A l’occasion de la sortie de son nouveau film le 10 avril, le cinéaste nous a accordé un entretien à Tôkyô.
Le Mal n’existe pas, le nouveau film de Hamaguchi Ryûsuke sera sur les écrans français le 10 avril. Acclamé dans de nombreux festivals, notamment à Venise où il a reçu le Lion d’Argent(Grand Prix du Jury). Le cinéaste, que nous avions déjà interviewé en 2018 dans le cadre d’un dossier sur la nouvelle génération des cinéastes japonais (voir Zoom Japon n°80, mai 2018), s’est une nouvelle fois entretenu avec nous pour évoquer son nouveau long-métrage.
Que signifie pour vous le titre Le Mal n’existe pas ?
Hamaguchi Ryûsuke : Ce long-métrage est né de la demande d’Ishibashi Eiko qui avait composé la musique de Drive my car et qui signe aussi celle de ce film. Elle m’a proposé de tourner des images muettes pour accompagner son prochain concert. J’ai pensé que filmer dans la région où elle vit et compose, entourée d’une nature riche, pourrait permettre de réaliser un film en harmonie avec son univers. C’est au milieu de cette nature que l’idée m’est venue. Ici, le mal n’existe pas, des évènements violents se produisent bien entendu, mais je n’ai pas le sentiment que c’est le mal. J’ai utilisé d’abord ce “titre de travail”, et finalement, je l’ai gardé comme titre définitif du film.
Vous pensez que le mal n’existe pas dans la nature. Et dans l’être humain ?
H. R. : Il me semble difficile pour l’être humain de ne pas penser le mal, d’éviter de penser que le mal existe.
Dans les festivals, votre film a été loué pour sa “puissance silencieuse, calme, captivante”, avec des scènes très réalistes, lentes (la coupe du bois, le transport de l’eau depuis la rivière par exemple)…
H. R. : Je suis ravi que ce film, que je n’avais pas prévu de créer au départ, qui a été pensé “à côté” d’un film musical qui m’était commandé, reçoive ce chaleureux accueil, que cette mise en correspondance de la musique, de l’image et du récit soit appréciée.
Certaines scènes font rire, tant au Japon qu’à l’étranger. Avez-vous voulu ces rires ?
H. R. : Pour la scène dans une voiture, avec une référence aux sites de rencontres, c’était l’effet recherché, ou plutôt je dirais que j’imaginais que les spectateurs riraient. Ce que je voulais surtout, c’est que le spectateur voie les deux personnages en question d’un œil différent de celui qu’il leur portait sans doute jusque-là. J’ai senti le besoin de désarmer un peu le spectateur, de le défaire de sa méfiance envers ces personnages. Dans le film, au fond, tous les personnages sont des gens qui prennent les choses au sérieux, veulent agir après une vraie réflexion. Chacun a ses propres principes, mais pas aussi inébranlables qu’il y paraît. Je ne tiens donc pas absolument à faire rire : ces scènes me semblent utiles pour que les personnages soient plus nuancés. Quoi qu’il en soit, si les spectateurs rient, j’en suis heureux.
Il semble que vous ayez écrit le scénario très rapidement.
H. R. : Environ un mois de réflexion et de recherches, et une semaine d’écriture. Le travail préparatoire prend plus de temps que la rédaction elle-même. Comme généralement dans mes films, tout était écrit, à part quelques images incluses en cours de tournage dues à la découverte inattendue d’un squelette de biche dans la forêt. Tout le reste a été écrit et tourné tel que prévu.
Même la fin dont, sans la dévoiler, on peut dire qu’elle est surprenante, voire stupéfiante ?
H. R. : Oui, même la fin. Dès le départ, j’avais l’idée qu’à un moment le père chercherait sa fille. Je pense que ce qui surprend c’est son comportement. J’ai dessiné un certain caractère pour le père, mais ce qui se passe à la fin du film vient transformer ce que le spectateur imaginait sans doute de lui ; il agit différemment de ce qui pouvait être attendu. C’est ce que je recherchais. Je pense que ce genre de fin est un plaisir qu’offre le cinéma. C’est un tournant soudain et important qui pousse à repenser autrement tout ce qui vient d’être vu.
Claude Chabrol vous a-t-il inspiré ?
H. R. : Je l’ai toujours dans un coin de ma tête. Et justement, son approche du “mal”, avec distance, froideur, sagacité, est inspirante pour moi. Son regard sur la société n’est pas un simple regard critique depuis l’extérieur, il se situe à l’intérieur de cette société, parfois pourrie, et l’observe de l’intérieur. C’est aussi de cette façon que je veux faire mes films.
Vos acteurs sont excellents. Ômika Hitoshi est remarquable dans cette première apparition en tant qu’acteur. Votre direction, pour un jeu posé tout en nuances, se confirme dans chacun de vos films.
H. R. : Merci. Je prends le compliment et le transmettrai aussi à l’acteur. En fait, il est lui-même réalisateur et son moyen métrage présenté au Japon fin 2023 m’a beaucoup plu. Il a été mon assistant, notamment pour Contes du hasard et autres fantaisies (2021). Cette fois, il m’accompagnait pour les repérages, il était chauffeur… Or, pour vérifier des prises de décors naturels, je lui ai parfois demandé de passer dans le cadre, et c’est là que je me suis dit qu’il pourrait convenir pour le personnage que j’avais en tête. Je ne m’en étais pas aperçu jusque-là dans nos conversations courantes, mais l’association de son physique et de l’impression qu’il peut donner d’une forte vie intérieure m’a plu. Je lui ai donc proposé le rôle et il l’a accepté.
