Si vous voyagez au Japon au mois de mai, vous n’échapperez pas aux koi-
nobori qui flottent au gré du vent.
Mai est un mois merveilleux au Japon. Après la chute des fleurs de cerisiers, les dernières journées froides sont enfin derrière nous, remplacées par de douces journées ensoleillées. Par conséquent, l’envie de sortir et de profiter du printemps tant qu’il dure est presque palpable. S’ensuivra un mois plus tard la saison des pluies, chaude et collante. Puis l’été.
Heureusement, cette envie de sortir est facilitée par la superbement nommée Golden Week, qui est en fait une succession de quatre jours fériés, offrant à la population laborieuse une rare occasion de prendre un peu de repos. Tout le monde bouge. Les routes sont très fréquentées, tout comme les hôtels, les onsen (stations thermales d’eau chaude) et toutes les autres destinations touristiques populaires.
A cette époque de l’année, toute mélancolie persistante liée à la disparition des fleurs de cerisiers est vite dissipée par les consolations colorées du mois de mai. En ce qui concerne la flore, la nature a simplement remplacé le rose par le violet, car c’est maintenant au tour des fleurs de glycine d’égayer le paysage urbain, tombant en cascade des treillis et des pergolas dans les parcs, les jardins et sur les berges des rivières, où que l’on se trouve.
Mais les vraies couleurs du mois de mai se retrouvent dans les joyeux étalages de koi-nobori. Aucun visiteur au Japon entre fin avril et début mai ne peut manquer de remarquer ces longues banderoles en forme de koi (carpes) aux couleurs éclatantes, qui flottent fièrement dans la brise printanière à chaque coin de rue, à la ville comme à la campagne. Et lorsque le vent souffle, étirant les koi-nobori sur toute leur longueur, il est facile d’imaginer qu’ils s’efforcent de nager à contre-courant d’une rivière.
Ressemblant à des manches à air en forme de poisson, les koi-nobori (littéralement, l’escalade de la carpe) vont des modestes petits déploiements d’une seule banderole solitaire, mesurant seulement quelques mètres de long et flottant sur un balcon ou au-dessus de la porte d’un magasin, aux déploiements massifs organisés par la communauté et comprenant des dizaines de drapeaux en forme de koi, chacun d’entre eux mesurant plusieurs mètres de long. Vous trouverez également des koi-nobori ornant des bâtiments, des sanctuaires shintoïstes et même étendus sur des rivières. Où que vous alliez, vous êtes sûr de les apercevoir.
A Hiroshima, par exemple, vous verrez un grand déploiement de longues carpes flottant sur la façade de l’hôtel Prince, situé en bord de mer, où s’est tenu le sommet du G7 l’année dernière. Au centre-ville, dans le plus grand sanctuaire shinto de la ville, Gokoku Jinja, à côté du château, de grands koi-nobori volent au-dessus de la porte torii à l’entrée du sanctuaire. En suivant la route côtière vers l’est, juste à la sortie de la ville de Kure, dans la préfecture de Hiroshima, vous arriverez au parc à thème espagnol Portopia (voir Zoom Japon n°110, mai 2021). Là, une ligne spectaculaire de koi-nobori est suspendue le long du front de mer, offrant un spectacle splendide avec en toile de fond la grande île d’Etajima, qui se profile, vert foncé et brumeuse, à une courte distance de l’autre côté de la mer Intérieure de Seto.
Pendant ce temps, juste à l’extérieur d’Iwakuni, dans la préfecture voisine de Yamaguchi, un spectacle fantasmagorique vous attend au restaurant Sanzoku. Niché au pied d’une montagne couverte de forêts, Sanzoku ressemble à un croisement entre un château et un petit village. Une cascade dévale le flanc de la montagne et se jette dans un bassin qui borde le restaurant. Le soir, la façade est illuminée par de nombreuses lanternes en papier. A cette époque de l’année, elle est également ornée de nombreux koi-nobori de grande taille. L’effet combiné du décor, des lanternes et des serpentins de koï donne un aspect surréaliste à l’ensemble.
Vous voulez voir le plus grand koi-nobori du monde ? Il faut alors se rendre au Kazo Citizens Peace Festival (qui se tient chaque année le 3 mai) à Saitama, au nord de Tôkyô. Ici, un gigantesque koi-nobori de 100 mètres de long est dressé sur les rives de la rivière Tonegawa. Sa longueur est telle qu’il faut une grue pour le hisser en position.
Mais quelle que soit leur taille, les koi-nobori constituent un spectacle époustouflant. Dans les villes, ces délicieuses taches de carpes colorées ne manquent jamais d’égayer le paysage urbain de béton et de verre. A la campagne, les rouges, bleus et jaunes vifs des koi-nobori forment un contraste audacieux avec le vert luxuriant des montagnes et le bleu profond du ciel printanier. Ils s’efforcent de résister aux courants du vent comme s’ils avaient une vie propre. Il est facile d’imaginer qu’elles s’efforcent de nager contre le courant d’une rivière, comme de vraies carpes koi.
Alors, de quoi s’agit-il ? Les koi-nobori sont exposés en l’honneur de kodomo no hi, ou Journée des enfants, le 5 mai, dernier jour de la Golden Week. Les carpes, admirées pour leur force et leur résistance, symbolisent l’espoir que les enfants grandiront forts, en bonne santé et avec succès. Les carpes koi sont très appréciées au Japon pour leur beauté, mais aussi pour leur force, leur endurance et leur détermination, comme en témoigne leur capacité à nager à contre-courant. Un proverbe japonais dit même “La carpe escalade la cascade” pour désigner quelqu’un qui réussit grâce à un effort persistant.
