En dépit des apparences, le Japon est un pays où la bicyclette est très présente, mais il y a encore à faire.
Le terme “Japon” évoque beaucoup de choses différentes, des geishas en kimono aux sushis en passant par les arts martiaux et la culture otaku. Mais le vélo ne figure certainement pas parmi les éléments que l’on rattache à ce mot. Quand on parle de cyclisme, les endroits qui viennent tout de suite à l’esprit sont les Pays-Bas ou Portland, dans l’Oregon qui a fait de la bicyclette une priorité, sans oublier bien sûr la Chine et ses centaines de millions de cyclistes. Pourtant, le Japon est l’une des grandes nations cyclistes du monde.
Avec une population de 127 millions d’habitants, le Japon dispose de 72 millions de bicyclettes, avec plus de 10 millions de nouveaux vélos vendus chaque année. La bicyclette a toujours été un moyen de transport populaire au Japon, et aujourd’hui encore, il est particulièrement pratique pour parcourir de petites distances ou faire ses courses dans les boutiques de quartier. En effet, la distance moyenne parcourue en vélo est inférieure à 2 km. A Tôkyô même, 14 % de tous les déplacements effectués dans une journée sont effectués à vélo. Le pourcentage peut sembler faible, surtout lorsqu’on le compare à d’autres villes. Mais compte tenu de la taille de la capitale japonaise et du nombre total de trajets effectués dans l’une des métropoles les plus densément peuplées du monde, ce chiffre prend une dimension presque remarquable.
L’une des principales raisons de ce faible pourcentage est liée à l’efficacité du système de transport public. Avec autant de trains et de bus reliant les zones résidentielles et les quartiers de banlieue aux écoles et aux quartiers d’affaires, les déplacements en vélo ne constituent pas une priorité. Une autre explication est à chercher du côté des entreprises. Beaucoup d’entre elles découragent voire interdisent à leurs employés de venir au travail à bicyclette afin d’éviter les problèmes liés aux accidents. Cela dit, plus de 20 % des 20 millions de passagers ferroviaires quotidiens dans la capitale utilisent le vélo pour se rendre de leur domicile à la gare, car c’est un moyen plus rapide et plus commode que de marcher ou de prendre le bus.
En outre, au cours des dernières années, de plus en plus de personnes ont choisi le vélo au détriment de la voiture et du train, à la fois comme un moyen de garder la forme, et aussi pour éviter les embouteillages et les trains trop souvent bondés aux heures de pointe. Certaines entreprises semblent désormais satisfaites de cette évolution, allant jusqu’à mettre à disposition des espaces où les gens peuvent se doucher et garer leur bicyclette.
Les événements du 11 mars 2011 ont grandement contribué à rendre le vélo plus attrayant. Le grand tremblement de terre qui a dévasté le nord-est de l’archipel a paralysé tous les systèmes de transport dans la région de Tôkyô, forçant des centaines de milliers de personnes à marcher de longues heures pour rentrer chez elles ou à passer la nuit dans des abris temporaires dans le centre-ville. Le vélo est apparu comme un bon moyen d’éviter de se retrouver bloqué loin de chez soi en cas de catastrophe majeure.
Alors, pourquoi le cyclisme au Japon passe-t-il inaperçu malgré toutes ces personnes qui utilisent quotidiennement un vélo ? Il faut sans doute chercher la réponse du côté des cyclistes qui ne cherchent pas à se faire remarquer. Alors qu’en Europe ou aux Etats-Unis, l’usage de la bicyclette est souvent associé à une croisade contre les voitures jugées polluantes comme l’illustrent les nombreuses manifestations organisées par les défenseurs de la petite reine, la plupart des Japonais considèrent le vélo de façon plus neutre, estimant qu’il fait tout simplement partie intégrante de leur la vie quotidienne. En d’autres termes, le vélo ne représente pas un instrument de revendication, mais un outil simple et efficace pour faciliter la vie quotidienne, que ce soit pour faire du shopping, aller payer ses factures, se rendre chez le médecin ou emmener les enfants à l’école.
Malheureusement, la culture du vélo au Japon doit affronter de nombreux défis. D’une part, les cyclistes sont considérés par beaucoup de gens (en particulier les conducteurs et les piétons) comme une nuisance. Une hausse récente des accidents impliquant des vélos n’a pas permis d’améliorer l’image du vélo auprès de l’opinion publique. La police est aussi devenue beaucoup plus sévère à l’égard des cyclistes. Par ailleurs, le récent engouement pour les vélos à pignon fixe a été à la fois une bénédiction et une malédiction pour la bicyclette en général. D’un côté, posséder un vélo de ce type est devenu une sorte de déclaration de mode, suscitant un nouvel intérêt pour la bicyclette et poussant de nombreuses personnes à s’en procurer une. De l’autre côté, tous ces cyclistes inexpérimentés ont envahi les rues et les trottoirs dans toutes les grandes villes du Japon, ce qui a contribué à augmenter le nombre d’accidents, en particulier entre les piétons et les cyclistes.
