Pour la romancière taïwanaise qui vit à Tôkyô et écrit en japonais, le Japon a encore beaucoup d’efforts à faire.
Née en 1980, à Taipei, de parents taïwanais, Wen Yûjû est arrivée à l’âge de 3 ans au Japon. Depuis, elle y vit et y écrit. En 2009, elle a publié son premier roman, Kôkyokôraika, titre inspiré d’un poème du Man’yôshû, l’anthologie de poésie japonaise du VIIIe siècle. Souvent primés, ses romans et essais sont directement inspirés de sa biographie et traitent de questions identitaires. Zoom Japon l’a rencontrée au Salon des Livres du BCF à Tôkyô.
“J’écris en japonais pour une raison bien simple : je ne pourrais pas écrire dans une autre langue”. C’est ainsi que commence votre dernier ouvrage, paru en février 2023.
Wen Yûjû : Depuis l’école primaire, je lis et écris en japonais, j’ai fait corps avec cette langue, comme une évidence, sans m’en rendre compte.Votre nom de plume est Wen Yûjû.
W. Y. : Au Japon, on m’appelle On Yûjû. A Taiwan, Wen Yôrô. Les mêmes idéogrammes prononcés différemment en japonais et en chinois. J’ai navigué entre ces deux noms, et, quand j’ai commencé à écrire, j’ai retenu Wen, lecture chinoise de mon nom de famille et Yûjû, lecture japonaise de mon prénom. Choisir l’un de mes deux noms me dérangeait. Cet enchevêtrement symbolise ce que je suis : ni purement et simplement japonaise ni taïwanaise. Japonais et Taïwanais, “nous nous ressemblons mais nous sommes différents”. C’est dans ce contexte que j’ai été élevée. On a tout fait pour que nous soyons “comme les Japonais” en nous disant en même temps “vous êtes différents”. C’est une situation qui crée un conflit intérieur et que je traite dans mes romans.Un de vos livres a pour titre Watashi no mono dewanai kuni de (Dans un pays qui n’est pas le mien, Chûôkôron shinsha, 2023).
W. Y. : Je suis un peu intimidée d’en parler dans une interview pour un magazine français (rires)… Comme un certain nombre d’universitaires japonais, j’ai été influencée par Derrida, cette expression vient de lui : “Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne”. Etudiante, cette phrase m’a beaucoup touchée. J’utilise l’idée pour parler d’un pays dont l’atmosphère générale n’autorise pas quelqu’un comme moi à dire que le Japon est son pays. Aux Japonais qui me lisent et qui vivent tranquillement à l’intérieur du cadre qu’est l’Etat-Nation japonais je propose de réfléchir ensemble à ce qu’est ce cadre.Quelles études avez-vous suivies ?
W. Y. : Une scolarité japonaise depuis le primaire puis des études de “Culture internationale” à l’université Hôsei. J’ai étudié la littérature japonaise : avec l’écrivain et critique littéraire Kawamura Minato, des romans de l’époque coloniale écrits en japonais, avec l’auteur américain de langue japonaise Hideo Levy, des textes d’auteurs comme Tawada Yôko qui écrit en japonais et en allemand. Depuis l’enfance, j’aimais écrire, imaginer des histoires et, étudiante, j’ai peu à peu trouvé ma voie. Je m’intéresse toujours à des personnages ballottés, en suspens, entre plusieurs cultures. Marguerite Duras ou des auteurs américains issus de l’immigration, me touchent. La façon dont ces auteurs, qui ressentent un décalage avec leur “pays hôte”, considèrent la famille par exemple, m’intéresse beaucoup.Quel est votre principal lectorat ?
W. Y. : Au début, surtout des personnes d’origine étrangère vivant au Japon, Taïwanais, Coréens, mais maintenant beaucoup de Japonais également qui se posent des questions quant aux normes sociales qui les contraignent, ou qui vivent à l’étranger et y élèvent leurs enfants. A Taïwan, quand mon premier livre est paru, les Taïwanais ont semble-t-il été surpris de découvrir la situation que pouvaient connaître au Japon leurs concitoyens expatriés, un peu “égarés”.Comment s’est passée votre intégration au Japon ?
W. Y. : Mes parents sont arrivés au Japon pour le travail de mon père. Lorsqu’il a davantage passé de temps à Taïwan et en Chine, nous aurions éventuellement pu retourner à Taipei, mais mes parents ont pensé que ce serait encore un effort de repartir de zéro à Taïwan, surtout pour moi et ma sœur. J’avais environ 10 ans, ma sœur était née à Tôkyô. Et puis mes parents se sentaient bien au Japon… Mes grands-parents maternels avaient connu l’occupation japonaise, mais avaient plutôt une bonne opinion du Japon et quand ma mère y est partie, pour eux elle “allait dans un bon endroit” et ils l’ont plutôt encouragée, ils se disaient que c’était bien que nous restions au
Japon et allions les voir de temps en temps.Avez-vous envisagé de prendre la nationalité japonaise ?
W. Y. : Je préfère conserver cet état de distorsion entre nationalité, langue et culture. Si je n’étais pas romancière, ce serait peut-être différent. Mais sans nationalité japonaise, sans droit de vote au Japon, dans “ce pays qui n’est pas le mien”, je peux traiter librement et avec une certaine légitimité des questions identitaires. J’ai le sentiment que c’est mon rôle, que c’est ce que je peux faire de mieux, que je toucherai davantage de gens qu’avec un droit de vote qui me permettrait de donner une seule voie supplémentaire à un politicien.Que représente Taïwan pour vous ?
