Figure incontournable du débat d’idées, l’intellectuel a accepté de brosser un portrait sans concession du Japon.
Peu de personnes ont façonné le débat social, politique et culturel au Japon comme Uchida Tatsuru. Né à Tôkyô en 1950, ce penseur et artiste martial de 73 ans a d’abord fait entendre sa voix sur son blog très populaire (http://blog.tatsuru.com) avant de se faire remarquer par le monde de l’édition et de publier un flot apparemment ininterrompu de livres dans lesquels son esprit vif et curieux explique la pensée française moderne et aborde l’histoire troublée du Japon, son avenir incertain et les relations problématiques du pays avec l’Amérique et la Chine. En 2012, il a même rédigé l’essai intitulé “L’état maladif des médias japonais” pour notre supplément bilingue La Mission (Shimei) publié un an après les événements tragiques du 11 mars 2011 (voir Zoom Japon n°18, mars 2012). Résident de longue date à Kôbe, il est professeur émérite à l’université Jogakuin de Kôbe et directeur du Gaifûkan, un centre culturel et communautaire qu’il a créé en 2011. Il a été distingué plusieurs fois pour ses ouvrages, mais malheureusement, aucun de ses livres n’a été traduit en langues occidentales. Nous avons donc décidé de lui laisser la parole pour qu’il nous présente sa vision du Japon, une conversation qui fait écho à celle que nous avions eue, il y a 6 ans, avec un autre grand intellectuel Takahashi Gen’ichirô (voir Zoom Japon n°83, septembre 2018).
D’après votre profil, vous avez de nombreux centres d’intérêt avec cependant une forte attirance pour la pensée française moderne. Qu’est-ce qui vous attire tant dans la culture française ?
Uchida Tatsuru : Lorsque j’étais lycéen, dans les années 1960, les sciences humaines et sociales étaient dominées par les auteurs français, de Sartre à Lévi-Strauss en passant par Camus, Merleau-Ponty, Lacan, Foucault, Derrida et Levinas. Tous étaient français. Aucun penseur britannique, allemand ou américain n’était aussi populaire au Japon à cette époque. Le problème, c’est que je ne parlais pas un mot de français. J’avais entendu dire que leurs livres étaient extraordinaires, mais il n’y avait pas de traductions disponibles. Je n’avais donc pas d’autre choix que d’apprendre à lire le français. Tout le monde étudiait le français à la fin des années 1960. Toute l’intelligentsia japonaise en devenir savait au moins lire le français.
Commençons par évoquer l’un de vos derniers livres, Korona-go no Sekai [Le monde après Covid, éd. Bungei Shunjû, 2021].
U. T. : C’était il y a longtemps.
En fait, il est sorti fin 2021.
U. T. : Entre-temps, j’ai dû publier 20 autres livres. En moyenne, je publie une dizaine de livres par an. Bien sûr, certains d’entre eux prennent la forme d’une conversation avec d’autres auteurs ou sont le résultat d’une collaboration, mais j’écris constamment, tous les jours, pour mon blog, et beaucoup de ces textes sont ensuite rassemblés sous forme de livre. Il en va de même pour Korona-go no Sekai. Ce n’est pas que j’avais prévu d’écrire un livre sur la crise de la Covid. J’ai écrit de nombreux essais et articles sur ce sujet pour divers médias, et mon éditeur les a rassemblés et a trouvé le titre. A l’époque, la pandémie était presque terminée et le monde avait beaucoup changé au cours des deux années précédentes. On s’intéressait à la manière de rétablir le système dans son état d’origine ou de le transformer en quelque chose de nouveau, et le moment était donc venu de publier un tel livre.
Les effets de la pandémie se font encore largement sentir. Comment les Japonais ont-ils été affectés par la crise sanitaire ?
U. T. : Voilà une question difficile. En fait, nous ne savons pas si les mesures prises par le gouvernement japonais pour lutter contre le coronavirus ont été efficaces ou non. Lorsqu’il s’agit de succès ou d’échec, il existe des objectifs chiffrés, et si vous les atteignez, vous pouvez affirmer que votre politique a été couronnée de succès. Les chiffres sont très utiles, car ils nous donnent une image claire de la situation. On peut faire des comparaisons avec d’autres pays. Quel était le taux de mortalité pour 100 000 habitants ? Comment le système médical a-t-il résisté à la pression ? Quels sont les vaccins qui ont été le plus efficaces ? On peut tout comparer. Cependant, le gouvernement japonais n’a jamais fait le bilan de sa politique. En outre, il n’a jamais dit s’il avait réussi ou non. Au lieu de cela, il a dit : “Nous avons fait de notre mieux. Nous avons travaillé dur”. Donc, une fois que vous déclarez que vous avez fait tout ce que vous pouviez, tout le reste est excusé. Ils ont travaillé dur. Peu importe que les mesures de lutte contre le coronavirus aient échoué à bien des égards.
