A la tête du Ryûkyû Shimpô, Matsumoto Tsuyoshi s’inquiète des bases américaines, mais se montre optimiste.
L e Ryûkyû Shimpô est, avec l’Okinawa Times (voir pp. 9-11), le principal journal de la préfecture et, comme son confrère, il est critique à l’égard du traité de sécurité nippo-américain et des bases américaines à Okinawa. Zoom Japon a eu la chance de s’entretenir avec le rédacteur en chef du Ryûkyû Shimpô, Matsumoto Tsuyoshi, pour évoquer l’histoire de l’archipel et de certaines de ses problématiques récurrentes. Né à Naha en 1965, il a rejoint le journal en 1989. Il a été en charge de plusieurs rubriques dont celles des faits divers, de la politique et de l’économie avant de devenir rédacteur en chef adjoint en 2013. Il occupe son poste actuel depuis avril 2019.
Quel est votre regard sur le 50e anniversaire de la restitution d’Okinawa au Japon ?
Matsumoto Tsuyoshi : Permettez-moi de commencer par un souvenir personnel du jour où Okinawa a été rendu à la souveraineté japonaise. Comme vous pouvez l’imaginer, tout le monde était très heureux. A l’époque, le 15 mai 1972, j’étais en première année d’école primaire et mon père était employé par le gouvernement préfectoral d’Okinawa. Il avait été affecté au bureau en charge des célébrations de cet événement. Après la cérémonie, des membres des syndicats et d’autres habitants se sont réunis dans un parc voisin pour discuter du fait que le retour d’Okinawa au Japon n’allait pas vraiment changer grand-chose pour eux, puisque les bases militaires américaines étaient toujours là et continueraient d’être un fardeau pour la communauté. La discussion a été suivie d’un rassemblement de protestation sous une pluie battante. J’étais là, sur l’épaule de mon père.
Ce matin-là, à l’école, mon professeur avait dit que c’était un grand jour pour Okinawa. On nous avait servi un déjeuner spécial qui comprenait des kôhaku manjû (pâtisserie traditionnelle à base de farine que l’on mange lors de célébrations spéciales), alors vous pouvez imaginer à quel point j’étais heureux. Mais ce soir-là, lorsque mon père m’a emmené au rassemblement, tout le monde, pour une raison ou une autre, était en colère. C’est le premier souvenir que j’ai gardé de ma prise de conscience que les choses n’allaient pas à Okinawa : être avec mon père pendant deux heures sous la pluie, entouré de gens en colère. Cette année, nous célébrons le 50e anniversaire de cet événement et je vais avoir 56 ans, mais à bien des égards, les choses n’ont pas changé. Il y a encore trop de bases américaines à Okinawa, et les gens se plaignent encore du fait que 70 % des bases américaines au Japon sont toujours situées à Okinawa.
Au Ryûkyû Shimpô, nous avons décidé de ne pas utiliser l’expression Hondo fukki (“retour à la métropole”). Nous parlons plutôt de Nihon fukki (“retour au Japon”), car nous estimons qu’après 50 ans, notre désir de voir Okinawa se transformer en une île pacifique ne s’est pas encore réalisé. La colère ressentie par les personnes qui ont participé à ce rassemblement avec moi est toujours là. Okinawa a d’abord été séparée du reste du pays avec la complicité du gouvernement japonais. Il y a 50 ans, l’archipel a été rendu par l’administration militaire américaine, c’est vrai, mais le vrai problème est que trop de choses concernant Okinawa sont encore décidées par les gouvernements américain et japonais sans prendre la peine de consulter la population locale. En d’autres termes, en 1972, Okinawa a été officiellement rendu au Japon, mais seulement sur le papier. Même maintenant, après 50 ans, nous discutons toujours de la corrélation problématique entre ces trois acteurs : Okinawa, le Japon et l’Amérique.