Avant 1948, le 5 mai était célébré comme la Journée des garçons ou tango no sekku, l’une des cinq célébrations sekku autrefois organisées à la cour impériale (les autres étant shogatsu ou Nouvel An, hinamatsuri ou Fête des poupées (3 mars), Tanabata (7 juillet) et kiku no sekku, Fête du chrysanthème). C’est pourquoi le 5 mai était traditionnellement axé sur les vertus de la force, du courage et de la persévérance. De nombreuses familles suivent encore une autre coutume de la Journée des garçons, qui consiste à exposer une armure de samouraï miniature, ou yoroikabuto, dans leur maison.
En 1948, cette journée a été rebaptisée “Journée des enfants” et est désormais dédiée à la santé et au bonheur de tous les enfants, garçons et filles confondus. Néanmoins, l’image virile de la carpe koi joue toujours un rôle central dans le festival. Les filles ont droit à leur fête le 3 mars, date du Hinamatsuri, ou festival des poupées, plus connu sous le nom de Journée des filles. Il ne s’agit toutefois pas d’un jour férié.
Les origines exactes du Koi-nobori sont incertaines. Certains pensent que la coutume a commencé à l’ère Edo (1603-1868). Toutefois, dans leur livre Japan In 100 Words (Tuttle Publishing, 2021), les auteurs Ornella Civardi et Gavin Blair indiquent que les estimations varient “entre 700 et 1 500 ans”. Ils ajoutent que les banderoles de koi “ont pu être inspirées par les bannières que les samouraïs utilisaient pour s’identifier et identifier leurs unités sur le champ de bataille”.
Quoi qu’il en soit, le respect pour la carpe remonte à des temps immémoriaux. Un ancien mythe chinois raconte que les dieux transformaient en puissant dragon tout koi capable de remonter la puissante chute d’eau de la Porte du Dragon sur le fleuve Jaune. Sur les centaines de koïs qui tentèrent l’expérience, un seul parvint à surmonter les courants violents et les cascades déchaînées pour atteindre le sommet. Les dieux, fidèles à leur promesse, ont récompensé sa ténacité en le transformant en un splendide dragon aux écailles d’or. Cette légende est devenue un symbole de persévérance, de détermination et de force, et montre que le succès est le fruit d’un travail acharné. Des variantes de cette histoire sont encore fréquemment rencontrées au Japon aujourd’hui.
Lors du célèbre festival Gion Matsuri de Kyôto (voir Zoom Japon n°2, juillet 2010), par exemple, où les dragons jouent un rôle central, un char représente un énorme koi nageant sur des vagues de bois sculpté, ce qui souligne l’actualité de la croyance dans le symbole de la carpe.
Les koi-nobori en sont venus à symboliser toute une série de qualités que les parents souhaitent pour leurs enfants : détermination, ténacité, vigueur, persévérance face à l’adversité, bonne santé et force en général, afin de surmonter les défis qui les attendent dans le monde d’aujourd’hui.
Il ne s’agit pas non plus d’un vœu pieux. Dans de nombreuses familles japonaises, on attend toujours du fils aîné qu’il subvienne aux besoins de sa femme et de ses enfants, qu’il reprenne l’entreprise familiale et qu’il s’occupe de ses parents pendant leurs vieux jours. Cela signifie souvent que le fils et sa femme vivront dans la maison familiale avec les parents du fils. Il est donc évident qu’il a besoin de toute l’aide possible, aussi symbolique soit-elle.
Une exposition typique de Koi-nobori contient au moins trois serpentins de koi : un grand koi noir au sommet représentant le père, un koi rouge plus petit en dessous pour représenter la mère, puis un koi supplémentaire de couleur et de taille différentes pour chaque fils, par ordre décroissant d’âge.
Vous pourrez également apercevoir un Koi-nobori spécial, représentant le mythique garçon-héros Kintarô, chevauchant le koi comme s’il s’agissait d’un cheval sauvage. Il est facilement reconnaissable à sa peau rouge vif. Selon la légende, Kintarô (littéralement, le garçon d’or) était le fils d’une sorcière des montagnes et doté d’une force herculéenne. Il devint un guerrier célèbre et intrépide qui surmonta toutes sortes d’adversités et finit toujours par triompher. Bien entendu, le fait de pouvoir chevaucher un koi géant en amont est une indication supplémentaire de sa force et de sa bravoure, ce qui fait de lui le modèle idéal pour les jeunes salarymen en herbe d’aujourd’hui.
Mais la Journée des enfants ne se résume pas à la lutte pour le succès. En effet, il est impensable de fêter les enfants sans leur offrir une friandise, et le kodomo no hi a lui aussi ses gâteaux spéciaux. Les gâteaux de riz mochi, fourrés de confiture de haricots rouges (azuki) et enveloppés dans des feuilles, sont des friandises traditionnelles qui sont toujours populaires auprès des garçons et des filles, tout comme le chimaki, ou pâte de riz sucrée enveloppée dans une feuille d’iris.
Si la coutume du Koi-nobori remonte à des siècles, l’inspiration que les Japonais trouvent dans la ténacité du koi est toujours d’actualité. Comme nous l’a expliqué notre ami Fujii Akira, âgé de 75 ans : “Au Japon, nous admirons les koi pour leur puissance et leur détermination. Quand je pense aux koi, cela me rappelle qu’il est important de continuer à faire de son mieux et de ne pas abandonner”.
C’est une leçon qui peut nous inspirer tous, quel que soit notre âge ou notre sexe.
Steve John Lowell & Angeles Marin Cabello