciales, comme un petit numéro devant tout le monde lors de la cérémonie de remise des diplômes d’un jardin d’enfants, mais je ne me souviens pas de grand-chose avant cela”.
Bien que, ou peut-être parce que, les acteurs de nô commencent leur apprentissage si tôt, ils absorbent lentement la technique nuancée et à multiples facettes de cet art en jouant des rôles d’enfants ko-kata. “Actuellement, il existe environ 200 pièces de nô. Parmi elles, 40 à 50 mettent en scène des enfants. En fait, entre un quart et un cinquième des pièces de nô exigent la présence d’enfants sur scène, de sorte que l’on peut dire que les enfants sont un élément essentiel de notre art”, explique-t-il.
De nos jours, en raison de la baisse de la natalité et du phénomène de dépopulation, le système traditionnel des arts du spectacle, qui consiste à transmettre le métier des parents aux enfants est affecté. “J’ai 53 ans et j’appartiens à la génération dite des “boomers”. J’ai donc beaucoup d’amis qui ont à peu près mon âge. Cependant, lorsqu’il s’agit des jeunes générations, le nombre diminue. C’est pourquoi nous avons dû recruter des enfants en dehors de nos familles. Actuellement, l’association Nohgaku compte 1 000 membres actifs, et je ne suis pas sûr, mais je pense qu’environ 65 à 70 % d’entre eux ont un lien quelconque avec le nô, par exemple leurs parents ou des membres de leur famille sont des artistes de nô, tandis que les 30 à 35 % restants viennent de l’extérieur. A l’avenir, ce ratio évoluera progressivement, car de plus en plus d’éléments extérieurs entreront dans notre monde”, constate Kanze Yoshimasa.
Il explique qu’il y a plusieurs façons de devenir un artiste professionnel même si l’on n’a pas de lien de parenté avec une famille issue de ce milieu. “Tout d’abord, vous pouvez passer une audition au Théâtre national de nô à Sendagaya, à Tôkyô. Les candidats retenus bénéficient de trois ans de formation de base et de trois ans de formation en cours d’emploi. Nous utilisons un système qui vous permet de devenir un professionnel complet en six ans, et il y a déjà des dizaines de personnes qui sont devenues professionnelles de cette manière”, explique-t-il.
“Il est également possible de suivre l’ancienne méthode et de devenir l’apprenti d’un maître, soit en vivant avec lui, soit en suivant ses cours. Vous avez l’occasion de vous produire sur scène aux côtés d’autres acteurs, ce qui vous permet d’acquérir de l’expérience dans ce domaine et de devenir progressivement un professionnel. En tout, il faut compter cinq ou six ans avant de devenir un acteur à part entière. Selon le point de vue que l’on adopte, il peut y avoir des moyens plus rapides et plus efficaces d’acquérir des qualifications et de trouver un emploi dans un autre domaine. Cependant, dans le théâtre nô, après avoir suivi le processus que je viens de décrire, tout le monde devient professionnel et peut monter sur scène. Nous avons mis au point un système qui permet à chacun d’affiner ses compétences et de s’améliorer au fil des ans”.
Si, à l’origine, le nô était réservé aux hommes, aujourd’hui, même les femmes peuvent entrer dans la profession. “Actuellement, environ 18 à 20 % des membres de l’association Nohgaku sont des femmes. Elles sont encore relativement peu nombreuses, mais leur nombre augmente. Elles sont généralement autorisées à jouer le rôle principal, le shite-kata, alors qu’il y a des parties du rôle où les obstacles sont encore un peu élevés pour les femmes, comme celles qui impliquent de jouer certains instruments, mais je ne doute pas qu’il y aura plus de femmes à l’avenir”, assure-t-il. “En fait, même ma fille suit cette voie. Elle a maintenant 13 ans, ce qui signifie qu’elle est en première année de collège et qu’elle étudie depuis qu’elle est toute petite, comme moi. Elle aime se produire sur scène, mais elle n’aime pas prendre des cours. Hier soir, par exemple, nous avons eu une répétition tardive, vers 22h30, pour un rôle que nous jouerons ce week-end. Mais ce n’était qu’une petite séance de 15 minutes. Comme vous le savez, les enfants de cet âge sont très occupés par leurs devoirs et leurs activités scolaires, alors je dois trouver un moyen d’améliorer ses compétences sans être trop dur avec elle pour qu’elle ne finisse pas par détester cet apprentissage”.
Pour ceux qui souhaitent devenir acteurs de nô, Kanze Yoshimasa affirme que commencer à un jeune âge est un avantage certain. “La limite d’âge actuelle pour s’entraîner au théâtre national de nô est probablement de 25 ou 30 ans, mais comme je l’ai dit, nous commençons traditionnellement à affiner nos compétences dès notre enfance. D’un autre côté, avec l’allongement de la durée de vie, les acteurs peuvent désormais continuer à être actifs même au-delà d’un certain âge”, ajoute-t-il.