Le jeu des autres comédiens aussi est tout en finesse. Dans la scène présentant la rencontre entre habitants et responsables du projet par exemple, les répliques sont très réalistes, convaincantes.
H. R. : Je pense qu’un dialogue de cinéma se situe entre texte écrit et langue parlée. C’est une sorte d’expression humaine entre les deux. En disant le texte, le corps de l’acteur exprime cette part d’humanité du texte. Je commence par plusieurs lectures sans tentative de “jouer”. C’est aussi un moment précieux d’échanges avec les acteurs à propos des personnages, des situations. Par cette répétition, peu à peu, ce n’est plus la logique intellectuelle qui intervient seule, l’acteur saisit physiquement, corporellement le texte, et trouve son expression. Cette méthode me semble particulièrement opérante pour les scènes avec des répliques d’une certaine longueur et où plusieurs comédiens sont en interaction. Bref, c’est une méthode qui appartient à l’histoire du théâtre et je me plais à l’appliquer.
Aviez-vous déjà réfléchi aux sujets principaux du film, la vie en province, le rapport entre ville et campagne ?
H. R. : Le temps passé dans le Tôhoku après le grand séisme de 2011 en particulier (voir Zoom Japon n°9, avril 2011) m’avait préparé à réfléchir à ces questions : les différences que j’ai perçues entre les habitants de ces régions et des grandes villes, la façon de penser la ville du point de vue de la province, ce genre de choses. Personnellement, tout en vivant dans une grande ville, je tiens à garder l’idée qu’il y a ailleurs ce genre de regard. Tout le monde utilisant un téléphone portable, un ordinateur, les informations qui circulent sont pratiquement les mêmes, mais les conditions de vie au quotidien diffèrent. Les gens en province ne sont pas systématiquement contre les idées nouvelles ou le changement. Dans le film, si le projet d’installation est raisonnable, la plupart des habitants sont prêts à l’accepter. Donc oui, j’avais déjà réfléchi avant de faire ce long-métrage, mais en écoutant les gens au cours de mes recherches préparatoires, j’ai fait le point sur ces diverses façons de voir et sur la mienne aussi.
Après les festivals, votre film entame sa vie en salles.
H. R. : Je suis toujours reconnaissant au public français de l’intérêt qu’il porte à mes films et j’attends avec impatience de voir comment il sera accueilli en France, un peu avant sa sortie au Japon. J’en suis maintenant au moment de la réflexion à son égard. Je me demande ce qui est réussi, ce qui ne l’est pas, pour pouvoir penser à mon prochain film.
Avez-vous déjà une idée ?
H. R. : Pas vraiment encore, mais je voudrais bien me lancer dans quelque chose qui serait ancré dans la société d’aujourd’hui. Pas nécessairement une histoire contemporaine, ça pourrait être un film historique. Je tiens à travailler à un projet qui exprimerait ce que je sens de notre monde, nos sentiments, nos prises de conscience. Autrement, je trouve inutile tout le temps que nécessite la préparation, puis la réalisation d’un film.
Que pensez-vous du contexte général du cinéma au Japon ?
H. R. : Cette fois, le budget n’était pas très important, mais j’ai pu travailler dans des conditions acceptables. Par contre, pour des projets de plus grande ampleur, les budgets classiques des productions japonaises me semblent insuffisants. Je pense qu’il faudrait le double ou le triple. Le poids porte surtout sur les jeunes auxquels on demande de travailler beaucoup, avec des horaires illimités pour des rémunérations basses, souvent fixes. D’après ce que j’entends, même dans les productions importantes ou commerciales, les conditions sont mauvaises et les rémunérations aussi, à tous les niveaux des équipes et jusqu’au réalisateur. Je pense vraiment qu’elles devraient être améliorées.
Les co-productions avec l’étranger seraient-elles une solution ?
H. R. : Ces 10 voire 20 dernières années, les collaborations de cinéastes japonais avec des productions étrangères, souvent françaises, sont plus nombreuses. Et beaucoup sont réussies. Mais pour des cinéastes qui travaillent sur leur propre projet, avec leurs propres réseaux construits peu à peu, disons le “cinéma d’auteur” pour simplifier, travailler au Japon assure une certaine sécurité : le travail à l’étranger, dans une autre langue, peut être handicapant, en tout cas ce n’est pas un avantage qui va de soi. Il faut aussi s’assurer de bonnes conditions de travail préparatoire, ce n’est pas seulement une question financière : le budget peut être important mais sans ces préalables le résultat peut se révéler vide… Je pense donc que les co-productions internationales peuvent être une bonne chose, mais qu’elles ne sont pas accessibles à tout le monde. Mes espoirs vont aussi vers les producteurs japonais, notamment les jeunes : qu’ils puissent et sachent augmenter largement, bien 2 à 3 fois, leurs budgets. Sinon, il devient difficile de tourner des images de qualité satisfaisante et de bien développer un récit.
Propos recueillis par C. Q.