Avec leur retraduction à partir de l’anglais, Mariya Marie et Moriyama Megumi ont ouvert une nouvelle voie.
De nombreuses personnes se sont essayées à la traduction du Dit du Genji en japonais moderne, parmi lesquelles de grands noms de la littérature tels que Yosano Akiko et Tanizaki Jun’ichirô. Cependant, jusqu’à présent, personne n’avait tenté le genre d’approche que Mariya Marie et Moriyama Megumi ont choisi. Délaissant le texte original japonais du XIe siècle, les deux sœurs se sont concentrées sur la traduction anglaise d’Arthur Waley du roman de Murasaki Shikibu, le retraduisant en japonais moderne par le biais d’un processus créatif qui s’appuie sur différentes sources, anciennes et modernes, et qu’elles appellent la “transcréation”. Elles partagent une longue histoire d’amour avec la littérature occidentale. L’aînée, Marie, est poète et critique de haïkus, diplômée de la faculté de lettres de l’université de Keiô, département de littérature française. Megumi, quant à elle, est diplômée du département de littérature anglaise de l’université du Sacré-Cœur. Elle est également poète et a traduit en japonais Les Vagues de Virginia Woolf. Leur traduction en quatre volumes du Dit du Genji (éd. Sayûsha, 2017-2019) de Waley a remporté le Prix spécial Donald Keene.
“Arthur Waley a publié sa traduction en six parties entre 1925 et 1933, explique Moriyama Megumi , et grâce à lui, Le Dit du Genji s’est répandu dans la culture européenne, car les traductions ultérieures dans d’autres langues ont été basées sur sa version. Nous voulions créer une œuvre qui tire parti de l’influence de la culture britannique sur la traduction de Waley, c’est pourquoi nous avons utilisé beaucoup de katakana [l’un des deux syllabaires japonais utilisé principalement pour retranscrire des mots d’origine étrangère] et de furigana [kana qui aide à la lecture de certains caractères chinois].
“Par exemple, Waley a traduit le mot japonais ‘fue’ par ‘flûte’, et ‘tatebue’ par ‘flageolet’”, explique Mariya Marie. “Dans notre version, nous avons conservé les mots anglais, en les écrivant en katakana. De cette façon, le lecteur peut comprendre comment Waley a exprimé le monde du Dit du Genji en anglais.” “Nous avons même écrit les noms des personnes en katakana”, ajoute Moriyama. “Par exemple, Genji s’écrit à l’origine 源氏 en japonais, mais nous l’avons écrit ゲンジ. En un sens, nous avons créé une double image, un portrait à plusieurs niveaux du monde de Genji.”
“Les lecteurs japonais qui ont étudié les classiques sont habitués à un vieux vocabulaire qui fait référence à la façon dont les gens de la période Heian parlaient et aux vêtements qu’ils portaient. Cependant, en adoptant la terminologie de Waley (par exemple, ‘ longue robe’ au lieu de ‘ kimono’) et en utilisant les katakana, nous avons bouleversé l’histoire et, dans un sens, nous l’avons rendue nouvelle. Je dirais qu’en lisant notre version, les lecteurs sont transportés dans un autre monde, qui n’est ni tout à fait japonais ni tout à fait européen, mais qui est une fusion des deux cultures”, ajoute Mariya.
Les deux sœurs ont même inventé une nouvelle expression pour désigner leur travail : la “traduction en spirale”. “Selon le philosophe allemand Friedrich Hegel, l’histoire n’est pas circulaire, c’est-à-dire qu’elle ne revient pas à ses origines, mais évolue et se déploie en spirale”, explique Mariya. “Nous avons pensé que l’idée d’une spirale n’était pas seulement intéressante, mais qu’elle décrivait bien ce que nous faisions. Après tout, au lieu de faire des allers-retours entre le japonais et l’anglais, nous voulions créer une version évoluée de l’histoire de Murasaki. C’est à ce moment-là que nous avons trouvé l’expression ’traduction en spirale’”. “Les mots sont vivants et les histoires sont en perpétuel mouvement”, ajoute sa sœur. “Notre Dit du Genji met en scène différentes cultures et langues, et doit être lu comme quelque chose de nouveau et de vivant, parfaitement adapté à notre époque moderne.”
