
Alors que les habitants de Suzu et d’autres villes fêtaient le Nouvel an, la terre a tremblé, provoquant le chaos.
Le séisme de magnitude 7,6 qui a ébranlé la péninsule de Noto le 1er janvier a frappé alors que les habitants célébraient le Nouvel an. Le shôgatsu est l’une des rares périodes de l’année où les Japonais peuvent profiter de quelques jours de repos. C’est l’occasion aussi pour beaucoup de gens âgés des campagnes de recevoir leur famille venue de la ville.
Alors que ce sont les imposants tsunamis qui avaient été les principaux responsables des pertes dans le Tôhoku lors de la catastrophe du 11 mars 2011 (voir Zoom Japon n°9, avril 2011), les 241 victimes du séisme de Noto ont en majorité été retrouvées sous les décombres de leurs demeures qui n’ont pas pu résister à l’extrême intensité de la secousse initiale et aux fortes répliques qui ont suivi, la plupart d’entre elles étant des maisons en bois construites avant 1981 et l’introduction de réglementations plus strictes en matière de tremblements de terre. La tragédie de Noto a été amplifiée par deux éléments que l’on retrouve dans de nombreuses zones rurales du Japon : une population très âgée et l’isolement d’une région difficile d’accès. Ainsi, dans l’Oku-Noto, la partie nord de la péninsule qui comprend les communes de Wajima, Noto, Suzu et Anamizu, la moitié des habitants a plus de 65 ans, ce qui est bien plus que la moyenne nationale de 29,1 %.
Près d’un mois après la catastrophe, une seule route permet d’accéder à Suzu, la localité la plus proche de l’épicentre du séisme et la seule, avec le village de Noto, à avoir été touchée par le raz-de-marée qui a suivi le tremblement de terre. Des portions importantes des routes intérieures sont coupées en raison de crevasses et d’éboulements causés par les secousses. Sans passage alternatif, la zone, qui longe la baie de Nanao, forme un goulot d’étranglement qui provoque de gigantesques embouteillages. C’est une interminable file de camions des Forces d’autodéfense, de poids lourds chargés de gravats, d’engins de chantier et de véhicules de secours qui serpente lentement à travers le relief accidenté de la péninsule. Cette difficulté d’accès a été l’une des principales raisons du retard dans l’acheminement des équipes de premier secours dans les zones les plus touchées.

Arrivé dans le centre de Suzu après de longues heures de trajet, les rues sont désertes, la principale artère commerçante n’est qu’un amas de ruines, les quartiers affectés par le tsunami sont recouverts de débris, les maisons éventrées. De hauts parleurs installés aux quatre coins de la ville résonne une voix lugubre qui répète en boucle les consignes de sécurité : “Veuillez couper l’électricité avant de sortir de chez vous afin d’éviter les incendies”. Des employés de la préfecture redressent les nombreux pylônes et câbles électriques couchés à terre ; devant la mairie, une longue queue s’est formée dans le froid pour une distribution de gyûdon (bol de riz couvert de bœuf mijoté aux oignons), offerte par la chaîne de restaurants Sukiya. Chacun récupère sa ration et retourne rapidement d’où il est venu, des centres d’hébergement provisoires ou des maisons individuelles qui ne se sont pas écroulées sous les secousses.
Les conditions de vie diffèrent grandement d’un centre d’évacuation à l’autre. Au lycée préfectoral Ida, construit sur les hauteurs de la ville et où 140 rescapés de la catastrophe sont hébergés, les visages sont fermés, les gens fatigués. Le bâtiment est traversé par un courant d’air glacial, dans des salles de classe mal chauffées des personnes âgées, comme enfouies sous des montagnes de couvertures, discutent à voix faible. La plupart des rescapés retournent chez eux dans la journée comme cette vieille dame emmitouflée et portant de volumineux bagages qui brave le mauvais temps et marche lentement dans le froid. Les personnes les plus faibles ont été évacuées en bus vers un complexe sportif moderne en banlieue de Kanazawa, le chef-lieu de la préfecture d’Ishikawa, en attendant mieux. Kado Hideaki, le directeur de l’école, porte, lui aussi, la fatigue de semaines éprouvantes et avoue sa tristesse d’avoir vu partir les deux tiers de ses élèves et leurs professeurs la semaine précédente. “ Je n’ai vraiment aucune idée de quand ils pourront revenir”, dit-il. Les conditions de vie dans la péninsule ne permettant pas un retour rapide à la normale, la préfecture a pris la décision de regrouper les écoles à Kanazawa. Seuls les enfants préférant rester auprès de leur famille continueront à fréquenter le lycée dans des classes spécialement réorganisées. Devant l’établissement, un groupe de volontaires de Chine populaire cuisine des raviolis dans de grandes casseroles fumantes. “On a eu le droit aussi à la distribution d’associations turques, indiennes et taïwanaises !” précise le directeur. Il a fallu de longues journées avant que les premiers produits d’urgence parviennent à Suzu, mais aujourd’hui, c’est plutôt le trop plein, le plancher en bois du grand gymnase, géré par les Forces d’autodéfense, qui sert de centre de stockage et distribution de vivres s’est littéralement effondré sous le poids de bouteilles d’eau et d’autres biens de première nécessité.