Le plus grand échec, cependant, a été la façon dont les lacunes inhérentes au système japonais sont apparues au grand jour. En d’autres termes, la crise a rendu ces lacunes plus visibles. En fin de compte, la pandémie a été une occasion manquée. Je pense que le système japonais aurait pu être corrigé et devenir un peu plus décent si les défauts apparus à l’époque avaient été corrigés un par un (voir Zoom Japon n°119, avril 2022).
Le pire de tout, bien sûr, a été l’organisation des Jeux olympiques de Tôkyô en 2021 (voir Zoom Japon n°33, septembre 2013). Ils ont décidé qu’ils devaient organiser les Jeux par tous les moyens nécessaires, et ils ont donc commencé à dire que le coronavirus n’était pas grave et qu’il ressemblait à un simple rhume. Le gouvernement a donc pris l’initiative de diffuser des campagnes anti-masques et anti-vaccins et de dire aux gens de ne pas avoir peur. En conséquence, nous avons eu beaucoup de patients infectés et beaucoup de décès. Un tel événement ne devrait pas être organisé dans de telles circonstances. En fin de compte, il n’y a pas eu de spectateurs, mais l’organisation d’un tel événement au milieu d’une pandémie mondiale a coûté la somme incroyable de 3 000 milliards de yens (18,2 milliards d’euros). N’aurait-il pas été mieux d’utiliser une telle somme pour améliorer le système médical ?
Mais à l’époque, le gouvernement pensait qu’il devait donner la priorité aux Jeux olympiques, et il a donc déversé une quantité ridicule d’argent dans les festivités, avec le corollaire habituel de scandales. Non seulement des employés de Dentsu [la plus grande agence de publicité du Japon] ont été arrêtés, mais des transactions financières opaques ont eu lieu un peu partout, puis le Comité olympique s’est soudainement dissous avant qu’une enquête ne soit menée, et tous les comptes ont disparu. Aujourd’hui encore, nous ne savons pas à quoi a servi tout cet argent. Une fois de plus, les Jeux olympiques de Tôkyô se sont achevés sans que l’on sache clairement s’il s’agissait d’un échec ou d’un succès. Quatre années se sont écoulées depuis 2020, et pendant ces quatre années de pandémie, le Japon n’a pas été en mesure d’élaborer des politiques appropriées pour la reprise sociale et économique. D’autre part, les mauvais côtés du système japonais sont de plus en plus répandus.
Depuis le début de la pandémie, le monde entier a traversé une sorte de crise en même temps, et c’était une très bonne occasion de voir comment chaque gouvernement l’a gérée, de comparer objectivement les gouvernements des pays qui ont fait du bon travail et ceux qui ont échoué. Cependant, le gouvernement japonais a refusé de montrer les mesures concrètes qu’il avait prises. Il n’a pas fait de recherches, il n’a pas évalué les résultats de ses politiques ; il a simplement oublié le problème et est passé à la chose suivante de son agenda, à savoir l’exposition universelle d’Ôsaka.
Au Japon, il semble que l’approche consistant à faire de son mieux plutôt qu’à produire des résultats soit populaire.
U. T. : En effet, les Japonais n’hésitent pas à faire de leur mieux plutôt que de produire des résultats. Non seulement ils n’évaluent pas les résultats, mais ils ne se fixent même pas d’objectif, qu’il s’agisse d’un objectif chiffré ou autre. Ils n’élaborent pas de tels plans. Cela dure depuis les années 1930. C’est une maladie qui dure depuis 100 ans.
Quelles autres lacunes la pandémie a-t-elle révélées dans le système social ?
U. T. : La chose la plus importante est que la Covid est une maladie infectieuse, c’est donc un problème scientifique et médical. En temps normal, les experts médicaux se réunissent, discutent du problème, décident de ce qu’il faut faire et le gouvernement suit leurs conseils. Il s’agit donc d’un problème scientifique et non politique. Cependant, ce n’est pas la science qui a pris le dessus au Japon, mais la politique. Plusieurs scientifiques ont exprimé leurs opinions, et le gouvernement n’a écouté et diffusé que les opinions qui lui convenaient, supprimant tout le reste. L’expression “politiquement dirigé” est souvent utilisée depuis une dizaine d’années, et bien que le fait d’être politiquement dirigé ne soit en aucun cas une mauvaise chose, au Japon, cela s’avère catastrophique lorsqu’il s’agit de questions telles que les centrales nucléaires et la crise sanitaire. En d’autres termes, les hommes politiques ne poursuivent que leurs propres intérêts.
