Avec Comme un lundi, TAKEBAYASHI Ryô s’amuse à enfermer des salariés dans une boucle temporelle.
Un récent rapport du ministère de la Santé et du Travail publié en février recommande aux Japonais de dormir davantage faute de quoi le manque de sommeil risque d’avoir des conséquences catastrophiques sur la société. Selon les données gouvernementales, 37,5 % des hommes et 40,6 % des femmes dorment en moyenne moins de six heures par nuit. En plus d’appeler les gens à dormir davantage, les autorités ont donc édicté 12 “lignes directrices sur le sommeil” recommandant également un sommeil de meilleure qualité. TAKEBAYASHI Ryô, réalisateur de Comme un lundi (Mondays, kono taimulûpu, jôshi ni kitzukasenai to owaranai), avait peut-être en tête cette réalité quand il a décidé de mettre en scène cette comédie qui commence par le réveil de plusieurs employés ayant choisi de dormir au bureau afin d’être en mesure de terminer la commande d’un client pour le moins exigeant.
Ce que les spectateurs découvrent rapidement après le réveil et l’entrée en scène des différents protagonistes, c’est que tous ces individus sont prisonniers d’une boucle temporelle qui les amène à revivre toujours la même situation. Depuis Une Journée sans fin (Groundhog Day, 1993) de Harold Ramis, grand succès avec Bill Murray et Andie MacDowell, on pouvait imaginer que ce genre de comédie, où l’on revit les mêmes scènes tout au long de la durée du film, avait atteint ses limites. Il faut reconnaître que Takebayashi a réussi à lui donner une autre dimension et à créer une comédie douce-amère sur le monde du travail au Japon qui l’explore sous bien des aspects, en soulignant les situations ambiguës liées à la poussée de l’individualisme dans une société où la notion de groupe a longtemps été au cœur du fonctionnement des entreprises quelle que soit leur taille.
Yoshikawa Akemi (Marui Wan), rédactrice prometteuse dans la petite entreprise de communication, a l’ambition de la quitter et de rejoindre le concurrent pour lequel elle travaille avec ses collègues sur une campagne destinée à promouvoir un comprimé de soupe miso effervescent. Concentrée sur cet objectif, elle est prête à sacrifier sa vie personnelle et professionnelle. Mais elle ne se rend pas compte qu’elle revit toujours la même situation et qu’en définitive, dans ces conditions, elle ne pourra pas réaliser son rêve de travailler (encore plus dur) pour une patronne dont elle connaît déjà le niveau d’exigence très élevé. Pourtant, certains de ses collègues la mettent en garde et lui prédisent les galères qu’elle va devoir affronter encore et encore.
Eux ont compris qu’ils étaient pris au piège d’une répétition du temps, en étant capables de prédire à la seconde près divers incidents comme l’apparition d’un pigeon qui vient s’écraser contre la vitre de leur bureau. Ils jouent le rôle des lanceurs d’alerte que l’on rencontre de plus en plus dans les entreprises et qui dénoncent à leur manière les dérives et les mauvais comportements. Si ce genre d’attitude se répand dans le monde du travail en Europe ou aux Etats-Unis, cela reste très marginal au Japon où les salariés, une fois embauchés, doivent se soumettre au rythme et aux conditions de travail sans mot dire. Takebayashi Ryô, qui est aussi co-scénariste du film, a choisi d’aborder le sujet avec humour plutôt que de chercher à lui donner une dimension dramatique.
A la différence de cinéastes qui cherchent à faire des films coup de poing, le jeune Takebayashi – il n’en est qu’à son deuxième long-métrage – a misé sur la comédie pour éveiller les consciences tout en conservant une approche très collective (japonaise) pour trouver une échappatoire à l’impasse temporelle dans laquelle les employés sont coincés. Les lanceurs d’alerte finissent par convaincre leurs collègues que la seule façon de s’en sortir est de jouer collectif. Le piège dont ils doivent sortir est lié au comportement de leur patron qui, en refusant d’accomplir son propre rêve de réaliser un manga, a en quelque sorte figé le temps dans cette boucle infernale et répétitive. Makita Spôtsu, qui campe Nagahisa Shigeru, ce chef de bureau qui n’a finalement pas pu assouvir sa passion, est épatant. Il se comporte parfaitement comme la plupart des chefs du bureau (buchô) japonais dont le rôle est aujourd’hui de moins en moins crucial dans les entreprises où les salariés sont de plus en plus individualistes.
Outre sa fonction de cadre, le buchô, qui fut célébré comme un héros au Japon notamment à travers le célébre manga de Hirokane Kenshi, Buchô Shima Kôsaku, a longtemps été déterminant dans le fonctionnement des entreprises, facilitant les liens entre les salariés et la direction. Dans le Japon actuel, ils apparaissent de moins en moins indispensables. A sa façon, Takebayashi Ryô cherche à le réhabiliter et à lui rendre sa place. Pour cela, il mobilise les employés de l’agence qui se coordonnent pour aider leur chef à prendre lui-même conscience de la situation de blocage dans laquelle ils sont collectivement enfermés. Le sous-titre japonais du film qu’on peut traduire par “cette boucle temporelle ne s’arrêtera pas tant que le chef n’en aura pas pris conscience” résume bien l’intention du cinéaste.
Ce dernier adresse de nombreux messages aux spectateurs dans ce film plutôt court (1h23) pour qu’ils prennent aussi conscience de cette réalité sociale. A ses yeux, il n’y a pas de contradiction à maintenir un système à la japonaise (collectif) et à chercher l’épanouissement personnel à partir du moment où chacun poursuit un objectif commun, celui du bien commun de l’entreprise. La crise des années 1990-2000, au cours de laquelle bon nombre de sociétés japonaises ont préféré adopter le mode de gestion occidentale, semble avoir atteint ses limites. Cela a favorisé l’émergence d’un précariat et détruit de nombreuses solidarités intrinsèques à la société japonaise. Quand on voit le chef de bureau Nagahisa arriver avec un exemplaire de Shônen Jump, le magazine de mangas dont le leitmotiv des histoires est l’entraide, le message est on ne peut plus clair.
Avec son film, Takebayashi Ryô défend la reconstitution des liens qui ont eu tendance à se dégrader au fil du temps. La présence d’un renard (kitsune), messager des dieux, dans le film est aussi là pour faire le lien avec la tradition et le passé. Il ne s’agit pas pour autant de tomber dans la nostalgie du “c’était mieux avant”, car le film a un ton résolument moderne. Mais il y a un désir affirmé de souligner l’importance des relations humaines. Au Japon comme ailleurs, elles se construisent beaucoup sur le lieu de travail. Encore faut-il y arriver l’esprit clair après une bonne nuit de sommeil.
Gabriel Bernard
Référence
Comme un lundi (Mondays, kono taimulûpu, jôshini kitzukasenai to owaranai). Un film de Takebayashi Ryô. Avec Marui Wan, Makita Spôtsu, Nakamura Kôki, Mikawa Yûgo, Yagi Kôtarô.
1h23. 2022. En salles, le 8 mai 2024.