Ayant enseigné à l’étranger, il estime qu’à l’avenir, le nô pourrait s’ouvrir à des personnes d’autres pays. “Actuellement, aucun étranger ne travaille en tant que professionnel, mais on me demande parfois ce que les gens devraient faire pour devenir des artistes de nô. Dans mon monde, on part un peu du principe, surtout parmi les personnes d’une génération plus âgée, que parce qu’il s’agit d’un art du spectacle traditionnel japonais, il doit être pratiqué par des Japonais. Mais je pense que même le nô va progressivement s’internationaliser”, estime-t-il..
Si Kanze Yoshimasa se réjouit de pouvoir se produire à la MCJP, il est conscient que la plupart des spectateurs assisteront pour la première fois à un spectacle de nô et qu’ils risquent d’être déconcertés par ce qui se passe sur scène. “Le théâtre nô a une longue tradition puisqu’il a été créé à l’époque Muromachi (1336-1573), il y a environ 600 ans. Cela dit, il s’agit toujours d’une pièce de théâtre, avec un thème, une intrigue qui se déroule sur scène et quelques personnages. Ce qui distingue le nô des autres formes de théâtre, c’est qu’il s’agit d’une combinaison de musique, de danse et de théâtre, qui est également appréciée en tant que littérature et pour la beauté de ses costumes et de ses masques”, note-t-il.
Les éléments mélodiques du nô sont les voix des acteurs principaux et du chœur, généralement composé de huit voix à l’unisson, ainsi que la flûte, qui est le seul instrument mélodique. La flûte, en particulier, se distingue par sa sonorité caractéristique qui confère à une pièce de nô une sorte d’atmosphère issue d’un autre monde. Trois tambours assurent le soutien rythmique. La caractéristique la plus remarquable de leur utilisation est le dynamisme des cris des batteurs, qui semblent souvent dominer les chanteurs.
“Les fantômes sont des personnages qui apparaissent souvent dans les histoires nô. La raison en est que les fantômes peuvent se déplacer librement dans le temps et l’espace. Ainsi, tout en se remémorant le passé, l’histoire se déroule de telle manière que le fantôme parle de ses réalisations, des tragédies qu’il a subies et de l’état d’esprit dans lequel il se trouvait à ce moment-là. D’autre part, il y a des histoires qui se déroulent dans le présent, comme dans d’autres genres dramatiques. Bien qu’il s’agisse de théâtre traditionnel, vous pouvez les regarder de la même manière que vous regarderiez une pièce moderne où un incident se produit et où les choses évoluent de diverses manières. Ce qui distingue vraiment le nô, c’est l’utilisation de masques. Comme nous ne montrons pas nos vrais visages, vous devez faire preuve d’imagination pour savoir comment lire les expressions faciales sur ces masques. La façon dont nous nous déplaçons sur scène et la manière dont nous utilisons notre voix sont également très différentes des pièces de théâtre modernes”, explique l’acteur.
Le public occidental ne doit pas s’inquiéter de la barrière de la langue. “Même les Japonais ne comprennent pas ce que nous disons. Un texte de nô est difficile à comprendre, tout d’abord parce qu’il s’agit de japonais classique, et qu’il est presque plus proche du chant que de la parole. Il possède une qualité littéraire qui le rend particulièrement beau et presque incompréhensible à la fois. C’est pourquoi, aujourd’hui, de nombreux Japonais vérifient la trame de l’histoire et le scénario avant d’assister à la représentation. Quoi qu’il en soit, les représentations à Paris seront surtitrées”, assure Kanze Yoshimasa.
Selon lui, bien que le texte soit important, une représentation de nô est composée de nombreux éléments qui contribuent à son charme subtil. “Il est difficile de comprendre ce que le public ressent lorsqu’il assiste à un spectacle de nô, car chaque personne peut aborder et apprécier un spectacle différemment. Les instruments de musique, par exemple, sonnent différemment selon la personne qui en joue. Et puis, bien sûr, les magnifiques costumes ajoutent au charme de la représentation. Nous jouons souvent le même spectacle plusieurs fois, mais à chaque fois, nous abordons l’histoire avec un sentiment différent et nous essayons de faire quelque chose de différent”, explique-t-il.
La plupart des pièces de nô ont été créées aux XVIe et XVIIe siècles, mais il existe aussi des shinsaku (nouvelles pièces) qui ont été écrites plus récemment. “Leur nombre augmente chaque année et nous sommes également ouverts à la collaboration avec d’autres genres”, confirme l’acteur. “Si ces nouvelles pièces continuent d’être jouées pendant les 50 ou 100 prochaines années, elles pourraient faire partie du répertoire du nô”.
Cette année, les représentations à Paris auront lieu à la MCJP. “Les théâtres de nô ont un design particulier et la scène est surmontée d’un toit. A Paris, le décor sera un peu différent, puisqu’il n’y a pas de toit, mais je suis presque sûr que lorsque les acteurs apparaîtront sur scène et que la représentation commencera, le public sera transporté dans le monde du nô”, estime-t-il.