Si les vélos à pignon fixe sont ceux qui attirent aujourd’hui le plus, les vélos les plus caractéristiques du Japon sont les mamachari, littéralement “vélos de maman”. Ces lourdes bêtes de somme sont l’équivalent japonais du break familial. Pratiquement chaque famille en possède au moins un. Ces monstres sans changement de vitesse peuvent être incroyablement lents et difficiles à manœuvrer (c’est sans doute pour cela que les mères japonaises sont si minces, en bonne santé et vives). Ils servent à faire toutes les sales besognes, du shopping au déplacement jusqu’à la gare, en passant par le transport des enfants jusqu’à l’école ou à la piscine. Comme chaque quartier – surtout dans les banlieues – est un monde autonome où les résidents peuvent trouver tout ce dont ils ont besoin, un mamachari est une solution bien meilleure et plus efficace qu’une voiture, d’autant que se pose le manque de places de stationnement pour les automobiles, la présence des rues étroites et que les distances sont relativement courtes à couvrir pour atteindre les différents endroits ciblés.
Désormais, les fabricants de vélos proposent des modèles plus légers et même des vélos à assistance électrique, pour celles qui doivent affronter des côtes, mais la physionomie de base du mamachari n’a pas évolué : un cadre robuste, un panier à l’avant, un porte-bagages à l’arrière, un garde-boue, un garde-chaîne, une dynamo, un antivol intégré, une sonnette et une solide béquille à l’arrière qui maintient le vélo à la verticale lorsqu’il est stationné.
La plupart de ces vélos sont plutôt bon marché (ils coûtent entre 85€ et 170€). Ils sont essentiellement considérés comme un élément jetable, comme ces parapluies en plastique que les gens achètent pour quelques centaines de yen et oublient partout. Les mamachari sont régulièrement laissés à l’extérieur de la maison, exposés à la pluie, au vent et à la neige. Leurs propriétaires ne savent pas comment les entretenir ou tout simplement ne s’en soucient pas du tout. Elles les laissent rouiller jusqu’au jour où elles les jettent et en achètent de nouveau.
Comme les mères japonaises utilisent leur vélo pour transporter leurs progénitures en bas âge, il n’est pas rare de voir les mamachari équipés d’un, de deux, voire même de trois sièges pour enfants. Voir ces objets sur roues parfois rouillés évoluer lentement au milieu de la circulation est un spectacle à couper le souffle qui peut rappeler un groupe d’acrobates dans un cirque chinois. Pourtant, ces mamans intrépides ne font qu’effectuer leurs activités quotidiennes. Lorsque le gouvernement a récemment voulu interdire le transport de deux enfants sur un mamachari, les mères à travers le Japon ont fait campagne contre ce projet et le gouvernement a été contraint de faire machine arrière.
Si les banlieues sont des havres relativement sûrs pour le vélo, les cyclistes rencontrent de grosses difficultés dans les centres de la ville. Une métropole comme Tôkyô, par exemple, ne dispose que de 10 km de pistes cyclables dédiées – un chiffre ridiculement bas par rapport à Paris (600 km), Londres (900 km) ou New York (1 500 km). Une partie du problème est liée au fait que les infrastructures cyclistes incombent à chacun des 23 arrondissements de la capitale, ce qui explique le manque de coordination. Récemment quelques arrondissements centraux ont réussi à s’entendre pour créer plus de pistes cyclables et même offrir un service de partage de vélos.
Cela n’empêche pas de rencontrer plus de vélos sur la route. “Les gens vont même à leur rendez-vous amoureux à vélo et traînent dans les boutiques spécialisées le week-end. Faire de la bicyclette à Tôkyô reste dangereux, mais c’est cool. Reste à espérer que les élus vont finir par créer de meilleures infrastructures pour les piétons et les cyclistes”, explique Brad Bennett qui gère le site Freewheeling. Selon l’Australien Byron Kidd, l’un des responsables de Cycling Embassy of Japan, “le Japon est déjà l’un des leaders mondiaux du vélo utilitaire. Il faut donc que la bicyclette soit soutenue et encouragée car elle est source de bienfaits pour l’environnement, la santé, l’économie et la société dans son ensemble”.
L’organisation des Jeux olympiques de 2020 offre aux défenseurs du cyclisme au Japon une occasion unique d’évoquer la place de la bicyclette avec les responsables gouvernementaux. Reste à espérer que les dirigeants auront une vision qui ira au-delà des Jeux olympiques et qu’ils construiront les infrastructures qu’une ville comme Tôkyô mérite.
Jean Derome