La cité portuaire, célèbre pour son marché et son artisanat, a été très meurtrie par la catastrophe du 1er janvier.
C ’est en descendant la montagne vers le nord, en direction de la mer du Japon, que l’on parvient à Wajima et que l’on découvre peu à peu l’étendue des dégâts dans la plaine. Aux abords de la ville, un pan entier de montagne s’est effondré provocant un gigantesque glissement de terrain qui semble avoir englouti un hameau tout entier, le long de la route, à mesure que l’on approche, les maisons effondrées se font plus nombreuses, certaines ont comme dévissé du haut des collines. La grande avenue qui mène en ville, le long de laquelle se succèdent les magasins d’objets en laque, est déserte, toutes les boutiques sont fermées, nombreuses ont été très endommagées par les secousses. Arrivé en centre ville, un nombre incalculable de bâtisses sont entièrement détruites, un immeuble de sept étages est couché à l’horizontale au bord d’un carrefour, les bouches d’égout semblent être sorties des routes défoncées comme des champignons après la pluie.
Les incendies qui se sont déclenchés après les violentes secousses se sont rapidement propagés dévastant le fameux marché de Wajima situé au cœur du quartier des fabricants de laques et réduisant en cendres plus de 200 magasins et résidences. Face au champ de ruines, aux carcasses de voitures et de bâtiments brûlés, on réalise l’étendue de la catastrophe pour la commune, le centre-ville de Wajima ressemble aux paysages dévastés de Tôkyô après les incendies provoqués par le grand tremblement de terre du Kantô en 1923 (voir Zoom Japon n°133, septembre 2023).
Trois semaines après le séisme, l’ambiance dans la ville est sombre, les rares habitants qui vaquent encore à leurs occupations quotidiennes se faufilent le long des ruines. Mme Furuhata rentre tout juste du supermarché Genki qui vient de rouvrir. “Ils ont enfin des légumes, cela change des nouilles instantanées”, glisse-t-elle en rentrant dans sa modeste maison qui a étonnamment tenu bon, celles de ses voisins sont à terre. Sur la porte d’entrée est apposée une affichette rouge. “Kiken-Unsafe, pénétrer dans ce bâtiment est dangereux”, précise le texte des autorités. “Non, ça va, c’est juste l’arrière de la maison qui s’est effondré”, rassure-t-elle. Nombreux sont les rescapés qui choisissent comme elle de continuer à vivre dans leur maison, même endommagée, plutôt que de rejoindre un centre d’évacuation. Employée d’une maison de retraite à l’extérieur de la ville, elle travaillait pendant le Nouvel an et raconte, encore choquée, que le plus terrible a été de ne pas savoir pendant plus de deux jours si sa fille et sa mère avaient survécu ou non. “C’est grâce à ma fille que ma mère est encore en vie”, raconte-t-elle les larmes aux yeux. Parcourant la ville, les nombreux groupes de techniciens venus du pays tout entier s’affairent, des employés du service des eaux de Tôkyô, ou des électriciens venus de la préfecture d’Ôita, sur l’île de Kyûshû. Leur tâche semble sans fin.
Obanayama Tetsuo, propriétaire du restaurant de tonkatsu (voir Zoom Japon n°62, juillet 2016) et de cuisine de la mer Saika-tei, tranche avec la morosité générale. Son établissement situé juste au bord du marché dévasté par l’incendie est miraculeusement intact, épargné par les flammes et les secousses. Il pointe du doigt les grands arbres qui séparent sa maison des ruines de l’incendie. “Ces arbres, vous voyez, ce sont des sudajii (Castanopsis sieboldii) qui résistent bien au feu, ils ont sauvé mon restaurant !” assure-t-il. Il se trouvait dans un onsen (source thermale) avec sa famille pour le Nouvel an et a découvert à son retour la ville dévastée, et son restaurant épargné. Bien qu’il ait perdu trois voisins qui ont péri dans l’incendie, il reste optimiste. “Dans deux ans, la ville pourra repartir”, estime-t-il.
A quelques pas du magasin Goshimaya qui produisait et vendait des articles en laque de Wajima depuis 1924, et dont l’immeuble de sept étages s’est effondré tel un château de cartes, Yoshida Kiyoe, une jeune femme de 35 ans, nettoie avec une amie de son âge le salon de coiffure Hair Chic dont elle est la responsable. Bien que sa boutique n’a presque pas souffert de la catastrophe, elle s’interroge sur l’avenir de la ville. “Mes amis ont déjà commencé à partir, et je me demande si je ne vais pas faire de même”, confie-t-elle. “La population va sans doute diminuer de moitié. On disait que Wajima passerait de 20 000 à 10 000 habitants en 2050, mais cela va sûrement se produire dès cette année, les jeunes vont partir refaire leur vie ailleurs”, affirme-t-elle sous le regard approbateur de son amie.
