Après avoir visité 18 fois celle de 1970, Hashizume Shin’ya voudrait que celle de 2025 connaisse le même succès.
Aquoi ressemblait vraiment l’Expo ’70 et comment peut-on la comparer à celle de 2025 ? Nous avons posé la question à Hashizume Shin’ya, historien de l’architecture et urbaniste qui enseigne à l’université municipale d’Ôsaka. Il a publié plusieurs ouvrages sur le sujet. Expert des politiques urbaines et de la culture à Ôsaka et dans la région du Kansai, il est membre de comités gouvernementaux locaux et conseiller auprès d’organisations liées au développement urbain. En 2007, il s’est également présenté en tant que candidat indépendant à l’élection municipale d’Ôsaka sur la base d’un programme visant à recréer la cité par le biais d’un “changement générationnel”.
L’Expo’ 70 peut être considérée comme le point culminant de la reconstruction et du développement économique de l’après-guerre. Comment Ôsaka a-t-elle changé après la guerre et quelle était l’atmosphère de la ville avant et pendant cet événement ?
Hashizume Shin’ya : Ôsaka a été réduite à l’état de friche par les raids aériens américains pendant la Seconde Guerre mondiale. Après le conflit, la ville a commencé à se reconstruire pour devenir le principal centre du Japon occidental. A cette époque, de nombreuses personnes sont venues s’y installer, en particulier en provenance des préfectures voisines. Mon père, par exemple, venait de Mie et ma mère de Kyôto. Mes grands-parents maternels étaient originaires de la péninsule de Noto, la région même où le tremblement de terre s’est produit au début de cette année (voir Zoom Japon n°139, avril 2024). Comme beaucoup d’autres personnes, mes parents pensaient qu’ils auraient une meilleure chance dans la vie s’ils s’implantaient à Ôsaka, et mon père y a donc créé une entreprise. C’est pourquoi j’y suis né.
Avant la guerre, Ôsaka était la capitale industrielle et manufacturière du Japon, et pendant la période de reconstruction, elle a été reconstituée une fois de plus comme centre industriel. La ville était pleine d’espoir et de vitalité dans les années 1950 et 1960. J’avais dix ans lorsque l’Expo ’70 a eu lieu. A l’époque, il restait encore quelques terrains vagues, vestiges de la ville incendiée lors des raids aériens. De nombreuses routes n’étaient pas asphaltées et il y avait beaucoup de fumée et de gaz d’échappement. L’assainissement n’était pas très bon. Il y avait un canal près de ma maison. Les eaux usées sales des usines s’y déversaient en amont. D’un autre côté, beaucoup de choses étaient en train de changer pour le mieux ; de nouveaux bâtiments commençaient à être construits les uns après les autres, et il y avait beaucoup d’optimisme pour l’avenir.
Au milieu de tous ces changements, l’organisation de l’Expo et l’attraction de personnes du monde entier sont devenues notre mission commune. Des autoroutes et des métros ont été construits, le port a été développé et l’aéroport d’Ôsaka est devenu une plaque tournante internationale. Même un enfant comme moi a ressenti l’atmosphère électrisante liée à cet événement.
Vous avez visité l’Expo ?
H. S. : J’y suis allé 18 fois ! Nos proches venaient souvent chez nous, et les présidents d’entreprise, les clients de mon père, séjournaient aussi parfois à la maison. Tout le monde voulait visiter l’Expo, et à chaque fois, ils m’emmenaient avec eux. C’était une expérience formidable. Je collectionnais les brochures, les badges et les timbres, et chaque fois que je voyais un visiteur étranger, je lui demandais un autographe. J’étais vraiment à fond dans cet événement. C’était amusant, mais c’était très, très fatigant parce qu’il y avait tellement de monde. Elle avait été prévue pour 30 millions de personnes, mais elle en a attiré 64 millions. C’était épuisant. Beaucoup de gens sont allés à l’Expo, mais je me demande ce qu’ils ont vraiment pu voir, car les files d’attente étaient incroyablement longues. Il était particulièrement difficile d’entrer dans les pavillons les plus populaires. Je crois que je suis allé deux fois au pavillon américain pour voir les roches lunaires, mais on ne pouvait pas s’arrêter pour les regarder. Il fallait avancer et je n’ai probablement passé qu’une dizaine de secondes devant elles.