Quels sont les secteurs qui vous inquiètent le plus ?
U. T. : Les secteurs les plus sensibles sont la santé, l’éducation, l’alimentation et l’énergie. Par exemple, dans le cas du riz et de l’alimentation, ils ne cessent de dire que le riz et les légumes japonais sont déjà trop chers, alors ils disent aux agriculteurs de réduire la superficie de leurs terres parce que leurs produits ne se vendront pas, ou qu’ils devraient carrément cesser de cultiver. En conséquence, le taux d’autosuffisance actuel du Japon est de 38 %. C’est ce qu’indiquent les données du gouvernement. Toutefois, selon le professeur Suzuki Nobuhiro, expert en alimentation à l’université de Tôkyô, le taux réel d’autosuffisance alimentaire du Japon n’est que de 9 %. Il a chuté à ce point. Récemment, j’ai été invité au Parlement en tant que témoin, et j’ai entendu que si cette situation perdure, si quelque chose tourne mal et que la chaîne d’approvisionnement est perturbée, dans le cas où le pays serait coupé ou incapable d’importer, les stocks du Japon ne dureraient qu’un mois. C’est pourquoi nous sommes si vulnérables. Pourtant, certains hommes politiques disent qu’il ne faut pas s’inquiéter parce que nous pouvons compter sur le marché et acheter de la nourriture bon marché en Chine ou au Brésil.
Dans des pays européens comme la France, le gouvernement accorde une aide considérable à l’agriculture, et non seulement le pays est autosuffisant, mais il dispose de suffisamment de nourriture pour en exporter une partie. De plus, la sécurité alimentaire est une priorité pour ces pays. Le Japon n’a aucun concept de sécurité alimentaire.
Même en matière d’énergie, il n’y a aucun concept de sécurité. En ce qui concerne les centrales nucléaires et ce qui s’est passé lors de l’accident nucléaire de 2011, ils ont continué à tout dissimuler et, en fin de compte, les données appropriées n’ont pas été publiées. Et que se passera-t-il ensuite ? Que fera-t-on de l’ensemble du processus menant au démantèlement de la centrale nucléaire ? C’est un autre mystère. Il s’agit en fait d’un sujet scientifique, et les scientifiques ne cessent de répéter que cela n’a rien à voir avec l’idéologie, le profit ou la perte, ou le marché. Mais au lieu de les écouter et d’élaborer des politiques en conséquence, le seul objectif du gouvernement a été sa survie politique, à savoir comment surmonter la crise et rester au sommet. La santé et l’éducation sont d’autres domaines dans lesquels la politique, l’idéologie et les marchés ne devraient pas intervenir. Les soins médicaux sont censés protéger la santé de la population, et l’éducation est censée être un système stable qui aide les enfants à devenir des citoyens à part entière. Ces secteurs devraient être gérés par l’Etat et bénéficier d’une priorité absolue. Au lieu de cela, ils sont de plus en plus privatisés et laissés aux mains du marché. En fait, depuis un certain temps, le gouvernement confie aux entreprises privées de plus en plus de choses qui devraient être protégées et gérées par le pays lui-même. Nous sommes habitués depuis longtemps à confier des affaires au secteur privé, depuis la privatisation des chemins de fer nationaux japonais (1987) jusqu’à la privatisation de l’approvisionnement en eau. Dans des villes comme Ôsaka, ils ferment les écoles publiques, soutiennent l’enseignement privé et obligent tout le monde à aller dans ces écoles. Ils se sont complètement alliés aux forces du marché.
Le néolibéralisme, comme nous l’appelons, s’est rapidement accéléré et renforcé ces dernières années, depuis le deuxième gouvernement Abe, puis Suga, et maintenant Kishida. Je dis depuis un certain temps que le pays est de plus en plus mal et que l’Etat ne fait plus rien pour y remédier. Il est devenu évident qu’au lieu de donner la priorité à la santé, à la sécurité et au bonheur de la population, ils donnent la priorité au maintien de leur propre gouvernement. Le Japon est un pays corrompu. Il semble que nous approchions de la phase finale des régimes dictatoriaux corrompus, tels que le régime Marcos aux Philippines et le régime Suharto en Indonésie.
Ce pays est aujourd’hui profondément malade. Si vous regardez le scandale des caisses noires au sein du Parti libéral-démocrate, actuellement au pouvoir, la plupart des questions importantes sont décidées par le gouvernement sans délibération du Parlement, et tout changement majeur en matière de sécurité est effectué par les seules décisions du gouvernement. Nous devons avoir un débat national sur tout cela. En outre, le problème le plus grave auquel est confronté le Japon à l’heure actuelle est le déclin démographique, mais il n’en est pas du tout question.