Interrogée sur la genèse du projet, Mariya Marie explique qu’il s’agit de l’aboutissement de leur longue histoire d’amour avec l’œuvre de Murasaki. “Nous avons toujours aimé Le Dit du Genji depuis notre plus jeune âge et nous avons adoré la traduction de Waley. J’ai étudié la littérature française et j’ai réalisé plus tard que le style de Waley était similaire à celui de Marcel Proust. La traduction anglaise de Waley est poétique et psychologiquement perspicace. Nous avons lu une autre traduction anglaise du roman, mais nous avons trouvé qu’elle était très différente. L’écriture de Waley est claire, élégante et poétique, de sorte que pour ceux d’entre nous qui créent de la poésie, il s’agit de la meilleure interprétation possible de l’œuvre de Murasaki Shikibu. C’est pourquoi nous avons décidé de le retraduire en japonais. Au début, nous pensions qu’une version courte serait suffisante. Mais nous avons parlé de notre projet à un éditeur qui nous a demandé si nous voulions traduire l’intégralité du livre, ce que nous avons accepté sans hésiter”, raconte-t-elle.
Moriyama Megumi se souvient que lorsqu’elle a étudié Virginia Woolf à l’université, elle a été surprise d’apprendre qu’un membre de son cercle littéraire et artistique, le Bloomsbury Group, avait traduit Le Dit du Genji. “Je n’avais lu qu’une partie de la version de Waley à l’époque, mais j’ai trouvé qu’elle était écrite dans un style évocateur, similaire à celui de Virginia Woolf. L’autre chose qui m’a convaincue de m’attaquer à ce projet est un merveilleux livre intitulé Murasaki Mandala (éd. Shôgakukan), écrit par un spécialiste du psychiatre suisse Carl Gustav Jung nommé Kawai Hayao. Ce livre a eu une grande influence sur moi, mais je me suis longtemps demandée comment nous pourrions aborder l’histoire. Après tout, il existait déjà de nombreuses traductions et nous ne sommes pas des chercheurs. Puis, nous avons réalisé qu’en traduisant l’œuvre de Waley, nous pouvions donner un nouveau souffle au Dit du Genji”, confie-t-elle.
Dès le début, les sœurs ont eu une vision claire de ce qu’elles voulaient que l’écriture soit, et elles ont été inébranlables dans la manière dont elles ont poursuivi leur objectif. “Waley a habilement intégré la culture et les coutumes britanniques et européennes dans sa traduction afin de la rendre plus facile à comprendre pour les lecteurs britanniques de l’époque”, note Mariya Marie. “Les personnages sont tous pleins de vie, portent de longues robes, galopent dans des calèches, parlent d’amour un verre de vin à la main, composent des chansons et pleurent à chaudes larmes. Il cite également des poèmes romantiques, Shakespeare et la Bible. Cependant, l’émotion du texte original japonais n’est pas perdue”, assure-t-elle.
“Avant tout, nous voulions transmettre les émotions du roman dans un beau japonais moderne”, ajoute sa sœur. “Nous voulions créer un style d’écriture frais avec un sens de la tension et du dynamisme. Pour nous, l’œuvre de Wayley est la traduction anglaise la plus littéraire et la plus merveilleuse du Dit du Genji. Bien qu’elle soit parfois considérée à tort comme une traduction parallèle ou abrégée, le génie de Waley a été de traduire l’histoire en anglais sans trahir son charme et son atmosphère d’origine. Il s’agit là d’une réussite étonnante”.
S’efforçant d’être aussi fidèles que possible à l’atmosphère originale du roman, les sœurs ont dû réfléchir longuement et choisir chaque mot un par un, au cours d’un processus qui s’est avéré long et épuisant. Par exemple, lorsqu’elles ont réfléchi à la meilleure façon de traduire l’anglais “Emperor Kiritsubo” en japonais, elles ont d’abord envisagé les termes japonais les plus courants pour désigner l’empereur, comme “kôtei” et “mikado”, mais ont finalement choisi le katakana エンペラー (enperâ) parce qu’il ajoutait une couche supplémentaire d’exotisme et qu’il était plus fidèle à l’idée de Waley de mélanger les cultures japonaise et occidentale.
