Premier roman de l’histoire composé au XIe siècle, l’œuvre de Murasaki Shikibu suscite encore bien des débats.
Le Dit du Genji (Genji Monogatari) est un roman tentaculaire aux thèmes complexes qui, au fil des ans, a donné lieu à de nombreuses lectures et interprétations différentes. Bien que l’histoire mette en scène quelque 400 personnages, les principaux sont Genji, également connu sous le nom de Prince le Radieux, et quelques dames avec lesquelles il entretient une relation amoureuse, en particulier Dame Murasaki.
Genji est le deuxième fils de l’empereur, mais pour des raisons politiques, il est écarté de la ligne de succession impériale. Cela ne l’empêche pas de mener une vie luxueuse et privilégiée. Le surnom de “Radieux” lui vient d’ailleurs du fait qu’il est outrageusement beau, qu’il a la peau blanche et lisse et qu’il a un excellent sens de la mode. Au cours de son existence, il se marie légalement deux fois : d’abord avec Aoi no Ue (Dame Aoi), qu’il épouse alors qu’il est très jeune, puis avec Onna Sannomiya (la Troisième Princesse). Cependant, ses amantes les plus adulées de Genji sont Fujitsubo, l’épouse de l’empereur, et Murasaki no Ue (Dame Murasaki), la nièce de Fujitsubo.
En effet, l’un des aspects les plus discutés du Dit du Genji est que le prince a des relations avec de nombreuses femmes. Certes, sur les 54 chapitres du roman, les histoires concernant ces liaisons se concentrent surtout dans la première douzaine, mais comme ce sont celles dont on se souvient et que l’on cite le plus, il apparaît comme un irrésistible tombeur de femmes. Les relations amoureuses de Genji sont également perçues de deux manières diamétralement opposées par les critiques littéraires et les commentateurs culturels. D’un côté, ses admirateurs le félicitent de n’avoir jamais rompu une relation avec une femme et le considèrent comme un partenaire idéal. Et de l’autre, un nombre croissant de personnes à travers le monde remettent en question le comportement de Genji, au point qu’au Japon, par exemple, le “Genji-girai” [détestation de Genji] est devenu très populaire parmi les lectrices.
Il est vrai qu’à certains moments de l’histoire, le comportement de Genji est épouvantable. Au chapitre 20, par exemple, sa poursuite de la princesse Asagao lui cause de l’embarras, un grand chagrin pour elle et de l’angoisse mentale pour Murasaki. Pire encore, Genji est accusé par certains de crimes contre les femmes. L’une de ces détractrices est feue Setouchi Jakuchô, une romancière qui a traduit le texte ancien en japonais moderne. Dans une interview accordée en 1999 au Japan Times, elle déclarait que si les liaisons de Genji sont généralement qualifiées de séductions, elle pense que “tout cela n’était que du viol, pas de la séduction”.
Pour mieux comprendre les termes du débat, il faut d’abord parler des relations entre les sexes à l’époque Heian (794-1185). D’une part, les femmes étaient autorisées à posséder, hériter et transmettre des biens, et certaines d’entre elles, comme Murasaki Shikibu elle-même, étaient capables d’un grand raffinement et d’une grande brillance. D’autre part, il est indéniable que la société de Heian était dirigée par les hommes. Ce sont eux qui étudiaient le chinois et s’intéressaient à des sujets “sérieux” comme la philosophie morale et l’art de gouverner. Ils jouissaient d’une existence à la fois publique et privée, tandis qu’une dame voyageait rarement et vivait sa vie soigneusement cachée dans des pièces intérieures.
La principale différence avec les lois actuelles réside dans le fait qu’à cette époque, la polygamie était autorisée de manière limitée parmi les aristocrates. En théorie, les nobles ne pouvaient avoir qu’une seule épouse, mais dans la pratique, ils en avaient en moyenne deux ou trois, même s’il semblait y avoir une hiérarchie à l’intérieur de cette sorte de petit harem, avec tous les problèmes et les conséquences parfois tragiques que l’on peut imaginer. En effet, selon certains commentateurs, les femmes durent endurer d’immenses souffrances intérieures malgré leur apparence de bonheur.