A l’époque, quel était l’état d’esprit de la population à l’égard de l’Expo ?
H. S. : C’était la première fois qu’Ôsaka organisait un événement d’une telle ampleur, et des slogans étaient apposés dans toute la ville, même sur les comptoirs de l’entreprise de mon père, disant : “Faisons de l’Expo d’Ôsaka un succès”. C’est devenu notre objectif. Alors que le pays réintégrait la communauté internationale après avoir perdu la guerre, tout le monde était fier d’être Japonais et habitant d’Ôsaka. Lorsque j’ai fait des recherches sur l’Expo plus tard, j’ai découvert qu’il y avait eu beaucoup de confusion et pas mal de problèmes, comme des retards dans la construction et le manque d’argent, mais je n’avais que dix ans à l’époque et tout ce que je voyais, c’était des gens unis par un effort commun pour réussir.
Vous voulez dire que personne ne s’est opposé à l’événement ?
H. S. : En fait, à l’époque, il y avait un mouvement anti-Expo. En 1970, le traité de sécurité entre le Japon et les Etats-Unis devait être renouvelé, et les étudiants qui n’en voulaient pas étaient également opposés à l’Expo. Par ailleurs, de nombreux créateurs, artistes et designers ont contribué à l’Expo, et ils étaient très engagés à l’époque. Il y avait beaucoup d’agitation politique et sociale. Après tout, la guerre du Vietnam se poursuivait, l’Union soviétique et les Etats-Unis étaient en pleine guerre froide et le monde s’effondrait sur le marché des devises. Le thème principal de l’exposition était “Progrès et harmonie pour l’humanité”, mais à cette époque, il n’y avait pas d’harmonie dans le monde et le soi-disant progrès polluait la planète. Le message de l’Expo était donc que l’harmonie est importante, et pas seulement le progrès ou le développement à tout prix. Je pense que ce message est toujours crucial.
Vous avez visité l’Expo 18 fois, vous l’avez donc bien connue. Quels pavillons ont été les plus populaires ?
H. S. : Je dois dire que mes pavillons préférés étaient différents de ceux que tout le monde voulait voir. Le pavillon que j’ai le plus aimé est celui sur lequel l’entreprise de mon père a travaillé. Il appartenait à une entreprise américaine, et j’y étais évidemment particulièrement attaché parce que mon père y était impliqué. D’une manière générale, les pavillons américain et soviétique étaient très populaires, comme celui du Japon bien sûr. Les entreprises japonaises telles que Mitsubishi et Hitachi attiraient également une foule considérable. Les organisateurs de l’Expo sont allés voir l’exposition universelle précédente à Montréal, et ont beaucoup appris d’elle, tant d’un point de vue technique que créatif, comme la manière de faire passer un message en utilisant des moniteurs géants et des multi-écrans afin de créer un espace immersif. Ce qui était particulièrement apprécié des visiteurs, ce n’était pas tant le contenu ou le message que le fait d’expérimenter ces choses d’une manière nouvelle. A l’époque, le design psychédélique était omniprésent et la musique progressive assistée par ordinateur commençait tout juste à devenir populaire, de sorte que tout le monde était exposé à la nouvelle musique et aux nouveaux visuels. Pour beaucoup de gens, c’était la première fois qu’ils avaient l’occasion de vivre une telle expérience.
Un autre pavillon que j’ai apprécié est le pavillon scandinave, dont le thème était “plus et moins”. Leur message était que le progrès et le développement économique ont un côté positif et un côté négatif. Alors que l’industrie continue de prospérer, l’environnement devient pollué et le fossé entre les riches et les pauvres se creuse. D’un point de vue visuel, ce pavillon était tout à fait unique et innovant. Les visiteurs recevaient une feuille de papier sur laquelle étaient projetées diverses diapositives et devaient décider eux-mêmes s’ils pensaient qu’il s’agissait d’une bonne ou d’une mauvaise chose pour l’environnement..
