Compte tenu des contraintes de temps et de sécurité, George, John, Paul et Ringo ont juste eu le temps d’apercevoir la capitale.
La vie d’un groupe en tournée est difficile et pas aussi intéressante que ce que les fans sont souvent amenés à croire. Le déplacement des Beatles au Japon au début de l’été 1966 en est un bon exemple. Alors que le groupe était impatient de voyager en Asie et d’explorer sa culture exotique, la sécurité a été si stricte qu’ils ont fini par passer la plupart de leur temps à l’hôtel ou dans la salle où ils ont répété et joué leurs cinq concerts. En dehors de cela, tout ce qu’ils ont pu faire, c’est “admirer” depuis l’intérieur de leur voiture une bande de 3 kilomètres de Tôkyô séparant les deux endroits. Et rien d’autre. Nous avons donc décidé de nous rendre dans les endroits que les Beatles ont aperçus de leurs yeux, et de voir ce qui a survécu au passage du temps.
Dès que les Fab Four ont atterri à l’aéroport de Haneda, le 29 juin, ils se sont engouffrés dans une voiture et ont été conduits jusqu’à leur hôtel. C’est là que nous avons notre première et plus grande surprise car, bien qu’un hôtel soit toujours à cet endroit, ce n’est pas le même bâtiment où les Beatles ont séjourné. En 1966, il s’agissait du Hilton de Tôkyô. Achevé trois ans plus tôt, il était à l’époque le premier hôtel à capitaux étrangers du Japon. Hélas, l’établissement a été détruit et reconstruit sous le nom de The Capitol Hotel Tokyu. Pourtant, quelques éléments ont été épargnés en hommage à cette époque. Le mur de la salle de banquet du premier étage, par exemple, est une reproduction de celui de l’ancienne Pearl Room où les Beatles ont tenu leur conférence de presse. Aujourd’hui, il est appelé, de manière assez nostalgique, Memorial Wall. Cependant, son motif géométrique distinctif semble toujours aussi moderne après 55 ans.
Un autre objet précieux se trouve au Capitol Bar de l’hôtel : il s’agit d’un bocal qui, à l’époque, avait été placé dans la suite présidentielle où les Beatles avaient séjourné. Les ascenseurs étaient fermés aux autres clients du 2e étage où se trouvait la suite. La suite présidentielle était un salon/salle à manger ouvert pris en sandwich entre deux chambres à deux lits. C’est ici que le groupe prenait ses repas via le service d’étage, recevait des visiteurs, regardait la télévision, écoutait de la musique et peignait. Si vous vous demandiez pourquoi le précieux bocal a été déplacé au bar, c’est parce que malheureusement la fameuse Suite 1005 n’est plus. En 2006, avant la démolition de l’hôtel, passer une nuit dans la suite présidentielle coûtait 200 000 yens par personne.
Le Capitol Hotel Tokyu est accessible directement depuis la sortie 6 de la station Kokkai-Gijidômae les lignes Chiyoda et Marunouchi. Il est situé à Nagatachô, quartier central de la capitale associé à la politique. En effet, une fois sortis de l’hôtel, notre promenade nous fait longer l’arrière de la Diète, le Parlement. Dans le même quartier, vous trouverez la résidence du Premier ministre et la Cour suprême du Japon.
Sur le chemin du Nippon Budôkan – l’arène sportive où les Beatles ont donné leurs cinq concerts – la meilleure chose à faire, d’un point de vue touristique, est de suivre les douves qui entourent le Palais impérial. N’oubliez pas, lorsque vous arrivez à la porte Hanzômon, de traverser la grande avenue, puis de tourner à droite et d’aller voir la caserne de pompiers de Kôjimachi. La visite des Beatles a été traitée par les autorités comme un événement à haut risque qui a nécessité l’étroite collaboration de la police métropolitaine de Tôkyô et du service des incendies. Etant la plus proche du Budôkan, la caserne de Kôjimachi avait été chargé du plan d’évacuation du lieu en cas d’accident.