Komashaku Kimi, une chercheuse en littérature moderne qui a relu Le Dit du Genji d’un point de vue féministe et présenté ses conclusions dans un essai intitulé A Feminist Reinterpretation of The Tale of Genji : Genji and Murasaki [Une réinterprétation féministe du Dit du Genji : Genji et Murasaki, U.S.-Japan Women’s Journal, English Supplement, No. 5, 1993], est l’une des voix les plus importantes à cet égard. Elle souligne que dans le roman, la mère de Genji et celle de Dame Murasaki meurent toutes deux de troubles psychologiques provoqués par les relations complexes inhérentes aux mariages polygames. Notre prince lui-même ne fait pas exception : il épouse une femme alors qu’il n’a que douze ans, puis enlève Dame Murasaki alors qu’elle n’est qu’une enfant, la gardant comme épouse officieuse, et enfin épouse la soi-disant troisième princesse, causant à Murasaki un tel chagrin qu’elle finit par en mourir.
Plus généralement, Komashaku soutient que Murasaki Shikibu, l’auteur du roman, pensait que la misère des femmes provenait de la philanthropie irréfléchie des hommes, et que ces femmes, et non Genji, sont les véritables protagonistes de l’histoire. De l’autre côté de la barrière, nous avons plusieurs personnes qui soulignent que Le Dit du Genji est, après tout, un produit de son époque. Parmi eux, Royall Tyler, universitaire et écrivain britannique, dont la traduction du roman en 2003 a été très appréciée.
Dans un essai intitulé Marriage, Rank and Rape in the Tale of Genji [Mariage, rang et viols dans Le Dit du Genji, Intersections : Gender, History and Culture in the Asian Context, numéro 7, mars 2002], il aborde l’importance du rang social dans les relations sexuelles et de genre, affirmant qu’à l’époque Heian, “les rapports sexuels forcés ont une importance inimaginable dans le monde contemporain”. Il ajoute également que les relations entre les sexes dans Le Dit du Genji “sont empreintes d’humanité” et qu’“il n’y a aucune trace de violence physique à l’encontre des femmes”, ce à quoi on pourrait répondre qu’il n’y a pas non plus de scènes de sexe explicites, d’ailleurs. Cela ne signifie pas, bien sûr, que le sexe n’est pas omniprésent dans l’histoire.
Comme indiqué plus haut, l’aspect le plus controversé des relations entre les sexes dans Le Dit du Genji est le viol. La victime d’un viol est forcée d’avoir des relations sexuelles sans son consentement, et Tyler admet volontiers qu’il y a effectivement des viols dans le conte. Cependant, il ajoute qu’“une lecture attentive du livre montre qu’aucune jeune femme de bonne famille ne pouvait décemment, de sa propre initiative, dire oui à un premier rapport sexuel. (…) Aucune dame du roman ne l’a fait, en cela elle ressemble à beaucoup d’autres dames respectables dans d’autres pays et à d’autres époques”.
En d’autres termes, si nous interprétons correctement les propos de Tyler, une vraie dame peut vouloir avoir des relations sexuelles avec un homme, mais ne peut pas le dire ouvertement. C’est le cas d’Oborozukiyo, l’une des femmes auxquelles Genji s’impose. Selon Tyler, son “incapacité à résister sérieusement à Genji lui rappelle que, malgré son charme, elle n’a malheureusement pas été élevée à ce qu’il considère comme la norme la plus élevée”. Afin de souligner les bonnes intentions des hommes de la période Heian, l’universitaire ajoute qu’“un homme qui courtise une femme socialement digne de lui (…) ne prend pas en principe à la légère les premiers rapports avec elle. Dans le livre, de tels rapports sont typiquement le début d’une relation à long terme”. Concrètement, le viol est une mauvaise chose, mais en fin de compte, une dame ne peut qu’en tirer profit.
Prenons le cas d’une autre femme, Suetsumuhana. Elle a perdu son père et se trouve dans une situation désespérée. Selon Royall Tyler, lorsque Genji l’ajoute à ses trophées sexuels, “sa maison s’effondre lentement autour d’elle”. En vraie dame, elle résiste aux avances de Genji, si bien que le pauvre homme, poursuit le chercheur, “n’a d’autre choix que de procéder sans son consentement”. Cependant, “son esprit de décision lui sauve la vie non pas une fois, mais deux fois. Dès que l’acte de partager son intimité (…) l’a engagé envers elle, il fait refaire sa maison et son jardin et lui fournit, ainsi qu’à sa famille, tout ce dont elle a besoin”. Tyler conclut qu’“elle lui doit littéralement tout”. On pourrait multiplier les exemples de rapports sexuels forcés dans le roman. Cependant, nous nous concentrerons sur l’épisode central : la relation entre Genji et Dame Murasaki.
