Baptisé Futaba Art District, le projet artistique vise à redonner des couleurs
à une cité fantomatique.
Graphiste, Akazawa Takato n’aurait probablement jamais entendu parler de Futaba sans une rencontre fortuite avec Takasaki Jô, un habitant de cette bourgade. Avec sa coupe rasée half-hawk et sa longue mèche blonde sur le côté, ce natif de Kyôto qui fait penser à un personnage de dessin animé s’est rendu plusieurs fois dans cette ville. Adepte du street art, le chef d’entreprise, qui dirige le collectif Overalls à Tôkyô, a voulu redonner du dynamisme à la ville en peignant des fresques géantes sur les murs. Une touche de couleur exubérante qui détonne avec l’allure fantomatique de la ville.
Comment avez-vous rencontré Takasaki Jô ?
Akazawa Takato : L’été dernier, un ami m’a amené dans une brasserie dans le quartier de Sangenjaya, à Tôkyô, et m’a présenté le patron, Takasaki Jô. On a tout de suite sympathisé, car on avait le même âge (40 ans) et les mêmes goûts pour le graphisme. Ensuite, il m’a dit qu’il était de Futaba. Je lui ai demandé quel genre d’endroit c’était. Il m’a répondu que le village avait été complètement évacué après l’accident nucléaire, mais qu’il venait de rouvrir en partie. Nous avons échangé nos coordonnées. Sur le moment je ne pensais à rien, mais le lendemain, quand Jô m’a contacté pour me demander si ça m’intéresserait de faire un projet à Futaba et de peindre des murs, j’étais super content. En fait, j’y avais pensé toute la nuit, mais je n’avais pas osé lui demander !
Connaissiez-vous Futaba avant cela ?
A. T. : Non pas du tout. A vrai dire, je n’avais jamais mis les pieds dans la préfecture de Fukushima, ni même dans le Tôhoku avant de rencontrer Jô. Par chance, la gare de Futaba venait d’ouvrir quelques mois auparavant, et était accessible en trois heures depuis Tôkyô. Nous sommes partis à dix la première fois. C’était un timing parfait.
Votre projet est parti d’une initiative très spontanée. Vous aviez une idée précise de ce que vous vouliez faire ?
A. T. : Pas vraiment. Au début, on s’est dit avec Jô qu’on pourrait faire juste une peinture sur le mur de la maison de son père. Nous voulions faire quelque chose qui se démarque. Mais quand nous avons vu la très belle maison de son père, je lui ai dit qu’il valait mieux choisir un autre endroit. C’est là qu’il m’a montré le Takasaki Kitchen, le restaurant que tenait son père, dont il ne restait plus que deux murs en coin en face de la gare. J’ai trouvé l’endroit parfait.
Vous avez baptisé cette première peinture “Graph balcony”. Elle représente un homme et une femme qui tendent le bras en essayant de se rejoindre. Que signifie-t-elle ?
A. T. : “Graph balcony” est une inspiration de Roméo et Juliette. Ils sont séparés par le mur de la radioactivité, mais la courbe baisse, année après année, pour symboliser l’espoir.
Vous aviez prévu de faire juste une peinture, mais finalement le projet a pris une ampleur considérable. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
A. T. : Ce jour-là, Jô voulait se rendre au cimetière et nous l’avons accompagné dans cette ville complètement déserte. Le cimetière était très délabré avec des mauvaises herbes partout. Il priait et en regardant sa silhouette de dos, j’ai senti qu’il portait un poids énorme, comme une culpabilité envers ses ancêtres, car la maison familiale et toute la ville étaient à l’abandon. On a décidé de ne pas nous arrêter là et de continuer à peindre. Cela a donné naissance à l’autre peinture sur le mur de Takasaki Kitchen : la main gauche de Jô avec un index pointé vers un message qui dit “Here we go!” afin de montrer Futaba comme un endroit d’où quelque chose va naître, comme un point de départ.
Cette peinture et les autres sont beaucoup plus grandes et dans un style plus tape-à-l’œil que la première. Est-ce un choix délibéré ?
A. T. : Oui. On voulait faire des peintures plus gaies. A la base, Overalls ne conçoit pas l’art comme un geste politique pour faire réfléchir. Notre but a toujours été de provoquer un effet de surprise chez le spectateur avec des couleurs qui en mettent plein la vue pour qu’il s’écrie “Wow !!” (rires).
Ce style détonne beaucoup avec le côté un peu rural de Futaba. Quelle a été la réaction des autres habitants qui ont toujours leur maison là-bas ?
A. T. : Ils ne comprenaient pas très bien au début. (rires) Mais petit à petit, nous avons réussi à les convaincre. Même le maire de Futaba, qui est passé un jour, nous a dit : “Dis donc, vos peintures sont vraiment très grandes !”.
Comment s’est déroulée la suite du projet, vous avez pu obtenir des autorisations pour utiliser les murs d’autres maisons ? Comment avez-vous rencontré leurs propriétaires ?
