La décision de Tôkyô d’autoriser le rejet de l’eau contaminée dans l’océan Pacifique ruine des années d’efforts.
Il est 7 h 30 quand le Seikômaru apparaît dans la baie de Hisanohama après une nuit passée en mer. En japonais, son nom signifie “pur bonheur”. Un nom bien choisi pour ce chalutier de 47 tonnes qui échappa miraculeusement au tsunami géant qui déferla sur la côte du Tôhoku le 11 mars 2011. “J’étais en mer avec mon équipage, nous avons navigué vers le large pendant que chacun priait pour que sa famille ait pu se mettre à l’abri à temps, ce n’est qu’au bout de deux jours que nous avons pu remettre pied à terre”, raconte son capitaine Yoshida Hisashi, en larguant les amarres. La vague de huit mètres fit plusieurs kilomètres, ravageant le village de Hisanohama et emportant 69 âmes. Mais le pire était à venir pour cette bourgade de pêche située à trente kilomètres au sud de la centrale nucléaire de Fukushima Dai-ichi. Détérioré par la catastrophe, le circuit électrique de la centrale est tombé en panne et a entraîné la fusion de trois réacteurs. La plus vaste opération de refroidissement de réacteurs de l’histoire a alors commencé. Dix ans plus tard, 1,4 million de tonnes d’eau de mer contenant diverses substances radioactives sont stockées dans 977 citernes sur le site. En 2019, l’opérateur Tepco (Tokyo Electric Power Co.) en charge de la centrale a annoncé que les capacités de stockage sur le site nucléaire seraient atteintes d’ici 2022 et que l’eau contaminée serait déversée dans l’océan Pacifique avant cette date. Une décision qui anéantit dix ans d’effort pour sortir du marasme des produits labellisés “Fukushima”.
Sur la jetée, l’équipage du Seikômaru décharge une cargaison de plus de trois cents kilogrammes de calamars, lottes et soles qui sont transportés dans des sauts sous les auvents du marché. Le capitaine Yoshida observe du ponton le brouhaha des chariots qui vont et viennent. “La plupart des jeunes que vous voyez ici sont des travailleurs à temps partiel”, explique-t-il. La filière halieutique déjà mise à mal par un vieillissement de sa population peine à embaucher de nouvelles recrues depuis l’accident nucléaire : les poissons de Fukushima ne se vendent pas. “Trois membres de mon équipage ont arrêté ces dernières années. Même avec l’argent des indemnités, j’ai du mal à trouver des jeunes, de surcroît qualifiés”. D’autres petits chalutiers arrivent après une longue nuit passée en mer. Ici la pêche s’est toujours pratiquée la nuit, mais depuis la fusion des trois réacteurs, elle a pris le nom de “pêche expérimentale”. “La première année, on pêchait des déchets du tsunami, ensuite des échantillons de laboratoire”, résume le patron pêcheur. Le septuagénaire n’a jamais déserté son bateau depuis dix ans, mais avoue qu’il est fatigué. “Dix ans que nous faisons des tests de césium (134 et 137) sur toutes les espèces de poissons sans pratiquement pouvoir les vendre. Même si les tests sont négatifs, la pêche expérimentale est pour le consommateur synonyme de risques.” Analysées plusieurs fois par semaine dans les laboratoires de contrôle de la radioactivité de Fukushima, deux cents espèces de poissons ont montré en 2019 des taux de césium inférieurs à 13 Bq (becquerel)/kg, soit 87 fois moins que le seuil national de radioactivité des aliments fixé à 100 Bq /kg. Puis, il y a eu l’annonce de Tepco concernant le rejet massif d’eau contaminée dans l’océan. “Les responsables sont venus nous expliquer que l’eau contaminée diluée dans l’eau de mer ne présenterait pas de danger. On leur a dit que si c’était le cas ils pouvaient la rejeter à Tôkyô ou Ôsaka !” s’emporte-t-il. Car pour les pêcheurs, le problème réside dans l’image désastreuse qu’amène la centrale de Fukushima Daiichi sur leurs produits. “Le METI (ministère de l’Economie, du Commerce et de l’Industrie) et Tepco ont fait une réunion l’an dernier et tous les pêcheurs se sont opposés à ce projet. Ensuite plus rien, nous sommes tenus au courant par les journaux !” renchérit Niitsuma Takehiko, un autre pêcheur de soixante ans. Il montre le journal local qui rapporte la récente visite du Premier ministre Suga Yoshihide dans la préfecture pour faire un tour d’horizon de l’avancée de la Reconstruction à la veille du passage dans