A quelques centaines de mètres de là, de l’autre côté de la rivière, le centre d’évacuation installé dans l’école élémentaire municipale offre un autre visage. Le bâtiment est bien chauffé et les militaires ont installé dans sa cour un bain public provisoire dans de grandes tentes de couleur kaki. Dans une salle de classe, un groupe d’hommes âgés, visiblement heureux d’être ensemble, discute joyeusement autour d’un grand poêle à kérosène. On y croise Ochiai Kô, une mère de famille de 45 ans est réfugiée dans l’école en compagnie de ses parents âgés de 79 et 77 ans. “Ici, on est plutôt bien”, confirme-t-elle. Le 1er janvier à 16 h 10, lorsque la terre s’est mise à trembler, elle se trouvait chez ses parents devant la télévision en compagnie de ses trois enfants et de son mari. “Jamais de ma vie, je n’avais eu aussi peur, j’ai cru que j’étais dans un film de Godzilla, qu’il allait attaquer et qu’il fallait s’enfuir ! C’était terrifiant, mais les secousses étaient tellement fortes qu’il était impossible de bouger”, se souvient-elle le visage animé. “Par chance, notre maison ne s’est pas effondrée et nous avons pu tous en sortir sains et saufs et nous réfugier dans le jardin”. La famille est ensuite allée trouver abri à l’école élémentaire, le centre d’évacuation désigné du quartier, alors que retentissaient les alertes au tsunami. C’est environ une demi-heure plus tard que des masses d’eau ont envahi les rues du bord de mer, emportant les véhicules et éventrant les maisons.
Alors que ses enfants et son mari se sont installés provisoirement dans de la famille à Kanazawa, ses parents âgés refusent de partir, elle est donc restée à Suzu pour s’en occuper. “Ils sont en assez bonne santé, mais se plaignent tout le temps : de manger tous les jours la même chose, de ne pas pouvoir regarder la télévision, de ne pas pouvoir être avec leur chien”, soupire-t-elle. “Ils n’ont qu’une envie, c’est de rentrer rapidement chez eux. Mais pour l’instant, comme il n’y a toujours ni eau, ni électricité, ils doivent prendre leur mal en patience”.

On dit souvent que les Japonais ont l’habitude des séismes et sont bien préparés aux catastrophes naturelles. Mais en réalité, très peu de gens ont l’expérience directe de secousses si violentes. De plus, sur les rives de la mer du Japon, les tsunamis sont beaucoup plus rares que sur la côte Pacifique de l’archipel et par conséquent la perception du risque est moindre. Enfin, la péninsule de Noto n’était pas considérée comme une zone à fort risque sismique. Par ailleurs, peu de familles suivent à la lettre les consignes des autorités qui préconisent de stocker suffisamment de vivres et d’eau pour survivre plusieurs jours en cas de très fort tremblement de terre et se laissent souvent bercer par l’idée rassurante que cela ne leur arrivera pas.
Dans les jours qui ont suivi la catastrophe, le gouvernement a été critiqué pour ne pas avoir envoyé sur le terrain les Forces d’autodéfense en nombre suffisant. A la mi-janvier, 7 000 soldats se trouvaient à Noto, ce qui est bien loin des 26 000 déployés à la suite du tremblement de terre de Kumamoto en 2016. Dans une interview au quotidien Asahi Shimbun publiée le 14 janvier, Murosaki Masuteru, professeur émérite à l’université de Kôbe, chercheur en matière de prévention des catastrophes et ancien conseiller de la préfecture d’Ishikawa en gestion des risques de catastrophes, faisait un étonnant mea-culpa et reconnaissait le retard de la réponse initiale. “Je pense que les dirigeants nationaux et départementaux ont sous-estimé la catastrophe parce qu’ils n’ont pas été en mesure d’évaluer l’ampleur des dégâts immédiatement après le tremblement de terre. La réponse initiale ressemble à un désastre provoqué par l’homme”, assène-t-il. “Le retard dans l’acheminement de biens d’urgence vers les centres d’évacuation était dû en partie à des facteurs géographiques tels que les routes coupées dans la péninsule, mais aussi au fait que le système permettant de comprendre ce qui se passait dans la zone sinistrée ne fonctionnait pas. Cela a conduit à de mauvaises décisions au sommet”. “De plus, nous avons limité l’arrivée de volontaires civils de peur qu’ils gênent les Forces d’autodéfense, la police et les pompiers. Cependant, dès le début, ces services publics ne suffisaient pas : l’aide de bénévoles spécialisés était également nécessaire non seulement pour les soins médicaux et les soins de santé, mais aussi pour le soutien aux centres d’évacuation”, ajoute-t-il. Fujiwara Jikko, une jeune femme volontaire d’une association médicale parvenue à Noto dès le surlendemain du séisme, confirme la chose. “On nous a fait comprendre que l’on gênait, c’était vraiment très frustrant de ne pas pouvoir se mettre au travail”.

Tout au sud de la commune de Suzu se trouve la plage de la Route des amoureux, une attraction pour touristes inspirée d’une légende d’amoureux malheureux qui remonte à la guerre de Genpei (1180-1185). Une élégante statue de Kannon, la déesse de la compassion, érigée pour commémorer cette histoire a miraculeusement été épargnée par le séisme et le raz-de-marée qui ont défiguré le rivage à cet endroit. Dos à la mer, elle observe de son piédestal le passage des voitures. Il faudra sans doute de très longs mois pour que les touristes reviennent à Suzu, mais Kannon est déjà là, prête à les accueillir.
Eric Rechsteiner