Disparue en 2015, l’actrice fétiche de Ozu Yasujirô a marqué l’histoire du cinéma, mais aussi la société japonaise.
Une maison de style japonais, presque cachée par une haute haie de bambou, voit passer les touristes qui se rendent à un temple bouddhiste qui la jouxte. Situé à peu près à deux kilomètres du centre-ville de Kamakura, ancienne capitale du Japon, ce petit coin niché au flanc d’une colline est loin de l’agitation de la cité historique. Les visiteurs qui se prennent en selfies devant le pavillon principal semblent ignorer la légende que cette maison abritait. Hara Setsuko, star des stars du cinéma japonais, connue pour ses films tournés avec l’incontournable Ozu Yasujirô, est une légende, un mythe, un mystère. Elle a passé la seconde moitié de sa vie dans cette maison dans un silence complet après sa retraite en 1963, jusqu’à ce qu’elle décède le 5 septembre 2015, à 95 ans.
De nombreux photographes indiscrets et des admirateurs encombrants avaient bien tenté de percer le mur épais de bambou. En vain. Toutes les sollicitations avaient été balayées d’un revers de la main. Son neveu, qui faisait le pont entre Hara et les médias, répétait depuis des décennies la même réponse : “je suis désolé, elle n’accepte aucune interview”. Un silence absolu qui aura été maintenu jusqu’à sa mort qui n’a été révélée que le 25 novembre. Ce demi-siècle passé en ermite dans ce logis de Kamakura a renforcé le mythe de l’actrice, contraste brutale avec sa carrière fulgurante qui a accompagné l’âge d’or du cinéma japonais.
Née en 1920 sous le nom de Aida Masae, elle rêvait de devenir professeur d’anglais, non actrice. “Le monde du cinéma me paraissait étranger car trop somptueux”, a-t-elle déclaré par la suite. Mais l’orbite arquée de son sourcil, son nez retroussé et sa peau limpide n’ont pas manqué d’inspirer son beau-frère, qui était en train de se frayer un chemin dans le milieu cinématographique en tant que réalisateur. Convaincu du talent de sa belle-sœur, c’est lui qui lui a proposé de devenir actrice. La certitude de ce dernier et les difficultés financières de la famille l’ont poussée à quitter son école à l’âge de 14 ans, pour rejoindre la société de son beau-frère en 1935.
Si cette fillette ignorait encore son destin, son entourage et le public ont rapidement remarqué quelque chose d’unique chez elle. A l’époque, les rumeurs affirmaient que ses traits – l’élégance de l’orbite qui relie ses sourcils à son nez, ses yeux profonds comme ceux des Européens, son sourire dit “archaïque” – seraient la preuve que son grand-père avait du sang allemand. Aucun membre de sa famille n’en a jamais parlé officiellement, mais cela “aurait été possible”, raconte Chiba Nobuo, critique de films et spécialiste de l’actrice.
Il n’est plus possible de prouver quoi que ce soit à ce jour, mais une chose est sûre, les Japonais de l’époque voyaient en cette actrice au physique occidental des reflets de modernité. Un paradoxe ironique quand on sait qu’en Europe, on a plutôt insisté sur l’image de la femme japonaise – discrète, respectueuse et docile à l’égard des hommes – qu’elle aurait incarnée.
Après avoir enchaîné des rôles de figurant dans quelques talkies, elle joue l’héroïne du film La fille de Samouraï (Atarashiki tsuchi, 1937) réalisé par l’allemand Arnold Fanck dans le cadre du rapprochement culturel et diplomatique des deux pays. Hara y joue une jeune fille japonaise, candide et innocente, qui attend le retour de son amant parti en Allemagne pour ses études. Ce dernier, prenant conscience de son attachement à son pays natal, met fin à sa relation avec une Allemande et épouse la jeune Japonaise, avec qui il part vraisemblablement en Mandchourie.
Malgré de nombreux clichés sur le Japon, le film fait salle comble partout. Plus de six millions de personnes ont vu ce film en Allemagne pour admirer “cette femme typique d’une race si fière”. L’équipe part même en Europe pour faire la promotion, où une foule, éprise de cette nouvelle star, se masse à la gare de Berlin pour l’accueillir. Là, elle pose pour une photo avec Joseph Goebbels, le responsable de la culture d’Hitler, qui a trouvé le film “utile pour comprendre la culture japonaise”, mais “trop long”. Hara confessera après la guerre qu’elle était “trop jeune” – 16 ans – pour comprendre le contexte politique peu reluisant de cette œuvre.
Pourtant, “c’est grâce à ce film que les réalisateurs ont remarqué le talent de Hara, capable de jouer une femme japonaise traditionnelle avec un physique quasi occidental”, raconte Chiba Nobuo. “Elle savait trouver l’équilibre entre la modernité et la tradition dans les personnages qu’elle incarnait”, ajoute-t-il. Tout au long de sa carrière, son image oscillera toujours entre ces deux axes, tout comme la société japonaise de l’époque qui allait sombrer dans une guerre fatale avant de renaître littéralement de ses cendres avec un régime démocratique.