Cette dernière a environ dix ans lorsque Genji, alors âgé de 17 ans, la découvre. Il la désire immédiatement. Cependant, sa grand-mère pense qu’elle est trop jeune et que Genji devrait attendre quelques années avant de la demander en mariage. La mère de Murasaki est morte alors que son père, un prince, est toujours en vie. Malheureusement, sa mère n’était pas l’épouse légale du prince. Il avait une épouse officielle qui, comme nous l’avons souligné précédemment, en raison de l’environnement toxique créé par la polygamie, nourrissait une intense animosité envers sa mère et elle. C’est pourquoi le père de Murasaki n’a jamais osé reconnaître sa fille, et encore moins la ramener à la maison, par crainte du traitement qu’elle subirait. Bien que la grand-mère de Murasaki lui ait clairement fait savoir qu’elle était intouchable pour le moment, Genji réussit à s’introduire là où elle séjourne. Bien que l’enfant soit terrifiée et tremble de peur en voyant Genji s’introduire dans sa chambre, il trouve cette réaction attirante et charmante, et finit par l’emmener.
Komashaku Kimi souligne que “bien que Genji soit généralement considéré comme un héros gentil et au grand cœur, nous pouvons voir dans les cas de Yugao [une autre de ses “conquêtes”] et de Murasaki qu’il enlève des femmes par la force”. Même Royall Tyler admet que ce que fait Genji est scandaleux. Cependant, il s’empresse d’ajouter : “Cela nuit-il à Murasaki ? Compte tenu des réalités de sa vie et de ses perspectives, la réponse est non, au contraire. Dans la maison de son père, elle ne serait (…) qu’une belle-fille non désirée, une sorte de Cendrillon”.
Maintenant qu’elle vit au palais de Genji, elle est traitée avec “un tact et un respect sans faille” (selon Tyler). Même s’ils dorment ensemble chaque nuit, il évite de poser ses mains sur elle. Pendant ce temps, elle grandit. Puis, lorsque Murasaki a environ 14 ans, la première femme de Genji meurt, et il commence à voir la jeune fille différemment. Au début, il essaie de lui faire comprendre subtilement ce qu’il attend d’elle. Peut-être n’est-elle qu’une jeune fille très naïve, ou peut-être ne voit-elle en lui qu’une figure paternelle et trouve-t-elle répugnant d’avoir des relations sexuelles avec lui. Quelle que soit la raison, Murasaki ne semble pas comprendre ses intentions. Il la prend donc de force.
C’est ici que les interprétations du comportement de Murasaki divergent. Royall Tyler réitère son opinion selon laquelle une vraie dame n’accepte pas volontairement une offre de sexe (c’est une dame, après tout) ni ne peut la refuser (ce serait trop embarrassant pour Genji). Elle feint donc l’ignorance. Et Genji voit dans son comportement une acceptation tacite.
L’interprétation de Komashaku Kimi est assez similaire, bien que son jugement général soit beaucoup plus sombre. “Même si elle pouvait se défendre, écrit-elle, toute action énergique de sa part, considérée comme une atteinte à sa féminité, était condamnée. Les réactions des femmes se limitaient donc à une attitude d’‘endurance’ ou de ‘chagrin’”.
Selon l’universitaire britannique, “il n’y a aucune raison de croire que Genji a tort selon les normes de son époque. Il semble même avoir fait preuve d’une patience inhabituelle. (…) L’expérience est inévitable, mais une fois qu’elle est terminée, elle est terminée.” Oui, admet Tyler, il est vrai que “Murasaki reste furieuse contre lui pendant un certain temps, mais sa colère passe”. Et de toute façon, est-il si important de perdre sa virginité dans de telles circonstances quand la vie lui apportera “un grand bonheur ; et à la fin, cela l’élèvera, pour le lecteur, à une hauteur de grandeur au-delà de tout ce que son oui ou son non aurait pu atteindre” ? ajoute-t-il.
Le jugement de Komashaku est plus cinglant. “La résistance de Murasaki n’éveille aucune culpabilité chez Genji, qui croit lui faire une faveur en la soutenant et en l’épousant. Du point de vue d’une femme, cependant, ce qui s’est passé est clairement un viol”, souligne-t-elle. Elle rappelle également le fait qu’elle “demeure hostile au prince (…) Elle a cessé de regarder Genji dans les yeux, refusant de se montrer chaleureuse même lorsqu’il s’approche d’elle d’une manière enjouée. Dans une transformation soudaine par rapport à ce qu’elle était auparavant, Murasaki semble renfermée et frappée par le chagrin”.