Kanze Yoshimasa souhaitait organiser davantage de représentations cette fois-ci, mais il a dû réduire le nombre d’œuvres présentées en raison de diverses contraintes. “Je souhaite que les gens ressentent les quatre saisons du Japon, c’est pourquoi j’ai inclus une pièce intitulée Arashiyama (le 24 février à 14h30), qui est liée aux cerisiers en fleurs de Kyôto. Ensuite, il y a une pièce intitulée Tomoe (23 février et 24 février à 19h), une tragédie sur une femme guerrière. Les femmes soldats sont monnaie courante aujourd’hui, mais il y a environ 800 ans, il était rare que les femmes combattent. La troisième pièce, Le fardeau de l’amour (23 février et 24 février à 19h) raconte l’histoire d’un vieil homme qui tombe amoureux d’une personne d’un autre statut social et se concentre sur les conflits internes de l’être humain. Ces thèmes sont populaires auprès des Japonais, mais je pense qu’ils trouveront un écho auprès des Français également”, confie-t-il.
Lorsqu’on parle de nô, le kyôgen (forme comique du théâtre traditionnel) n’est jamais loin, et la tournée parisienne ne fait pas exception à la règle. “C’est facile à comprendre parce que c’est une comédie. En même temps, il transmet un message plus profond qui va au-delà du rire. J’espère que le public français vivra la même expérience. Yamamoto Tôjirô, qui est actuellement le principal acteur de kyôgen au Japon, se produira avec nous à la MCJP. Âgé de 85 ou 86 ans, il est vraiment le meilleur et je suis sûr que tout le monde appréciera son art théâtral”, estime Kanze Yoshimasa.
En ce qui concerne le public, Kanze s’emploie depuis de nombreuses années à rénover la manière dont le nô est joué afin de le rendre populaire auprès des jeunes générations. “Lorsque j’étais enfant, il y avait beaucoup de représentations de nô, mais elles s’adressaient essentiellement aux habitués, aux fans de longue date. Puis, alors que j’étais sur le point de devenir adulte et que je voulais gagner ma vie dans ce domaine en tant que professionnel, j’ai décidé que si je choisissais cette voie, je devrais faire en sorte que les clients continuent à venir pendant les 50 prochaines années. Avec d’autres acteurs de ma génération, j’ai pensé que le système de représentation dans les théâtres était peut-être un peu démodé, et nous avons donc cherché des formes alternatives qui permettraient au public de venir plus facilement. Par exemple, dans le passé, les gens passaient même une demi-journée à regarder un programme complet, mais ce n’est plus possible, alors nous avons raccourci la durée de la représentation et donné beaucoup de conférences pour que le public comprenne et apprécie plus facilement notre travail. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, le nô est bien vivant et que, pendant la haute saison, il y a environ 200 représentations dans tout le Japon. Le nombre de représentations a donc considérablement augmenté par rapport au passé. Cela signifie que même le nombre de personnes intéressées s’est accru. D’un autre côté, le nombre de jeunes diminue, peut-être à cause de l’avènement d’Internet, et il y a donc encore beaucoup de travail à faire”, reconnaît-il. “Cela dit, une chose qui me satisfait beaucoup, c’est que le public du nô est multigénérationnel. Lorsque vous assistez au concert d’un chanteur, le public est généralement limité à une certaine tranche d’âge. Or, une représentation de nô attire des octogénaires, des trentenaires et même des vingtenaires”, assure-t-il.
Kanze Yoshimasa espère voir le même type de public diversifié à Paris. “Je souhaite que les gens apprécient l’atmosphère particulière d’une pièce de nô. Je sais que la France est un pays où l’intérêt pour le théâtre est très élevé et où tout le monde a un œil très perspicace. Le nô est un art du spectacle traditionnel, très différent de la tradition occidentale, et je suis donc curieux d’entendre l’avis du public français, dont on m’a dit qu’il était très exigeant. Au Japon, les gens applaudissent les représentations même lorsqu’elles ne se déroulent pas très bien, probablement par politesse, mais j’ai le sentiment que notre prochaine expérience en France constituera un nouveau défi, et nous allons donc faire un peu plus d’efforts dans notre représentation. En fin de compte, j’espère que tout le monde passera un bon moment !”
Gianni Simone
Informations pratiques
Vendredi 23 février à 19h
Tomoe (nô), Litanies pour un dos droit (kyôgen) et
Le fardeau de l’amour (nô)
Samedi 24 février à 14h30
Arashiyama (nô), Les appels (kyôgen) et Le fardeau de l’amour (nô)
Samedi 24 février à 19h
Tomoe (nô), Litanies pour un dos droit (kyôgen) et Le fardeau de l’amour (nô)Tarif 25 € / Réduit 23 € / Adhérent MCJP 20 €
www.mcjp.fr
101 bis, quai Jacques Chirac 75015 Paris