Un musée d’art a également été installé. La moitié des objets exposés présentait l’histoire de la civilisation occidentale, de la Grèce et de la Rome antiques jusqu’à nos jours, tandis que l’autre moitié exposait l’art japonais. L’idée était de montrer que même le Japon avait produit sa propre culture et sa propre civilisation et que nous devions en être fiers. Notre pays a un attrait mondial et devrait être apprécié et respecté non seulement pour ses réalisations économiques, mais aussi pour ses contributions culturelles. J’ai probablement vaguement compris cela lorsque j’étais enfant, mais plus tard, j’ai réalisé que le Japon n’était pas une nation isolée, mais un membre digne de la communauté internationale.
Un autre point fort de l’Expo était que chaque pavillon national disposait d’un restaurant. Cela permettait de goûter à des plats du monde entier. Un jour, j’ai mangé au pavillon français et le plateau-repas était accompagné d’une baguette, que je n’avais jamais goûtée auparavant. C’était probablement la première baguette que je mangeais et je me souviens m’être demandé comment les Français pouvaient manger du pain aussi dur.
Mon meilleur souvenir est sans doute la visite de la fête nationale thaïlandaise, au cours de laquelle j’ai été stupéfait d’assister à un spectacle où un éléphant était engagé dans une lutte à la corde avec une voiture. J’avais déjà vu des éléphants en cage au zoo, mais c’était la première fois que je voyais un éléphant en action.
A votre avis, quel genre d’héritage l’Expo d’Osaka a-t-elle laissé ?
H. S. : L’Expo ’70 a montré que ces événements pouvaient devenir véritablement mondiaux. Jusqu’alors, seules l’Europe, l’Amérique et l’Australie avaient organisé une exposition universelle. Ôsaka a été la première ville asiatique à le faire. A cet égard, elle a ouvert les portes à d’autres pays comme la Corée du Sud et la Chine. En 2010, par exemple, Shanghai a organisé une exposition universelle. Dubaï l’a suivie en 2020, et l’Arabie saoudite s’apprête à en organiser une en 2030. Mais c’est Ôsaka en 1970 qui a marqué le véritable tournant dans l’histoire des expositions universelles.
Son succès a incité d’autres villes japonaises à se porter candidates à l’organisation d’expositions universelles : Okinawa en 1975, Tsukuba dix ans plus tard, Ôsaka en 1990 pour l’Exposition internationale d’horticulture, et Aichi en 2005. Ôsaka elle-même a engrangé beaucoup de confiance.
La ville s’est attelée à une tâche énorme et a organisé l’une des expositions les plus réussies de l’histoire. Tout le monde était fier de ce qu’il avait accompli, et l’exposition a placé Ôsaka sur la carte internationale une fois pour toutes. Jusqu’alors, les seuls étrangers que j’avais rencontrés étaient ceux qui apparaissaient dans les séries télévisées américaines. Mais à Ôsaka, pour la première fois, 77 pays ont participé et nous avons pu interagir avec des gens du monde entier. L’Expo est donc devenue une force motrice qui a poussé les Japonais à s’internationaliser.
Même pour moi, l’Expo a été un tournant. Même si je n’étais qu’un enfant, j’ai vu tout le monde être heureux et s’amuser, et j’ai compris le pouvoir que de tels événements pouvaient avoir sur les gens. J’ai décidé que je voulais faire quelque chose comme ça, et quand j’ai grandi, j’ai étudié l’architecture et l’urbanisme et j’ai fini par devenir un expert en parcs de loisirs et d’attractions, en expositions et en grands événements culturels.
En 2025, Ôsaka accueille une nouvelle fois une exposition universelle. Comment se compare-t-elle à l’Expo ’70 ?