La sécurité était une opération de grande envergure qui a impliqué globalement entre 8 et 10 mille personnes et a coûté 90 millions de yens. Heureusement, au final, les seules victimes ont été quelques fans qui se sont évanouis et ont été emmenés aux premiers soins, tandis que le bilan officiel des objets perdus et trouvés a été de 10 parapluies, 4 cardigans et 2 montres pour dames.
La caserne de pompiers de Kôjimachi a été inaugurée en 1881 et, apparemment, cet endroit n’est pas celui où elle se trouvait en 1966 (elle a été déplacée sur son site actuel en 1991), mais c’est tout de même un bâtiment joliment conçu qui vaut le coup d’œil.
Ensuite, revenons sur nos pas jusqu’aux douves impériales et flânons le long de Chidorigafuchi. Pendant les 3 jours de concerts, toute la zone avait été envahie par les fans et les policiers. Chidorigafuchi est une section particulièrement agréable des douves. Au printemps, c’est l’un des meilleurs endroits de la capitale pour admirer les cerisiers en fleurs, et on peut y voir des couples pagayer toute l’année sur des bateaux de location. Au début du mois de juillet 1966, cependant, Chidorigafuchi était un point de rassemblement majeur pour les milliers de fans qui attendaient d’entrer dans le Budôkan, tandis que les eaux tranquilles en dessous d’eux étaient patrouillées par la police.
Chidorigafuchi s’étend sur environ 1 kilomètre du côté ouest du Palais impérial, jusqu’à la station de métro Kudanshita et la porte Tayasu, par laquelle on peut accéder au Budôkan. Cependant, à mi-chemin de cette partie de notre promenade, nous devons faire un détour. Traversons l’avenue Yasukuni-dôri et rendons visite au sanctuaire Yasukuni (voir Zoom Japon n°40, mai 2014).
La police avait bloqué toutes les rues qui croisaient la route que les Beatles empruntaient chaque jour pour se rendre au Budôkan. Cependant, le jour du premier concert, un véhicule du Parti patriotique du grand Japon (Dai Nippon Aikokutô) avait réussi à se faufiler entre la porte Tayasu et le Yasukuni-jinja, un sanctuaire controversé dédié à la mémoire de ceux qui sont tombés pour le pays. Le contingent de droite a ensuite distribué des tracts sur lesquels on pouvait lire : “Qui sont ces jeunes ignorants qui accordent plus d’attention aux stupides Beatles qu’à la grandeur de leur pays ?”.
Tôkyô est une ville paisible, et le sanctuaire Yasukuni est l’un des rares endroits où les bagarres et les affrontements entre des groupes politiques opposés et la police sont susceptibles de se produire, en particulier autour du 15 août, jour où le pays se souvient de sa capitulation dans la guerre du Pacifique. En raison de ses liens avec le passé impérialiste du Japon, le sanctuaire attire souvent l’un ou l’autre groupe appartenant au vaste mouvement ultranationaliste de droite (l’Agence nationale de police a estimé qu’il existait plus de 1 000 groupes de ce type au Japon, avec environ 100 000 adhérents au total).
Le Dai Nippon Aikokutô est né en 1951, et en 1966, il a été l’un des groupes les plus actifs à manifester contre les Beatles et la profanation du Budôkan. Bien que tous ces groupes soient généralement inoffensifs et se contentent de circuler dans leurs camionnettes colorées et de faire retentir des chants patriotiques dans leurs haut-parleurs, ils ont en réalité un passé plus sombre et plus violent qui comprend deux tentatives de meurtre quelques années seulement avant les concerts du Budôkan. Le 12 octobre 1960, un terroriste de 17 ans a assassiné Asanuma Inejirô, le leader du Parti socialiste, lors d’un discours public. Puis, le 1er février 1961, un autre adolescent de 17 ans a tenté de tuer le président d’un magazine qui avait publié une nouvelle décrivant la décapitation de la famille impériale. Les deux jeunes gens appartenaient au Dai Nippon Aikokutô.