“Lorsque les gens entendent le mot ’traduction’, ils pensent généralement qu’il s’agit d’un simple processus de transfert de mots d’une langue à une autre”, rappelle Moriyama Megumi. “Je n’entrerai pas ici dans la théorie de la traduction, mais je ne pense pas que ce type de raisonnement s’applique, du moins pas aux œuvres littéraires. En effet, chaque mot a sa propre histoire et son propre contexte culturel et linguistique, et il y a une sorte de conflit dans le fait de remplacer des mots d’une culture à l’autre. Même un mot apparemment simple a de nombreuses connotations et il peut être difficile de se mettre d’accord sur sa signification réelle. Le choix d’une traduction signifie toujours l’élimination de tous les autres mots disponibles. La créativité entre en jeu lorsque nous cherchons à exprimer une certaine atmosphère et que nous commençons à réfléchir à l’arrière-plan des nombreux mots et expressions à notre disposition”.
“Waley a été critiqué pour ses traductions arbitraires”, note sa sœur. “Et il a en effet omis quelques parties du roman et parfois, plus que de traduire le texte, il l’a adapté à sa propre sensibilité occidentale, britannique. Toutefois, il s’est vivement opposé à ces critiques en déclarant : ’Je ne traduis pas des documents juridiques, je traduis de la littérature. Lorsque je traduis de la littérature, je dois transmettre des émotions. Comme Waley, nous avons abordé ce travail en le considérant comme une recréation littéraire. Pour ne pas perdre ce parfum, nous nous sommes arrêtés, nous avons réfléchi à chaque mot, à chaque phrase, et nous avons avancé pas à pas”.
Il leur a fallu trois ans et demi pour achever la traduction, à raison de dix heures de travail quotidien, presque tous les jours. Au final, leur travail a représenté 2 760 pages réparties en quatre épais volumes. “On nous demande souvent quels problèmes nous avons rencontrés avec la traduction, comment nous avons divisé notre travail et si nous nous sommes parfois disputés sur les mots et le sens”, explique Moriyama. “Au début, chacune d’entre nous traduisait des parties différentes du livre, en fonction de ses goûts personnels. Nous avons ensuite comparé nos versions respectives, suggéré des changements, fait des corrections, jusqu’à ce que nous arrivions à une traduction unifiée qui nous satisfaisait toutes les deux”. “Les gens sont surpris lorsque nous disons que nous ne nous sommes jamais disputées”, confie Mariya. “Je suppose que c’est dû à notre affinité. Pour que nous puissions toutes les deux mener à bien notre mission, il n’y avait pas de place pour les disputes. Même si la traduction était difficile, nous avons toujours discuté jusqu’à ce que nous arrivions à un accord. Si nous n’avions pas été sœurs, je ne pense pas que nous aurions été capables de nous comprendre aussi profondément et de nous aider à affiner nos écrits respectifs”.
En ce qui concerne l’attrait du Dit du Genji et les raisons pour lesquelles il perdure à ce jour, les sœurs mentionnent la qualité complexe de son intrigue et la façon dont ses nombreux changements subtils se déroulent lentement. “Il est rempli de descriptions psychologiques délicates, affirme Mariya Marie, soulignant les sentiments envers la nature ainsi que l’incertitude des choses et la fragilité de la vie. Il est spirituellement profond et empreint d’un lyrisme mélancolique. En traduisant ce livre, nous nous sommes également rendu compte que la nature humaine ne change pas. Les lois et les coutumes peuvent évoluer au fil du temps, mais les gens tombent toujours amoureux, sont heureux et tristes, puis meurent”. “Même si Genji, prince le Radieux, est extrêmement beau et a une vie amoureuse colorée et intense, il vieillit et est submergé par la tristesse, puis il quitte tout simplement la scène et l’histoire acquiert des tons plus sombres. Nous n’avons pas compris cet aspect de l’histoire lorsque nous l’avons lue à l’adolescence. Nous pensions qu’il s’agissait d’une simple histoire d’amour. Cependant, lorsque nous avons grandi et que nous l’avons relu, nous avons pensé que Murasaki Shikibu elle-même vivait peut-être des choses semblables en vieillissant. Les chapitres de la fin sont profonds et assez impressionnants”, souligne Moriyama Megumi.
