Depuis plusieurs années, les Japonais manifestent leur intérêt pour la cuisine taïwanaise. Son essor remonte à 2018, lorsque le bubble tea s’est imposé dans l’archipel. La combinaison exotique de thé noir d’Assam parfumé, de lait et de perles de tapioca moelleuses (également appelées boba) s’est avérée très populaire et de longues files d’attente se sont rapidement formées devant les nombreux magasins spécialisés qui ont ouvert leurs portes un peu partout. La populaire chaîne Kazunoko THE ALLEY, par exemple, a ouvert son premier magasin Omotesandô dans le centre de la capitale japonaise en août 2017 et compte désormais 27 antennes à travers le Japon, où vous pouvez choisir entre du thé glacé, du thé chaud doux et du thé chaud.
Lorsque l’on considère la grande percée du bubble tea, on ne peut pas négliger le rôle joué par les réseaux sociaux, en particulier Instagram, dans son succès. En effet, les boissons contenant de grosses perles de tapioca noir sont éminemment Instagrammables. Les compagnies aériennes à bas prix ont également permis de voyager à Taïwan à moindre coût et plus facilement qu’au niveau national, et il est devenu à la mode de poster une photo de soi en train de boire un authentique bubble tea dans un lieu exotique.
En fait, le tapioca a connu deux petites phases de succès avant même 2018. Tout d’abord, au milieu de la mode pour les aliments ethniques dans les années 1990, de petites perles de tapioca garnies de lait de coco sont apparues sur le menu de nombreux restaurants asiatiques. Puis, au début des années 2000, des perles de tapioca plus grosses ont été présentées dans les médias. En 2015, Pokka Sapporo Food & Beverage a lancé une bouteille en PET de Kaga bô hôjicha, qui a connu un grand succès. Les boissons à base de hôjicha (thé vert grillé au charbon de bois) existent depuis les années 1990, mais le Kaga bô hôjicha, avec son goût clair et doux et son mélange complexe d’arômes floraux, s’est avéré particulièrement populaire auprès des amateurs de thé. Peu après, des produits tels que le hôjicha latte sont apparus chez Starbucks et dans les supérettes.
Soudain, pour de nombreux Japonais, la consommation de thé a dépassé la dichotomie traditionnelle entre thé vert et thé anglais. Aujourd’hui, il est possible de choisir parmi une variété de thés de base, tels que le Tieguanyin et le thé au jasmin, et d’ajouter du lait, du sirop, du tapioca, etc. à des thés autres que le thé noir.
Le bubble tea a attiré des foules considérables malgré son prix assez élevé. Certes, 600 à 700 yens (voire plus pour le thé dit “artisanal”) est un prix élevé pour une boisson à base de thé. D’un autre côté, la quantité généreuse de tapioca augmente sa valeur, satisfait votre appétit et le rapproche d’un dessert.
Le bubble tea a été suivi par la glace pilée à la mangue, le thé au fromage et d’autres sucreries. Le point commun de toutes ces choses est qu’elles remportent un franc succès auprès des femmes – qui, soit dit en passant, sont aussi d’infatigables utilisatrices d’Instagram. En effet, les Japonaises sont très ouvertes et curieuses lorsqu’il s’agit d’essayer de nouveaux plats et sont de loin les principales clientes des nombreuses succursales de Chun Shui Tang (le berceau du bubble tea) et d’Ice Monster (célèbre pour ses glaces pilées) qui ont ouvert les unes après les autres dans tout le pays.
Bien entendu, Taïwan n’est pas seulement célèbre pour ses sucreries, et ses nouilles, ses soupes et ses plats à base de viande s’imposent peu à peu sur le marché japonais, déjà très encombré. D’une part, les plats taïwanais sont moins assaisonnés que les plats chinois et coréens et sont réputés plus adaptés au goût des Japonais. Ils sont également considérés comme assez sains.
A l’origine, un petit nombre d’autochtones vivaient à Taïwan, mais après le XVIIe siècle, des habitants de la province chinoise de Fujian y ont migré. La culture alimentaire de Taïwan s’est donc développée de manière indépendante, en tirant parti du climat et des ingrédients locaux. Un autre point remarquable à Taïwan est le développement d’une culture de l’étalage alimentaire, dont les marchés de nuit, omniprésents et extrêmement populaires, sont le meilleur exemple.
