Le monstre apparu sur les écrans en 1954 est devenu un symbole national et international.
Dans Godzilla, Mothra et King Ghidorah : Giant Monsters All-Out Attack (Gojira, Mosura, Kingu Gidorâ : Daikaijû sôkôgeki, 2001), l’un des personnages principaux du film, le producteur de télévision Kadokura Haruki, un homme de médias blasé qui pense que la plupart des programmes qu’il produit sont stupides, déclare que “Godzilla est dépassé”. Cependant, ce film a été vu par près de 2,5 millions de personnes et a rapporté 2,7 milliards de yens, devenant ainsi le troisième film japonais le plus rentable en 2002.
Cette œuvre a été suivie de huit autres films japonais et de quatre films hollywoodiens. Neuf d’entre eux sont sortis au cours des dix dernières années, faisant de Godzilla un événement cinématographique annuel. Ce n’est pas si mal pour une franchise qui, au milieu des années 1970, semblait avoir atteint sa limite. L’endurance du monstre peut être attribuée à la capacité de la franchise à s’adapter à l’évolution du climat social et culturel mondial. D’une part, le Grand G est devenu plus grand et plus fort que jamais. Dans le premier film de 1954, il mesurait 50 mètres, une taille suffisante pour dominer le paysage urbain de Tôkyô. La Tour de Tôkyô (voir Zoom Japon n°3, septembre 2010) n’a été achevée qu’en 1958, et jusqu’en 1963, la loi japonaise sur les normes de construction fixait une limite de hauteur absolue de 31 mètres. En 2016, dans Shin Godzilla, la taille du monstre est passée à 118,5 mètres.
Selon Peter H. Brothers, l’un des premiers rédacteurs du légendaire fanzine Japanese Giants et auteur de trois livres sur Godzilla et Honda Ishirô (voir pp. 7-9), le monstre est né comme une allégorie des armes nucléaires, puis, à la fin des années 1960, il est passé du statut de méchant à celui de héros, défendant l’humanité contre les extraterrestres et d’autres monstres, avant de redevenir méchant ces dernières années. Cependant, au-delà de ces changements, Godzilla et les autres monstres de la Tôhô ont un point commun qui les a fait aimer des fans. “L’élément unique des films de monstres de Honda qui les distingue de ses contemporains occidentaux était le concept de représenter les diverses bêtes déchaînées et les extraterrestres aussi bien comme des victimes que comme des méchants. Les énormes monstres devaient mourir simplement parce qu’ils n’avaient plus leur place dans le monde moderne”, écrit-il dans Mushroom Clouds and Mushroom Men (Authorhouse, 2009). Dans un entretien donné en 1968, le cinéaste a d’ailleurs déclaré que “les monstres sont des êtres tragiques. Ils ne sont pas mauvais par choix. Ils sont nés trop grands, trop forts, trop lourds. C’est leur tragédie. Ils n’attaquent pas les gens parce qu’ils le veulent, mais à cause de leur taille et de leur force, l’humanité n’a pas d’autre choix que de se défendre. Après avoir vu plusieurs histoires comme celle-ci, les gens finissent par développer une sorte d’affection pour les monstres. Ils finissent par se soucier d’eux”. “Honda Ishirô s’est donné beaucoup de mal pour présenter ses monstres non pas comme des créatures terrifiantes, mais comme des animaux exotiques qui pourraient vivre en paix si on les laissait tranquilles, comme s’ils avaient eux aussi le droit d’exister. Malheureusement, dans un monde dirigé par les hommes, une telle situation est tout à fait impossible. Ces fins ambivalentes donnent aux films fantastiques de Honda une profondeur de sentiment unique et posent la question des victoires creuses de l’humanité. Même après que le redoutable et destructeur Godzilla ait été pulvérisé, il semble peu probable que les Japonais pensent à marquer l’occasion en déclarant une fête nationale”, confirme Peter H. Brothers.
En ce qui concerne la transformation soudaine de Godzilla de créature terrifiante en protecteur de l’humanité, le spécialiste explique qu’elle reflète l’évolution de l’époque dans laquelle ces films ont été réalisés. “A l’époque, d’autres studios japonais produisant leurs propres films de monstres mettaient la pression sur la Tôhô. Daiei, en particulier, a sorti un film sur une tortue monstrueuse intitulé Gamera (Daikaijû Gamera) en novembre 1965. Le film a fait d’énormes recettes, mais le plus important pour son producteur était que le monstre était considéré comme un champion des enfants.” A partir de ce moment, la comédie et les séquences de monstres frénétiques allaient donner le ton futur de la série.
“Honda a déclaré plus tard qu’il était en fait heureux de s’éloigner de ces films. Il avait du mal à humaniser Godzilla comme le voulait la Tôhô, ou à laisser Mothra agir comme médiateur entre Godzilla et Rodan dans Ghidrah, le monstre à trois têtes (Sandai kaijû : Chikyû saidai no kessen, 1964), et il lui aurait certainement été difficile de réaliser Le Fils de Godzilla (Kaijûtô no kessen : Gojira no musuko, 1967)”, ajoute-t-il. L’Américain avoue qu’il n’est pas un grand fan des films de la seconde moitié des années 1960. “Je suis d’une génération qui aurait dû être plus attachée aux films de monstres, mais même lorsque j’étais enfant, j’avais tendance à les fuir, pensant qu’ils étaient de qualité inférieure simplement parce qu’il s’agissait de films de monstres ou d’horreur. Avec le recul, cependant, je pense que c’était simplement parce que, à ma manière, j’avais intériorisé les valeurs des adultes de l’époque. En y repensant aujourd’hui, je crois que Godzilla a continué à vivre à l’écran jusqu’à aujourd’hui parce que Honda avait la conviction et la détermination que les enfants ne pouvaient pas être facilement dupés”, estime-t-il.