l’ex-zone interdite du relais olympique avant les jeux de Tôkyô. Il a déclaré à propos du rejet de l’eau contaminée que c’est une “décision qui ne devrait pas être repoussée dans le temps”. L’opposition massive des pêcheurs n’empêchera probablement pas la décision des autorités. “Même si nous manifestons, nous n’avons plus aucun poids !” regrette le capitaine Yoshida. La filière halieutique à Fukushima n’enregistre que 17 % de ses bénéfices d’il y a dix ans. “Le gouvernement nous dédommage à hauteur de ces pertes, mais ce n’est pas un avenir pour notre métier. La mer est notre vie. Tout ce que nous voulons, c’est récupérer cette vie”, ajoute-t-il. La proximité du complexe nucléaire dont le démantèlement est prévu dans trente ans continue d’être une malédiction pour les pêcheurs. “Il y a deux semaines, on a pêché une perche de mer contaminée à 500 Bq/kg, soit cinq fois plus que la limite autorisée. Cela nous a fait un choc terrible car cette espèce avait été contrôlée et autorisée à la distribution il y a deux ans. Je pense personnellement qu’il faut prendre non pas un, mais plusieurs poissons par espèces pour augmenter la quantité d’échantillonnage. Mais sincèrement, je ne sais pas si ces efforts changeront quoique ce soit aux yeux du consommateur qui entend le nom de Fukushima. Les préfectures voisines de Miyagi ou Ibaraki ont réussi à redresser leurs bénéfices. Pourtant leurs poissons ne sont pas contrôlés, est-ce une situation juste ?” questionne Niitsuma Takehiko.
Sur le port d’Onahama, à 27 km au sud de Hisanohama, le laboratoire de contrôle de la radioactivité de la JF, qui regroupe toutes les fédérations de pêche de Fukushima, est chargé d’analyser l’échantillonnage de chaque pêche expérimentale. “Le bâtiment a été entièrement refait il y a cinq ans pour accueillir une équipe de spécialistes. Le césium se dépose dans la chair donc il faut d’abord découper un petit morceau de chaque espèce avant de l’analyser. C’est un travail très minutieux”, explique Nakano Satoshi qui dirige le laboratoire. Depuis dix ans, les machines utilisées ont incroyablement progressé. “Nous pouvons avoir des résultats sur la teneur en césium de chaque poisson en quelques minutes alors qu’avant il fallait presque une journée entière auparavant”, se rappelle-t-il. Formé par un professeur d’université après l’accident nucléaire, il a fait de la radioactivité sa spécialité pour tenter de redresser la filière halieutique de Fukushima. “Nous savons beaucoup de choses maintenant, par exemple que les poissons qui absorbent le plus de rayons ionisants sont des espèces plutôt sédentaires ou omnivores, à l’exception du poulpe. Les coquillages contrairement à ce qu’on pourrait penser absorbent très peu de césium”, commente-t-il à travers la vitre de son laboratoire. “Nous gardons une température moyenne dans le laboratoire et interdisons l’entrée des personnes pour éviter tout flux de radioactivité dans l’air”, ajoute-t-il. Ces règles strictes d’hygiène sont pour lui la garantie de produits halieutiques sains. “Si vous voulez mon avis, les poissons de Fukushima sont les plus sûrs de toute la côte du Tôhoku. Nous appliquons un seuil maximal de 50 bq/kg, soit la moitié du seuil national de 100 bq/kg avant de distribuer nos produits. Je suis plutôt inquiet pour les autres préfectures y compris Tôkyô. Est-ce que leur poisson est sain ? Nous sommes tous à proximité de la centrale nucléaire”. Le laboratoire jouxte le hall à la criée, où viennent les distributeurs de la région. Depuis deux ans, la quasi-totalité des espèces ont été remises sur le marché. “Le circuit de distribution de nos produits a été réactivé, mais reste figé à cause de la peur des consommateurs. Au marché de Tôkyô, nos poissons sont laissés pour compte, ou achetés au dernier moment au plus bas prix. C’est vraiment une situation terrible”, regrette le directeur du laboratoire. Dix ans après, la gestion catastrophique de la crise nucléaire par le gouvernement a engendré un rejet des Japonais pour tout ce qui provient de Fukushima. “Les pêcheurs n’ont pas d’autres choix que de continuer à faire des tests sur les poissons pour regagner la confiance du consommateur, même si cela prend encore des décennies”, conclut Nakano Satoshi.
Alissa Descotes-Toyosaki