La version taïwanaise des onigiri (boulettes de riz) attire également beaucoup d’attention. L’essentiel est qu’elles sont faites de riz glutineux et qu’elles sont pleines d’ingrédients. A Taïwan, chaque magasin fabrique sa propre version et les garnitures varient des cornichons, omelettes et œufs durs au porc braisé et à la viande hachée.
L’un des plats emblématiques de Taïwan est le bœuf aux nouilles, également connu sous le nom de “soul food” de l’île. Ses deux principaux ingrédients sont une soupe profonde à base de bœuf rôti et des nouilles de farine de blé semblables aux udon japonais. Un plat typique de nouilles au bœuf contient également des tomates, de la pâte de haricots rouges, de l’anis étoilé et du poivre de Sichuan. Ces nouilles peuvent même être préparées à la maison.
Sanshô Kôfuku (Sanshang Qiaofu), une chaîne de magasins spécialisés dans les nouilles au bœuf qui compte environ 150 boutiques à Taïwan, a ouvert sa première boutique japonaise à Akasaka en 2014. Elle propose à la fois des nouilles de bœuf braisées rouges à base de sauce soja et des nouilles de bœuf braisées claires à base de dashi. Outre les boissons alcoolisées telles que la bière taïwanaise, on y trouve également une grande variété d’en-cas tels que des omelettes à la taïwanaise et des boulettes de calmar que l’on trouve sur les marchés nocturnes de Taipei et d’autres villes taïwanaises.
Un autre pilier de la cuisine taïwanaise est constitué par les nouilles de bœuf au sel médicinal, accompagnées d’un bouillon de bœuf et d’une soupe à base de sel. L’umami qui se répand lentement sur la langue est addictif. Les garnitures sont les mêmes que pour la soupe à base de sauce soja : bœuf, bok choy (une sorte de chou chinois), œufs durs et oignons verts.
Selon les analystes alimentaires, si la cuisine taïwanaise a un goût délicieux et un grand potentiel, il pourrait être difficile de reproduire l’incroyable succès du bubble tea et de la glace pilée. En effet, les Japonais ne sont pas habitués à certains des ingrédients qui figurent en bonne place dans ces plats.
Par exemple, la soupe rouge de nouilles au bœuf contient beaucoup d’anis étoilé, tant dans la viande mijotée que dans la soupe. L’anis étoilé est un remède traditionnel chinois qui régule le fonctionnement de l’estomac et des intestins et constitue une épice essentielle de la cuisine chinoise. Il n’est pas exagéré de dire que si l’on devait comparer Taïwan à un parfum, ce serait celui de l’anis étoilé. Il suffit de se promener dans une ville taïwanaise pour sentir l’odeur de l’anis étoilé qui émane de nombreux restaurants. Toutefois, de nombreux Japonais ne sont pas habitués à cette forte odeur. Beaucoup n’aiment pas non plus la coriandre utilisée comme garniture. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles ces plats ne sont pas plus répandus au Japon.
Le Lu Rou Fan (bol de riz au porc braisé) est un autre excellent plat qui, jusqu’à présent, n’a connu qu’un succès limité au Japon. La raison est la même que pour les nouilles au bœuf. Toutes les saveurs taïwanaises ne font pas recette. Pour que les Japonais se familiarisent avec ces plats, il est probablement préférable de les vendre dans des restaurants taïwanais proposant une large carte plutôt que dans des restaurants spécialisés.
Une autre façon d’ouvrir le marché local à des plats plus exotiques est de faire ce que les Japonais font depuis des lustres : adapter les plats étrangers à leurs propres goûts. Les maze soba (nouilles mélangées) de style taïwanais en sont un bon exemple. Mis à part le nom, les maze soba ont été créées par hasard dans un restaurant de Nagoya en 2008. Quoi qu’il en soit, ce plat de râmen sans soupe d’inspiration taïwanaise a rapidement fait de nombreux adeptes. Contrairement aux râmen traditionnels (voir Zoom Japon n°26, décembre 2012), le maze soba utilise des nouilles épaisses et moelleuses qui sont mélangées à du porc haché et à des garnitures telles que des oignons verts, de la ciboulette, de l’ail haché et du jaune d’œuf. La viande hachée riche et épicée se combine aux saveurs de la ciboulette et de l’ail et à la douceur du jaune d’œuf pour former un délicieux plat de nouilles sans bouillon.
Jean Derome