Retournons au Palais impérial et entrons dans l’enceinte impériale par la porte Tayasu. Construite à l’origine au début du XVIIe siècle, la version actuelle date de 1635, ce qui en fait la plus ancienne porte restante du château d’Edo. Avant la construction du château, cette zone était un quartier rural. Tayasu est une porte typique du style Masugata, composée de plusieurs parties : une porte extérieure de style Korai, une porte intérieure de style Yagura et des murs de pierre fortement empilés entourant un étroit carré défensif. La porte Tayasu vous donne accès au parc Kitanomaru et à quelques bâtiments, dont le but final de notre promenade, le Nippon Budôkan.
Bâti en 1964 pour accueillir la toute première compétition olympique de judo, le Budôkan est principalement consacré aux arts martiaux, mais au fil des ans, il est devenu un lieu populaire pour la lutte professionnelle. Il a notamment accueilli en 1976 le match farfelu entre Muhammad Ali et le héros local de lutte professionnelle, Antonio Inoki. Avec le temps, le Budôkan s’est ainsi imposé comme une salle de concert de premier plan, où de nombreux albums live ont été enregistrés.
Lorsque les Beatles étaient en ville, l’endroit avait été placé en état d’alerte, avec un convoi apparemment sans fin de voitures de police garées le long du chemin menant à l’arène de forme octogonale. Aujourd’hui, cette partie de Tôkyô est beaucoup plus calme. Des couples et de petits groupes de personnes se promènent dans le parc. D’ailleurs, personne ne se rassemble pour se souvenir des concerts donnés par les Fab Four.
Le 30 juin 1966, quelqu’un a suggéré d’emmener les Beatles faire du tourisme à Kamakura, une pittoresque ville touristique de bord de mer située à environ 90 minutes de route de la capitale. Toutefois, le projet a été abandonné lorsque la police a déclaré que son plan de sécurité n’incluait pas les déplacements non directement liés aux concerts. Les quatre musiciens ont réagi en tentant une opération commando. Ils voulaient voir le Japon par tous les moyens.
Ils avaient déjà fait une première tentative pour sortir de leur hôtel et explorer Tôkyô par leurs propres moyens le 29 juin, à la fin de la conférence de presse. Le matin du 1er juillet, John Lennon réussit à passer la sécurité et visita d’abord un magasin d’antiquités près du quartier huppé d’Aoyama, puis l’Oriental Bazaar à Harajuku. Ce fut ensuite au tour de Paul McCartney de s’éclipser avec son road manager Mal Evans. On les retrouva en train de se promener devant le Palais impérial. George Harrison et Ringo Starr, quant à eux, se contentèrent de rester à l’hôtel.
L’Oriental Bazaar est apparu pour la première fois à Omotesandô en 1951, lorsqu’un magasin d’antiquités basé à Nihonbashi ouvrit une succursale pour vendre des souvenirs aux militaires américains qui vivaient à Washington Heights, un complexe d’habitations qui, à la fin de l’Occupation en 1952, allait devenir le parc Yoyogi.
Depuis lors, le magasin a attiré des armées de touristes étrangers avec son atmosphère japonaise et sa vaste offre d’artisanat traditionnel, de kimono et de yukata (kimono en coton léger) , de t-shirts, de meubles, etc. Depuis 1979, l’Oriental Bazaar se distinguait des autres boutiques de luxe de l’avenue Omotesandô par son extérieur kitsch. Hélas, le magasin est en cours de rénovation et lorsqu’il rouvrira ses portes en 2022, ses célèbres piliers rouges et son toit vert en forme de sanctuaire auront disparu pour laisser place à une façade moins tape-à-l’œil.
G. S.