H. S. : Malheureusement, la nouvelle exposition a mauvaise réputation auprès des médias. En effet, beaucoup d’argent a été dépensé, et les chiffres montrent que relativement peu de gens veulent y aller. Une autre Expo a eu lieu à Nagoya en 2005, et beaucoup de gens ont oublié ce que c’était il y a 20 ans, mais même à cette époque, c’était un événement plutôt local qui n’a pas fait beaucoup parler de lui à Tôkyô ou à Ôsaka. Le problème, c’est que les choses ont changé et que les gens ne sont plus autant enthousiasmés par ces manifestations qu’ils l’étaient autrefois, en particulier les jeunes générations. Ce n’est pas comme les événements sportifs tels que la Coupe du monde ou les Jeux olympiques, qui attirent l’attention du monde entier.
Par ailleurs, comme je l’ai déjà dit, dans les années 1960, tout le monde voulait que l’Expo soit un succès. C’était une question de fierté. La génération de mes parents pensait qu’en accueillant une exposition internationale, le Japon serait jugé par le monde entier, et l’échec n’était tout simplement pas envisageable. Ils pensaient qu’il était de leur devoir de montrer à tout le monde que le Japon avait une place légitime dans la communauté internationale. Aujourd’hui, cependant, la nouvelle campagne de l’Expo se résume à “L’Expo arrive, allons à l’Expo !”. En d’autres termes, beaucoup de gens pensent qu’ils ne sont pas concernés. C’est juste un événement amusant. Et c’est là que le bât blesse. Lors d’une exposition, chaque pays, chaque pavillon transmet un message, et je dis toujours que puisque nous sommes le pays hôte, c’est à nous, Ôsaka, Japon, de préparer un endroit où les gens peuvent interagir et dialoguer. Mais le grand public ne partage pas ce sentiment. Pour la plupart des visiteurs, l’Expo n’est qu’un lieu où l’on paye pour assister à une sorte de spectacle.
C’est un peu décevant, mais j’espère qu’à partir du mois d’avril, l’attitude des gens changera. Nous devrions avoir une attitude plus positive et proactive à son égard.
Que pensez-vous des critiques qui visent l’Expo de 2025 ?
H. S. : Je pense qu’elles sont en grande partie justifiées. Ils disent qu’ils ont dépensé trop d’argent pour ce projet, que la structure ne sera pas achevée à temps, qu’il y a eu un tremblement de terre dans la péninsule de Noto et que les efforts de reconstruction devraient être prioritaires par rapport à l’Expo. Tous ces points sont corrects. Cependant, le Japon a fait une promesse au reste du monde, et il est de notre responsabilité de la tenir. Nous devons montrer que nous sommes un membre digne de confiance de la communauté internationale.
Je suis impliqué dans ce projet depuis longtemps, et lorsque nous avons discuté pour la première fois du thème principal de l’Expo, en 2015 et 2016, j’ai fortement insisté sur l’importance de contribuer au débat sur les objectifs de développement durable (ODD). Ces objectifs ont été créés par l’Assemblée générale des Nations unies vers 2015, et à l’époque, ils n’étaient pas encore très connus dans le monde entier. C’est pourquoi nous avons décidé que le thème principal de la nouvelle exposition serait “Concevoir la société du futur, imaginer notre vie de demain”. Nous voulons dire que nous devrions créer une société durable.
Ensuite, il y a eu la pandémie qui a représenté une menace sérieuse pour nos vies, puis la Russie a envahi l’Ukraine et une autre guerre fait rage au Moyen-Orient, alors je crois que maintenant plus que jamais, notre message est pertinent. Nous devrions tous nous rappeler que la vie est précieuse et qu’il faut la protéger. Cependant, beaucoup de gens ne voient dans l’Expo qu’un parc à thème ou un parc d’attractions, un divertissement comme un autre. C’est pourquoi de nombreuses critiques ont été formulées à l’encontre de cet événement. Je l’accepte et je comprends leur point de vue, mais en même temps, je suis très contrarié quand je vois qu’ils ne se concentrent que sur des questions locales et que, ce faisant, ils passent à côté de la situation dans son ensemble. C’est frustrant de ne pas pouvoir faire passer notre message.
Propos recueillis par G. S.