Pourtant, ces reflets de la modernité chez Hara seront négligés voire supprimés dans les années sombres qui ont suivi son voyage en Europe. Durant cette période, elle tiendra essentiellement des rôles de femme japonaise traditionnelle, comme celui de La guerre maritime, de Hawaï à Malaya (Hawai-Mare okikaisen, 1942). Dans ce film tourné sous la censure, elle incarne la sœur d’un soldat qui participe à la bataille de Pearl Harbor. Elle l’encourage à partir en guerre et à se battre vaillamment pour le pays comme toutes les Japonaises étaient censées faire. Guerre oblige.
Toutes les bonnes choses ont une fin. Les mauvaises aussi. Le talent de Hara Setsuko s’épanouit dès la fin de la guerre. Cela fait écho aux besoins de la société japonaise d’après-guerre, qui attendait une star pour représenter cette nouvelle ère, jeune, libre et dynamique. Le rejet du militarisme et l’aspiration à la démocratie dominent. Alors âgée de 25 ans, cette femme magnifique et éblouissante a su relever le défi. Elle déploie son talent allégrement, comme si elle-même chantait la joie d’être libre.
“Nous, les Japonaises, nous avons été opprimées et exploitées depuis si longtemps comme des esclaves. Par conséquent, nous n’avons jamais eu d’identité à nous. Affranchies par la fin d’une guerre cauchemardesque, nous sommes juste éblouies par cette lumière de liberté”. Telle est la phrase qu’elle lance avec fureur dans Les Montagnes bleues (Aoi sanmyaku, 1949) dans le rôle de Shimazaki Yukiko, professeur d’un collège qui s’oppose à ses supérieurs encore attachés aux mœurs patriarcaux. Le public, épris de cette star “moderne” devenue l’icône de la jeunesse, la nomme “la muse de la démocratie japonaise”.
C’est cette année-là qu’elle tourne pour la première fois avec le réalisateur Ozu Yasujirô dont la réputation était déjà solide. Lui qui cherchait à travailler avec elle depuis longtemps, va dresser le portrait d’une jeune femme, Noriko, incarnée par Hara, avec un raffinement infini dans une série de trois longs métrages. Le dernier, Voyage à Tokyo (Tôkyô monogatari, 1953), immortalise leurs noms dans l’histoire du cinéma. Ozu décrit le déclin du système familial japonais vécu par un couple de retraités. Hara, 33 ans et au faîte de sa carrière, y tient à perfection le rôle de leur belle-fille qui les choie à Tôkyô, contrairement à leurs enfants qui les négligent. Le cinéaste aborde les thèmes universels – le changement de génération, la vieillesse et la mort, la tradition faisant face à la modernité – avec une précision d’horloger.
Quant à Hara, elle incarne une veuve de guerre, fidèle à la tradition familiale, qui refuse toujours de se remarier malgré les mœurs. Les critiques y trouvent un reflet de la société japonaise d’alors, de nouveau à la recherche de la tradition au moment où le pays renoue avec la croissance économique et aspire à la démocratie. “Ozu a essayé de faire cohabiter ces deux choses dans ce rôle de Noriko, que personne d’autre que Hara n’aurait su incarner. Personne”, assure Chiba Nobuo. L’intimité entre l’actrice et le réalisateur a donné lieu à des rumeurs sur une éventuelle liaison amoureuse. Que ce soit vrai ou non, elle qui ne voulait surtout pas interrompre sa carrière pour un mariage, restera célibataire jusqu’à sa mort. Cette petite rébellion contre les coutumes de l’époque – qui restent encore en vigueur d’ailleurs – lui vaut le surnom de “vierge éternelle” que Hara réprouve sèchement en dénonçant “une invention des médias”.
Pourtant, le choix de rôles qui s’offrent à elle devient de plus en plus limité. Trop âgée pour jouer une jeune fille et trop présente sur scène pour être une figurante, elle perd peu à peu sa place dans le monde du cinéma. Les regards du public se tournent vers les nouvelles vedettes qui lui succèdent, et les mœurs sexistes dans le milieu du cinéma ne donnent pas de rôle de protagoniste à une femme de 40 ans. Lasse d’être suivie par des magazines à scandales, souffrant d’une cataracte et probablement consciente des limites de sa carrière, elle se décide, sans toutefois le déclarer, de mettre fin à sa carrière. Cette disparition des grands écrans parachève sa légende. A Kamakura, ville pleine de souvenirs avec Ozu – c’est ici qu’ils ont tourné ensemble – et donnant sur le Pacifique, elle a passé la seconde moitié de sa vie dans la tranquillité qu’elle souhaitait avoir depuis longtemps. Selon son neveu, elle aimait surtout lire les journaux et parler de l’actualité internationale, de la montée de l’Etat islamique au changement climatique. Sa réputation et son image de l’éternel féminin ne furent pas ternies par sa retraite, mais la société a beaucoup changé pendant ce demi-siècle. 70 ans après “la guerre qui a accablé la jeunesse” de Hara Setsuko, le pays prend une direction inconnue avec une population vieillissante. Qu’en aurait pensé l’actrice qu’on avait baptisée “la muse de la démocratie japonaise” ? On ne le saura jamais.
Yagishita Yuta