A. T. : C’est Jô qui nous a présenté d’autres habitants, dont nous avons pu connaître un peu l’histoire. Il a été le coordinateur et l’inspirateur de tout le projet “Futaba art district”. Grâce à lui, nous n’avons eu aucun problème d’autorisation car les peintures ont été réalisées sur des murs privés.
A côté du mur de Takasaki Kitchen, vous avez peint une dame aux cheveux oranges, quelle est son histoire ?
A. T. : Il s’agit de Madame Takako, qui tenait le fast-food Penguin. Toutes les lycéennes de Futaba venaient manger des donuts et des frites chez elle. C’était un peu leur deuxième maman, leur confidente. Nous l’avons peinte avec ses cheveux oranges et son œil qui regarde le soleil levant à travers un donut. Elle a accepté de venir poser devant son portrait, mais elle ne revient pas souvent à Futaba. En revanche, sa fille a rouvert un fast-food Penguin, à côté du Musée de la triple catastrophe (voir pp. 4-5).
Vous connaissez bien l’histoire des habitants maintenant. Il paraît que vous avez aussi eu l’autorisation d’un employé de la mairie de Futaba pour peindre sur un bâtiment de deux étages. Que racontent ces deux fresques ?
A. T. : La première représente le fils de ce monsieur, Haruto, qui avait 2 ans au moment de l’accident. La seconde montre Haruto qui revient dix ans après à Futaba avec son père. Nous avons imaginé ce premier retour d’un enfant de 12 ans qui ne se souvient pas de sa ville natale et à qui son père montre la ville. Dans le rétroviseur, on voit la fameuse arche de Futaba “L’énergie nucléaire, pour un avenir radieux” qui a été enlevée depuis (voir p. 7) et représente le Futaba d’avant. Sur le cadran de la voiture, l’heure du séisme reste la même, mais les années défilent. Tout le monde dit que le temps s’est arrêté. Mais, en réalité, les enfants grandissent. C’est ce qu’on a voulu dessiner. D’ailleurs cette peinture s’appelle Back to the Futaba, un clin d’œil au film de Robert Zemeckis Back to the future (Retour vers le futur) !
D’ailleurs le démantèlement du panneau sur l’arche de Futaba a fait l’objet de critiques. Qu’en pensez-vous ?
A. T. : Pour ma part, je pense qu’on a bien fait de l’enlever. Car ce n’est pas la peine de se retourner vers le passé. A Futaba, il ne reste rien. Il vaut mieux donc recommencer tout à zéro.
Le projet Futaba Art District a-t-il bénéficié de subventions de la part de la préfecture de Fukushima ?
A. T. : Pas du tout. Nous avons réuni des fonds par nous-mêmes. Un habitant de Futaba a voulu nous aider et nous a amené un dossier de demande de subventions. Mais il y avait tellement de paperasses à fournir que je lui ai dit qu’il valait mieux consacrer tout ce temps à faire avancer notre projet.
Vos peintures ont eu une certaine répercussion médiatique, surtout avec le passage de la flamme olympique.
A. T. : En effet, nous avons même su que, lors de la dernière visite du Premier ministre Suga, à Futaba, un représentant lui a expliqué l’histoire de chaque peinture ! Nous étions vraiment très honorés ! Ça a dû le changer un peu de ce qu’il a vu jusqu’à présent. Et peut-être qui c’est, cela lui donnera des idées !
Pensez-vous que cela puisse attirer plus de monde à Futaba ?
A. T. : Oui tout à fait. Nous avons organisé un concert, en décembre, à Futaba, avec des artistes de Tôkyô qui sont venus pour la première fois. L’un d’eux a même joué sur un piano qu’on a sorti pour l’occasion du hall communautaire et restauré après neuf ans ! Nous avons aussi croisé des étrangers qui prenaient des photos dans la ville. Ils nous ont demandés où est-ce que se trouvaient les autres peintures ! Ça fait vraiment plaisir.
Vous avez des conseils pour les gens qui aimeraient initier un autre projet dans cette région très touchée par l’accident nucléaire de Fukushima ?
A. T. : Oui, je pense que la plupart des gens prennent trop de pincettes. Ils pensent : “Je ne connais rien de Fukushima” ou bien ils se mettent des freins en se disant : “Je ne suis pas de là-bas, on ne va pas m’accepter”. Ce n’est pas constructif. Je pense qu’il faut foncer. Il n’y a pas de gêne à avoir. J’aimerais voir un jour un projet complètement fou naître à Futaba, du genre un casino. (rires)
La ville de Futaba est en mutation. Beaucoup de maisons seront détruites. Vous ne serez pas triste pour vos peintures ?
A. T. : Pas du tout. C’est très bien comme ça. Ces peintures sont faites pour être éphémères, juste le temps de dire “Wow !”.
Propos recueillis par Alissa Descotes-Toyosaki