Avec Tokyo Vice, Jake Adelstein livre un formidable témoignage sur la vie des médias au Japon et sa société.
Rendez-vous a été pris avec l’auteur de Tokyo Vice dont la vie a été menacée par les yakuza, au point que l’homme bénéficie d’une protection du FBI. A l’entrée du café où la rencontre se déroule avec Jake Adelstein, deux gendarmes mobiles armés jusqu’aux dents sont en faction. Voilà qui nous plonge dans une atmosphère particulière même si les policiers ne sont pas là pour protéger notre homme, mais participent aux opérations de surveillance mises en place depuis les attentats de novembre 2015. Nous nous installons en terrasse. Jake Adelstein sort de sa poche une boîte de kit-kat au matcha et me la donne. Veut-il acheter la bienveillance de celui venu lui parler de son ouvrage publié par la toute jeune maison d’édition Marchialy ? Ou s’agit-il d’un réflexe lié à ses longues années passées au Japon comme journaliste à la rédaction du Yomiuri Shimbun, le premier quotidien du Japon et du monde en termes de tirage avec ses 14 millions d’exemplaires par jour ? “Faire des cadeaux aux flics ou à leur famille pour entretenir de bonnes relations avec eux pour obtenir des tuyaux intéressants faisait partie de mon boulot”, confie Jake Adlestein qui a été le premier Occidental à être embauché dans la rédaction japonaise d’un grand journal nippon. Il ne se destinait pas forcément à embrasser une carrière dans la presse, mais il s’est tout de même présenté au concours comme des centaines d’autres candidats. Contre toute attente, il l’a réussi et a fait son entrée dans l’histoire des médias de l’archipel.
Il aurait pu être rattaché au gaihôbu (le service étranger) compte tenu de ses origines étrangères, mais il a préféré le shakaibu (le service des informations générales). “C’est l’âme du journal. Tout le reste, c’est du remplissage, m’avait dit l’un des vétérans du Yomiuri. Le vrai journalisme, le journalisme qui change le monde, c’est là qu’on le fait”, raconte-t-il. Aussi Jake Adelstein a-t-il accepté d’endosser son nouveau costume et de devenir journaliste au Japon. “Et pour y parvenir, on m’a averti que je devais avant tout me débarrasser de tout ce que j’avais pu apprendre parce que tout ce que je croyais savoir était faux”, poursuit-il. “On m’a aussi dit qu’il fallait apprendre à laisser de côté ce que j’aimerais être vrai et à trouver ce qu’est la vérité, et à la rapporter telle qu’elle est et non comme j’aurais aimé qu’elle soit”.
On comprend pourquoi bon nombre de journalistes français qui l’ont rencontré à l’occasion de la sortie de son livre en France se soient sentis “si mal à l’aise”. “Pas tant dans son attitude mais dans son rapport à un métier, le journalisme”, note Quentin Girard dans les premières lignes de son article paru dans Libération le 12 février 2016. Quoi qu’en pense ce confrère, l’information délivrée par les médias japonais est de grande qualité et les méthodes de travail auxquelles s’est plié Jake Adelstein et qu’il décrit avec précision et sans porter de jugement permettent de satisfaire l’opinion publique. Cette dernière accorde d’ailleurs une grande confiance à la presse écrite. Au Japon, la crédibilité des journaux frôle le 78 % quand, en France, si l’on en croit le dernier baromètre publié par La Croix, le 3 février, elle dépasse à peine les 50 %.
Si l’on veut bien mettre de côté notre sentiment de supériorité à l’égard de pratiques journalistiques différentes, mais finalement tout aussi efficaces, on trouve dans Tokyo Vice un formidable document sur un pan important de la société japonaise méconnu en Occident : la presse. “C’est avant tout un ouvrage sur le journalisme et un témoignage sur le Japon”, martèle l’auteur américain. Et toute personne qui s’intéresse à ce pays doit le lire et le posséder, pourrait-on ajouter tant il est riche. Personne n’avait évoqué la presse japonaise de l’intérieur et son expérience au sein d’une entreprise nippone n’a évidemment rien à voir avec Stupeur et Tremblements d’Amélie Nothomb. Car il a beau être Américain, Jake Adelstein est traité comme un Japonais. Ici les clichés n’ont pas cours et pendant les deux-tiers du livre, il rapporte sans états d’âme son travail qui s’apparente à celui d’un soutier.