Selon certains chercheurs et commentateurs, Genji n’est pas le personnage principal de l’histoire de Murasaki (voir pp.4-6), et le véritable thème du roman est celui des difficultés rencontrées par les femmes dans la société de la période Heian. Même les deux sœurs ont déclaré dans des interviews précédentes que “Genji ne nous donne pas l’impression d’un homme réel. Il est comme un vide, et nous ne le trouvons pas attirant en tant qu’homme”. « Même l’analyste jungien Kawai Hayao affirme dans son livre que ce roman est la propre histoire de Murasaki Shikibu. Les femmes qui apparaissent sont ses propres alter ego, et bien que Genji semble être le personnage central, les véritables protagonistes – ceux autour desquels l’histoire tourne réellement – sont les femmes qui l’entourent. A cet égard, l’écriture du roman s’est apparentée au tissage d’un mandala, pour ainsi dire, et grâce à ce processus, Murasaki Shikibu a exorcisé ses démons et a pu vivre une nouvelle vie”, note Moriyama.
“Bien sûr, Genji est un prince brillant. C’est un personnage un peu mythique parce qu’il est populaire auprès des femmes et qu’il possède de nombreuses compétences et qualités. Il est si parfait qu’il est presque inhumain. En ce sens, c’est une créature qui brille au centre de l’histoire plutôt que le personnage principal. Toutes sortes de femmes l’entourent selon un schéma radial, et Genji met en lumière leurs joies, leurs peines et leurs souffrances”, confirme Mariya.
Tout en créant leur “traduction en spirale”, les deux sœurs n’ont cessé de prendre des notes et écrire des commentaires sur leur travail, qui ont ensuite été regroupés pour former un nouveau livre. Lady Murasaki’s Tea Party a été publié en février. Il s’agit d’une sorte d’essai critique qui peut être lu comme une introduction ou une suite à leur traduction. “Ce livre est le fruit d’une nouvelle collaboration créative entre nous, une combinaison de critique et de création”, assure Moriyama Megumi. “Nous avons pensé qu’il serait utile de décrire le processus de ce à quoi nous avons pensé et comment nous avons interagi pendant la traduction du livre”.
“Nous voulions également présenter plus en détail tous les trésors cachés que nous avions découverts dans le texte de Waley”, ajoute sa sœur Marie. « Lors de la traduction du Dit du Genji, nous étions tellement absorbées par notre travail que nous ne pouvions voir que l’objectif final devant nous. Mais lorsque nous avons eu l’occasion de revenir sur ce que nous avions fait, nous avons commencé à déterrer tous ces petits trésors à moitié enfouis et à les décrire en détail. Chaque petit morceau avait été une nouvelle découverte et nous voulions les présenter à nos lecteurs. Par exemple, dans la version de Waley, on peut trouver des traces du Sonnet 18 de Shakespeare et de la poésie romantique, etc.”
“Il est devenu évident que Waley utilisait ces indices pour transmettre aux lecteurs britanniques cette histoire venue d’un pays largement inconnu qu’une femme avait écrite il y a mille ans. Pour nous, chaque découverte était extrêmement excitante, et nous avons essayé de transmettre notre aventure intellectuelle dans ce livre. Le Dit du Genji a peut-être été écrit à l’origine dans le petit salon d’une aristocrate de l’ère Heian. Cependant, cette histoire transcende le temps et l’espace et est ouverte à tous. Cette histoire, qui s’étend sur plus de mille ans, à travers les ravages de la guerre et des épidémies, dépeint la vie, la vieillesse, la maladie et la mort, et est remplie d’amour”, conclut Megumi.
G. S.