Le Grand Palais accueille, jusqu’au 19 mars, une rétrospective dédiée à l’artiste japonaise au fil des âmes.
Depuis décembre dernier, les réseaux sociaux regorgent de photos et vidéos immortalisant un univers spectaculaire de milliers de fils rouges enchevêtrés. Résolument “instagrammable”, cette installation se trouve au Grand Palais, au cœur de la rétrospective consacrée à Shiota Chiharu, The Soul Trembles (Les frémissements de l’âme).
Conçue en 2019 pour le Mori Art Museum de Tokyo, cette exposition avait attiré plus de 660 000 visiteurs en seulement quatre mois, surpassant les records d’affluence des expositions de Kusama Yayoi ou Murakami Takashi. Et ce, malgré une notoriété moindre de l’artiste par rapport à ces figures monumentales de l’art contemporain. Une enquête menée par le musée révélait que plus de 54 % des visiteurs avaient été incités à découvrir le monde de Shiota grâce à la forte visibilité de ses œuvres sur les réseaux sociaux. Est-ce un succès pour un artiste ? Que devons-nous attendre d’une œuvre d’art contemporain ? Une réflexion ? Une émotion ? Ou simplement une attraction visuelle ?
Après avoir traversé six pays d’Asie, cette rétrospective s’installe à Paris, occupant 1 200 m² du monument historique. Et le phénomène se répète : les plateformes de partage assurent une communication efficace, et les visiteurs réservent leurs billets des semaines à l’avance. Hautement photogénique, l’exposition ne déçoit pas et provoque régulièrement des exclamations admiratives.
Dès l’entrée, Where Are You Going ?, une installation de fils blancs suspendus dans une cage d’escalier, évoque des bateaux flottants dialoguant magnifiquement avec l’architecture datant de 1900. Réalisée initialement en 2017 Au Bon Marché, cette œuvre introduit l’emblématique Uncertain Journey (Voyage incertain), une installation immersive composée de 280 km de fils rouges tissés. L’intensité visuelle saisit immédiatement : “Waouh !” Le visiteur s’arrête pour capturer cet instant, souvent dans l’idée de le partager en ligne. Mais en s’attardant, une autre dimension se révèle. Ces fils, qui s’entrelacent et parfois se rompent, semblent incarner une entité vivante, en quête d’existence, sans destination finale claire. Immersive et troublante, l’œuvre fait émerger les émotions incertaines de l’artiste – ou celles de nous-même. C’est alors qu’une question se pose : qui est cette artiste ?
La réponse attend dans les salles suivantes, où sont retracés son parcours à travers des photographies, des vidéos, mais aussi des créations récentes marquées par le retour d’un cancer diagnostiqué en 2017. Malgré peu d’explications écrites, l’émotion imprègne chaque œuvre.
Née en 1972 à Ôsaka, Shiota a étudié la peinture à l’huile à Kyôto avant d’élargir son expression artistique. En 1994, dans sa performance-installation From DNA to DNA, les fils rouges apparaissent pour la première fois, symbolisant le sang et les liens humains, en écho à une légende d’Asie de l’Est selon laquelle les âmes sœurs sont reliées par un fil rouge invisible. En 1996, elle s’installe à Berlin. Sept ans après la chute du mur, la ville, en pleine effervescence culturelle, attire de nombreux jeunes artistes, dont Shiota. Elle poursuit ses recherches auprès de Marina Abramović et Rebecca Horn, figures majeures qui influencent profondément son travail en interrogeant les rapports entre le corps et le monde. Progressivement, le corps disparaît de ses œuvres, laissant place à des installations. En 2015, elle représente le Japon à la 56e Biennale de Venise.
Dans les espaces suivants de l’exposition, le rouge cède peu à peu la place à des œuvres où la mémoire et l’absence prédominent : un piano brûlé entouré de chaises enchevêtrées dans des fils noirs, des fenêtres usées de Berlin, une robe blanche enfermée dans une cage, des valises anciennes suspendues par des cordelettes rouges… Ces objets, dépourvus de propriétaires, semblent pourtant chargés d’histoires, réveillant des souvenirs enfouis, uniques à chacun, mais porteurs d’émotions universelles. Et c’est là toute la force de Shiota. En partant de ses expériences et émotions personnelles – l’inquiétude, l’incertitude face à la vie et à la mort, la quête des liens humains –, elle parvient à les transformer en une expérience universelle. Son art, à la fois intime et viscéral, touche à l’essence même de ce qui relie les êtres humains entre eux.
Alors, Shiota nous invite-t-elle à comprendre ? Pas vraiment. Son travail semble plutôt nous ramener à nos propres sensations, à ces émotions enfouies que ses œuvres font remonter à la surface. Il ne s’agit pas d’un discours intellectuel, mais d’une expérience qui dépasse les mots, laissant au spectateur une vibration intérieure. Et voilà, un “Waouh !” qui vient du cœur.
Et après sa maladie et un tel succès, comment l’art de Shiota évoluera-t-il ? Plus elle sera sensible à la mortalité, plus ses œuvres pourraient refléter ce que nous ressentons face à la mort. Nous encourageront-elles, continueront-elles à susciter un “Waouh !” admiratif, ou deviendront-elles le miroir de ce que nous préférons ignorer ?
Koga Ritsuko
Informations pratiques
Chiharu Shiota, The Soul Trembles jusqu’au 19 mars 2025. 14€/11€ (TR).
Grand Palais (porte H). www.grandpalais.fr/fr