Dans une des ruelles qui mènent au port, un petit groupe d’hommes âgés fait la queue en fumant des cigarettes devant le restaurant de cuisine française l’Atelier de Noto, transformé en soupe populaire au lendemain de la catastrophe et qui prépare des repas pour les sinistrés. “La meilleure nourriture de Wajima”, assurent-ils. L’un d’eux, Yoshimura Shô, est venu d’Anamizu, une petite ville voisine au sud de la péninsule, afin de s’occuper de sa mère très âgée qui a du mal à s’adapter aux difficiles conditions de vie. La ville est, un mois après le séisme, toujours totalement privée d’eau courante. Il vient chaque jour à l’Atelier récupérer deux plats chauds et n’est pas tendre avec le gouvernement. “Tout l’argent de l’Etat va aller à l’exposition universelle d’Ôsaka – qui ouvrira au printemps 2025 –, on ne peut rien attendre des autorités, on ne pourra compter que sur nous-même pour reconstruire la région”, lance-t-il amer. “Mais c’est le propre de l’homme de reconstruire. Donc on va s’y mettre, et puis au Japon on doit vivre avec les tremblements de terre”, poursuit-il. Un de ses voisins dans la file nuance. “Après le séisme de 2007, on pensait tous que le pire était derrière nous et on s’était laissé aller à croire qu’un grand tremblement de terre ne viendrait plus”, rappelle-t-il. Et concernant l’activité sismique intense dans la péninsule depuis 2020 ? “Pas un seul Japonais vous dira qu’il s’attendait à un tel désastre !” tranche-t-il.
Quelques pâtés de maisons plus loin, Saka-
shita Masato, 50 ans, s’inscrit en faux. “Comme depuis trois ans, la terre tremblait tout le temps à Noto, j’étais certain qu’un grand séisme allait se produire”, affirme-t-il. “Mais tout de même pas un 1er janvier !” ajoute-t-il en riant. Peintre en bâtiment, il n’a plus ni maison, ni travail et raconte la terreur du Nouvel an et sa maison effondrée sur sa famille réunie pour les fêtes. Par chance, tous ont réussi à en sortir, y compris leurs deux chats, et à se ruer dans la voiture alors que résonnent les alertes au tsunami. “On s’est retrouvé coincés dans un embouteillage de véhicules qui se dirigeaient tous vers la montagne”, raconte-t-il. “On voyait depuis les hauteurs la ville brûler dans le noir”. Il a passé les premières nuits après la catastrophe dans sa voiture avec sa femme et leurs chats. Aujourd’hui hébergé dans un centre d’évacuation, il a déposé une demande de logement préfabriqué provisoire, dont des centaines doivent être construits, et occupe son temps libre en participant avec son épouse à la distribution de biens – reçus en quantité des quatre coins du Japon – aux autres sinistrés. Ce jour-là, de la nourriture pour animaux de compagnie. Une seule chose manque encore vraiment, de grandes bâches bleues en plastique, omniprésentes au Japon et utilisées à Noto pour recouvrir les toits et les pierres tombales endommagés par le séisme.
Dans l’enceinte du sanctuaire Jûzô, dont la plupart des bâtiments encore décorés des pins et bambous du Nouvel an ont été détruits, une association de restaurateurs d’Ôsaka a installé des tentes blanches à l’abri desquelles de jeunes hommes préparent activement des nouilles yakisoba et autres plats à la mode du Kansai. Une centaine de personnes font la queue dans le froid glacial. “Il y a presque chaque jour des distributions de nourriture”, explique un jeune garçon dans la file d’attente. Et brandissant son téléphone, il ajoute : “Il suffit de chercher”. Il a été informé de la distribution du jour sur le compte Instagram du sanctuaire.
Au beau milieu des ruines du marché de Wajima, un homme aux cheveux gris semble ausculter les gravats et photographie avec un petit appareil photo, pendu à son cou par une ficelle, les plaques de tôle déformées par la violence de l’incendie, les traces de vie épars. “Êtes-vous à la recherche de la beauté au beau milieu de ces décombres ?” se risque-t-on en l’approchant. Il s’arrête, surpris, et répond : “C’est exactement cela ! Mais je n’ose pas le dire, les gens ne comprendraient pas.” Hamaguchi Yukio, professeur d’histoire de l’art à la retraite, habite juste de l’autre côté de la rivière qui longe le marché jusqu’à la mer. Il explique que, depuis le grand incendie, il a pris plus de 2 000 photographies du marché, pour essayer de trouver un sens à la désolation. Il rappelle l’histoire plusieurs fois centenaire des laques épurées de Wajima (voir Zoom Japon n°114, octobre 2021) et se lamente qu’une si précieuse tradition soit partie en fumée. Mais pointant du doigt les nombreuses carcasses calcinées de voitures, les innombrables objets éparpillés, il explique que le défi de la reconstruction devrait être l’occasion de s’interroger sur les priorités que la modernité a données à nos existences. “Le confort matériel, l’enrichissement à tout prix, l’accumulation de biens de consommation ont pris le pas sur la recherche du beau et de la perfection qui prévalaient chez les artisans d’autrefois”, explique-t-il. “Voyez ces maisons, elles se sont effondrées sous le poids de leur imposante toiture qui étaient aussi un signe de statut social”. “Au Japon, la commodité de la vie quotidienne prévaut sur tout. Il nous faut donc reconstruire, mais différemment, en revenant aux origines, en nous interrogeant sur ce que doivent être les priorités de nos existences”, ajoute-t-il.
Au beau milieu des ruines du marché, dans une zone pourtant interdite d’accès au public, un petit groupe de jeunes gens, une fille et quatre garçons, se promène. Ils sont venus spécialement de la banlieue de Tôkyô “pour voir”. Ils prennent des selfies devant les carcasses de voitures brûlées, et l’on se met à douter que les sages conseils du professeur Hamaguchi soient un jour entendus.
E. R.
Ce reportage dans la péninsule de Noto n’aurait pas été possible sans la participation active de notre représentant au Japon, Kashio Gaku. Qu’il en soit vivement remercié.