Dix-huit ans plus tard (au cours desquels le prince a poursuivi ses frasques), Genji, âgé de 40 ans, prend pour épouse principale la troisième princesse de l’empereur Suzaku, aujourd’hui à la retraite. Murasaki, qui a alors 32 ans, est peut-être l’amour de sa vie, mais légalement, elle n’est qu’une quasi-épouse (pour des raisons complexes, ils n’ont pas pu se marier officiellement). Ce nouveau mariage lui porte un coup terrible. Trouvant trop pénible de partager le palais avec sa nouvelle épouse, elle exprime son désir de devenir nonne. Genji, cependant, ne peut concevoir qu’une femme qui a joui d’une vie de luxe sous son toit puisse être malheureuse. Il refuse donc son dernier souhait, la gardant à ses côtés jusqu’à ce que, lentement consumée par le chagrin, elle meure à l’âge de 43 ans.
Après la mort de Murasaki, Genji envisage de se retirer dans un temple. Selon Komashaku Kimi, “sa disparition abrupte de l’histoire semble trop brusque pour qu’il soit le véritable protagoniste”. Pour elle, une chose est claire : “Murasaki Shikibu n’avait plus envie d’écrire sur Genji. (…) Je ne peux pas considérer Genji comme le centre du texte. Je pense qu’il a été un instrument pour développer des histoires dont le thème constant est la souffrance féminine. (…) Si tel est le cas, il est tout à fait approprié que Genji disparaisse du texte peu après la mort de Murasaki.”
La chercheuse japonaise et d’autres commentatrices modernes pensent que le fait que Le Dit du Genji soit souvent perçu comme si incroyablement romantique est dû au fait que la plupart des recherches sur le sujet sont l’œuvre de critiques masculins qui ont pris goût à Genji et à son approche machiste des femmes. L’un de ces écrivains est Ian Buruma qui, dans The Sensualist, un essai paru en 2015 dans le magazine The New Yorker, le présente comme un livre sur l’art de la séduction. Il écrit par exemple que “Genji aime toutes ses femmes à sa manière” et qu’“il est dévasté par sa mort précoce [de Murasaki], décrite dans l’une des scènes les plus émouvantes du livre”.
Komashaku Kimi trouve également cette scène émouvante, mais pour des raisons très différentes. Résumant la trajectoire de Genji, elle conclut qu’il ne peut être le véritable protagoniste de l’histoire. “Si Genji était vraiment censé être le héros principal, écrit-elle, Murasaki Shikibu n’en aurait probablement pas fait un personnage aussi impertinent et peu recommandable, un coureur de jupons égocentrique, insensible et inconsidéré. Je pense que l’insensibilité de Genji indique qu’il avait un rôle de soutien, qu’il servait de faire-valoir pour l’élaboration des histoires des héroïnes”.
Le matin suivant son enlèvement par Genji, Murasaki entre dans la véranda de son opulent palais et contemple le jardin. Elle est ensuite captivée par “les magnifiques peintures sur paravent qui décorent les pièces”. Cependant, à la fin de cette section, l’auteur écrit : “Il est pitoyable qu’une enfant se console en regardant les peintures.” Selon la spécialiste japonaise, “au lieu de célébrer la bonne fortune de la jeune fille, le narrateur s’afflige de son sort”. Murasaki Shikibu pensait que la vie de ces femmes était misérable. Et bien que le destin tragique de plusieurs héroïnes du Dit du Genji puisse être considéré comme une simple fiction, Komashaku affirme que l’attitude de Shikibu est également évidente dans son journal, une œuvre imprégnée de noirceur, reflétant la douleur non résolue d’être une femme.
Que l’on juge le destin de ces femmes chanceux ou tragique dépend de la vision que l’on a du mariage et des relations entre les sexes, et les lecteurs de la période Heian ne partagent peut-être pas le point de vue de la spécialiste de littérature, qui considère Genji comme “égocentrique, insensible et inconsidéré”. En effet, il était incroyablement beau, bien né, talentueux et suffisamment doux et gentil. Il n’en reste pas moins qu’il n’est pas nécessaire d’être né à l’ère #MeToo pour condamner certains comportements.
Gianni Simone
Références
La première traduction française du Dit du Genji a été publiée chez Plon en 1928 par Yamata Kiku d’après la version anglaise d’Arthur Waley (pp. 11-13). La plus complète et celle qui fait référence est celle de René Sieffert parue aux POF en 1999, et rééditée chez Verdier en 2011.