Nous sommes loin de l’image d’Epinal du grand reporter ou du journaliste d’investigation comme certains films nous le présentent. C’est un métier fastidieux qui exige des sacrifices énormes. “Mais les journalistes sont les derniers gardiens de cette démocratie que possède le Japon, me disait l’un de mes mentors au Yomiuri”, se souvient Jake Adelstein. Il est vrai que celle-ci subit de nombreuses attaques. Le journaliste évoque peu la politique japonaise et son livre ne porte pas sur les dernières années depuis qu’Abe Shinzô à la tête du gouvernement est considéré par certains comme une menace pour la démocratie. Il s’intéresse en revanche à l’urashakai, cette société de l’ombre, dont l’influence néfaste ne cesse de prendre de l’ampleur.
Dans son travail de journaliste, Jake Adelstein a été amené à couvrir les affaires criminelles et à mesurer le poids du crime organisé dans le fonctionnement de la société japonaise. “Quand j’ai commencé à travailler pour le Yomiuri Shimbun, les lois anti-mafia venaient d’entrer en vigueur. Elles ont complètement bouleversé l’environnement criminel dans le pays. Jusqu’à cette époque, les yakuza occupaient une place déterminée dans la société. Ils menaient leurs affaires en ayant comme règle fondamentale de ne pas créer de désordres au niveau de la société civile. Il pouvait y avoir parfois quelques règlements de compte, mais tout était sous contrôle, si l’on peut dire. A partir de 1992, il y a eu un basculement et la nature même du crime organisé a changé. Alors qu’ils pouvaient apparaître comme un des piliers de la société japonaise, c’est-à-dire qu’ils en assuraient en partie la stabilité, les yakuza sont devenus des perturbateurs. Leur comportement aujourd’hui est de nature à remettre en cause la stabilité sociale”, explique-t-il. C’est cette prise de conscience qui va le faire évoluer par rapport à son travail et au Japon. La toute puissance des yakuza fait ainsi qu’ils n’hésitent pas à s’en prendre à ceux qui dénoncent leur dérive, comme dans le cas du cinéaste Itami Jûzô, dont le film Minbô no onna sorti justement en 1992 lui vaut de subir physiquement les foudres des yakuzas. L’année suivante, la sortie de son film Daibyônin est perturbée par des actes de vandalisme commis dans des cinémas par des yakuza. Jake Adelstein est témoin de cette violence et de ces désordres, mais il a de plus en plus de mal à encaisser. Le scoop qu’il obtient concernant Gotô Tadamasa, l’un des mafieux les plus puissants du pays, et son hospitalisation secrète aux Etats-Unis vont le conduire à démissionner et à se retrouver menacé de mort par les yakuza. Il a quitté le Japon, mais continue de suivre les affaires de l’urashakai pour des titres américains comme The Daily Beast et sur son blog Japan Subculture Research Center. Il vient justement de publier un article sur l’influence des yakuza dans le monde des girls bands au Japon. “Ils sont partout”, dit-il. Tellement présents qu’ils sont parvenus jusqu’à présent à effrayer les éditeurs japonais, même les plus importants, à publier son livre.
Sur le ton de confidence, il annonce que la version japonaise devrait tout de même sortir d’ici la fin de l’année 2016. Il refuse de donner le nom de la maison d’édition, car tout se prépare dans le plus grand secret. “Une fuite et ce serait la catastrophe”, explique-t-il. Si Tokyo Vice dont le sous-titre est Un journaliste américain sur le terrain de la police japonaise parvient à être publié dans l’archipel, ce sera une grande victoire pour lui. En attendant, il est heureux de le voir traduit en français et de susciter tant d’intérêt de la part des médias. Il n’a pas assez de mots gentils pour les éditions Marchialy dont c’est le premier livre. Jake Adelstein n’est pas un ingrat. Est-ce aussi le fruit de son passage à la dure école du journalisme nippon ? Peut-être. Il se lève, prend tranquillement la direction de la sortie et passe devant les deux gendarmes toujours là sans les regarder. Il est temps de croquer l’une des barres de kit-kat au matcha, histoire de retrouver un peu de douceur dans ce monde de brutes.
Odaira Namihei
Référence
Tokyo Vice de Jake Adelstein, trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Cyril Gay, éd. Marchialy, 21€.