Contrairement à Peter H. Brothers, le critique japonais Kiridoshi Risaku (voir pp. 7-9) aime beaucoup les films de Godzilla de la fin des années 60. “Je suis né en 1960 et depuis l’époque où j’étais à l’école primaire, un nouveau film de Godzilla sortait chaque année. Je les ai tous vus et je croyais fermement que Godzilla était un ’bon gars’ qui combattait et vainquait les méchants monstres. Vous pouvez imaginer ma surprise lorsque mes parents, mes professeurs et d’autres adultes m’ont dit que Godzilla était autrefois une créature effrayante. Je crois que j’ai vu le premier Godzilla à la télévision quand j’étais en avant-dernière année du primaire et je me suis dit qu’il était vraiment méchant ! Puis, en 1984, un nouveau film sur Godzilla est sorti après une interruption de plusieurs années, et il est redevenu l’ennemi de l’humanité, et c’est toujours le cas aujourd’hui. Quand on y pense, Godzilla n’a été un héros sympathique que pendant une courte période dans l’histoire de cette très longue franchise. Quoi qu’il en soit, je garde un bon souvenir de Godzilla le gentil parce qu’il me rappelle mon enfance”, raconte-t-il.
Le Japonais, qui a vu tous les films mettant en scène le monstre, affirme que les films américains, aussi bons soient-ils, ne peuvent rivaliser avec les films japonais. “Après tout, le Japon est un pays qui a subi les bombardements atomiques , et c’est au Japon que le premier Godzilla a été réalisé, à partir d’une histoire japonaise, avec des effets spéciaux japonais. Je suis fier que nous ayons créé une saga aussi puissante et réussie, et à en juger par les nouveaux titres, Shin Godzilla et Godzilla Minus One (2023), je dirais que cette franchise a un bel avenir devant elle”, estime-t-il. “Les films réalisés en Amérique ne sont pas mauvais. Le problème avec ces œuvres, cependant, c’est qu’elles commencent avec une certaine conscience sociale, un accident nucléaire, mais à mi-parcours, vous réalisez que ce n’est qu’un divertissement et que le film a généralement une fin relativement heureuse. Dans les films américains, en d’autres termes, le thème social n’est que le déclencheur de l’aventure, de l’action, qui est bien sûr bonne en soi, et je suis sûr que de nombreux fans japonais de Godzilla l’apprécient ou même la préfèrent. Cependant, je pense qu’il est important de ne pas perdre de vue les problèmes de la vie réelle, comme l’énergie nucléaire et l’ombre de la guerre, qui constituent l’axe spirituel de Godzilla”, ajoute Kiridoshi Risaku. Peter H. Brothers reconnaît que c’est ce qui fait de Godzilla un si grand personnage. “Il a été suggéré que si Honda Ishirô n’avait jamais réalisé un autre film après Godzilla, son importance dans les annales de l’histoire du cinéma n’en aurait pas été diminuée, et il y a plus qu’un minimum de vérité dans cette suggestion. En effet, Honda n’a jamais réalisé un autre film qui ait eu un impact plus important sur sa carrière que Godzilla”, confirme-t-il.
Entre-temps, l’influence de Godzilla a largement dépassé le domaine de la fantaisie. A environ 600 km au sud-est de l’île d’Okinotori, le point le plus méridional du Japon, Godzilla est apparu au fond de l’océan Pacifique sous la forme d’un gigantesque mégamullion (un complexe de noyaux océaniques). Selon le département d’information marine des garde-côtes japonais, un mégamullion est une élévation en forme de dôme avec un glissement vertical à grande échelle formé lorsque le manteau sous la croûte terrestre est exposé sur le plancher océanique. Découvert en 2001 lors d’une étude gouvernementale visant à délimiter le plateau continental, ce mégamullion mesure 125 km de long et 55 km de large, soit une superficie équivalente à trois fois celle de Tôkyô.
Lors d’une conférence internationale visant à déterminer les noms de la topographie sous-marine, il a été décidé de nommer le site “Godzilla Megamullion Topographic Zone” en raison de sa taille. En effet, bien qu’il n’ait pas exactement la forme de Godzilla, il s’agirait du plus grand mégamullion de la planète, avec une série de crêtes de 1 000 à 2 500 mètres de haut.
Lorsque le Japon a proposé ce nom, les gardes-côtes japonais, qui servent de secrétariat au comité d’examen national, ont obtenu l’accord préalable de Tôhô, propriétaire de la marque Godzilla. Le nom a été enregistré en 2022 à l’issue des délibérations du sous-comité sur les noms des entités sous-marines, créé conjointement par l’Organisation hydrographique internationale et les organisations compétentes de l’UNESCO.
Jean Derome