W. Y. : Enfant, je ne faisais pas vraiment la différence entre Japon et Taïwan. M’y rendre l’hiver et l’été, c’était aller là où étaient mes grands-parents, oncles et tantes. Aujourd’hui, je constate souvent que, au cours de ces 30 dernières années, les deux pays ont évolué assez différemment. Certaines choses évidentes pour les Japonais, auxquelles ils ne pensent donc pas sont pour les Taïwanais des choses auxquelles ils sont réellement attachés, et qu’ils sont prêts à défendre : la démocratie, la liberté en particulier. Les Japonais pensent peu au devenir de leur pays, ils peuvent le laisser se dégrader sans intervenir. A Taïwan, beaucoup de jeunes, d’universitaires, considèrent qu’ils doivent être actifs pour que leur territoire ne soit pas avalé par la Chine. Au Japon, les gens sont peu intéressés par la politique et se sentent loin du monde des politiciens, mais, à Taïwan, les citoyens peuvent élire directement leurs dirigeants. Les débats, voire disputes, autour de la politique sont aussi le signe d’une certaine liberté acquise en 1987 avec la levée de la loi martiale, c’est donc une situation relativement récente et les Taïwanais en sentent l’importance bien plus clairement que les Japonais. Quand Audrey Tang, une femme sans bagage universitaire particulier, mais très intelligente et avec une riche expérience d’entrepreneuse, qui avait changé de genre [née homme, elle a effectué sa transition en 2005, à l’âge de 24 ans] a été nommée ministre chargée du Numérique dans le gouvernement de Lin Chuan, j’ai été très envieuse de la situation taïwanaise. Je me suis dit que le gouvernement japonais était bien loin de choisir une personne comme elle, malgré toutes ses capacités !Comment les Taïwanais sont-ils considérés au Japon ?
W. Y. : Les Taïwanais, parce qu’asiatiques, ne sont pas “accueillis” comme les Occidentaux. Toutefois, par rapport aux Coréens ou Chinois, ils font plutôt partie des étrangers relativement bien acceptés, parce qu’ils semblent exprimer moins de ressentiment envers les Japonais. Ils ne sont pas pour autant considérés comme des égaux. De la même manière que beaucoup de Japonais admirent et se sentent attirés par la France par exemple, beaucoup trouvent évident que les Taïwanais apprécient le Japon, il est comme “naturel” qu’ils admirent le Japon.Est-ce que le regard porté sur Taïwan a changé depuis votre enfance par exemple ?
W. Y. : Oui. Quand j’étais à l’école dans les années 1980-1990 aucun camarade ne savait où se trouvait Taïwan. Alors que quelques décennies plus tôt aucun Japonais n’ignorait cette colonie japonaise. Comme leurs parents ne disaient généralement rien aux enfants à propos de l’époque coloniale, les Japonais de ma génération avaient fini par ne même plus savoir où se situait Taïwan ! Alors que les Taïwanais savaient beaucoup de choses sur le Japon. Vers la fin des années 1990-début 2000, tout à coup l’existence de Taïwan s’est révélée aux Japonais, mais pour de “mauvaises raisons” : le manga de Kobayashi Yoshinori, Taiwan-ron [Sur Taïwan, Shôgakukan, 2000], dans lequel il vante les mérites de la colonisation de Taïwan par le Japon, a répandu l’idée que, parmi les anciens colonisés, Taïwan était un pays qui admirait et respectait le Japon, qui “avait aimé l’occupant” ! Soudain les Japonais ont redécouvert Taïwan et en plus se sont sentis aimés par ce pays ! Aujourd’hui, vingt ans plus tard, Taïwan apparaît plus proche du Japon, on peut s’y rendre facilement, en un peu plus de trois heures d’avion, mais c’est encore surtout une destination touristique.
Sur divers points Taïwan me semble plus dynamique que le Japon. Par exemple sa réaction face à la pandémie, qui a été vantée dans le monde entier, a été plus rapide et sensée que celle du Japon. De la même manière, lors du dernier tremblement de terre en avril, les secours ont été rapidement organisés et certains critiques japonais les ont même comparés à la lenteur des interventions dans la Péninsule de Noto (voir Zoom Japon n°139, avril 2024) après le séisme du 1er janvier…Les Japonais ont-ils du mal à reconnaître que “l’élève peut dépasser le maître” ?
W. Y. : Autour des moi, des amis regrettent que le Japon “fasse moins bien” que Taïwan. Cela vient du fait que le Japon pense toujours être un modèle pour Taïwan. Est-ce qu’une relation plus équilibrée deviendra possible ? Pour quelqu’un comme moi, sentir d’un côté une sorte d’arrogance et de l’autre une sorte de servilité a toujours été pénible. L’histoire a installé l’idée selon laquelle les Japonais sont au-dessus des autres peuples asiatiques et ce sentiment imprègne encore fortement l’inconscient japonais. Mon impression est que les Japonais, au fond, ne veulent pas réviser cette image obstinée de ce qu’est “être japonais”. En même temps, le nombre encore limité de personnes “entre deux cultures” fait qu’ils ont peu d’occasions de questionner cette mentalité.Cela n’évolue pas ?
W. Y. : Dans les années 1990, certains intellectuels tels Imafuku Ryûta (anthropologie culturelle) par exemple, ont défendu l’idée qu’il n’y a pas que l’Occident qui peut servir de modèle, qu’on peut apprendre de l’Amérique du sud ou centrale, de l’Asie, de l’Afrique, mais la tendance générale dominante me semble malgré tout avoir peu évolué. Par manque d’intégration de ces influences, le Japon est menacé par un risque de rétrécissement sur soi.
C’est pourquoi, je voudrais tenter d’élargir le regard que pose la société japonaise sur l’étranger. Il me semble que je suis bien placée pour le faire.
Propos recueillis par Corinne Quentin