Il est vrai que la restauration de l’autorité japonaise sur Okinawa a également permis la construction de nouvelles routes et usines. Elle a favorisé une amélioration générale de la qualité de vie dans les îles. L’archipel est également devenu très populaire auprès des touristes, qu’ils viennent de l’étranger ou du reste du Japon. Cependant, il reste encore beaucoup à faire. Il ne s’agit pas seulement d’être traité injustement en matière de sécurité nationale, car nous devons assumer la majeure partie du fardeau de l’accueil des bases américaines. Okinawa, par exemple, est l’une des préfectures dont le niveau de revenu est le plus bas du pays et, selon la dernière enquête, le taux de pauvreté des enfants à Okinawa est de 23 %, soit environ le double de la moyenne nationale. Quand on regarde ces chiffres, on se rend compte que l’économie locale est loin d’être saine et que la qualité de vie est assez insatisfaisante. Nous devons encore faire face à de nombreux défis tels que les retards dans le développement d’une structure sociale solide et d’un environnement éducatif adéquat. Et tout cela est la conséquence du voile noir que les 27 années de régime militaire américain ont jeté sur Okinawa.
Vous connaissez probablement le cimetière national des morts de la guerre de Chidorigafuchi à Tôkyô (voir Zoom Japon n°40, mai 2014). Il s’agit d’un lieu qui conserve les restes de “ceux qui sont morts à l’étranger lors de la dernière grande guerre”. Lorsque j’ai visité l’endroit, j’ai été surpris de voir qu’Okinawa figurait sur la liste des “théâtres d’outre-mer”. En d’autres termes, selon le gouvernement japonais, ceux qui ont été tués lors de la bataille d’Okinawa sont morts dans un pays étranger.
M. T. : Okinawa attire beaucoup de personnes de la métropole, qu’il s’agisse de touristes ou d’étudiants en voyage scolaire. Ils se baignent dans notre belle mer, goûtent à notre nourriture et à notre bière, et visitent les champs de bataille. Ils viennent ici à la fois pour s’amuser et pour apprendre l’histoire, et ce faisant, ils contribuent à notre économie. Ainsi, comme vous le voyez, même la guerre est devenue une industrie rentable et j’en suis très reconnaissant. Cependant, nous ne pouvons pas oublier les événements qui ont conduit à la situation actuelle. En 1609, le seigneur de Satsuma a envahi le Royaume des Ryûkyû et en a fait un Etat tributaire. Puis, en 1879, le Japon l’a annexé unilatéralement au
Japon. Et enfin, à la fin de la guerre du Pacifique, l’armée américaine a occupé l’archipel et, suite au traité de paix de San Francisco en 1951, a repris Okinawa au Japon. Quoi qu’il en soit, d’une manière ou d’une autre, pendant toutes ces années, notre peuple a subi une certaine forme de discrimination (voir pp. 14-15).
Pour en revenir au sujet de la relation entre Okinawa et les bases américaines, lors de la récente élection municipale à Nago, Toguchi Taketoyo, le maire sortant, a été réélu. Cette élection a attiré beaucoup d’attention car Nago est la zone où l’armée américaine prévoit de relocaliser sa base actuelle de Futenma. Qu’en pensez-vous ?
M. T. : La victoire de Toguchi ne signifie pas que les habitants de Nago sont favorables à la présence d’une base américaine à côté de chez eux. En effet, selon de récents sondages, pas plus de 10 % d’entre eux sont d’accord pour que la base s’installe dans leur ville. Leur opinion rejoint celle de l’ensemble de la préfecture puisqu’en février 2019, plus de 70 % des habitants d’Okinawa ont voté contre cette relocalisation. Quant à Toguchi lui-même, il a toujours dit que la question du déménagement de la base américaine à Henoko, à l’intérieur de la ville de Nago, est une affaire entre les gouvernements japonais et américain, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une question de sécurité nationale, et non d’un problème local.
Il a même mené sa campagne électorale sans préciser de quel côté de la barrière il se trouvait. A son crédit, au cours des quatre dernières années, son administration a eu un impact positif sur l’économie locale. En outre, grâce à une aide financière du gouvernement de 1,5 milliard de yens [11,3 millions d’euros], il a pu aider les familles locales à payer les repas scolaires, les frais médicaux et les frais de garde des enfants. Bien sûr, il s’agissait d’une décision politiquement motivée de la part du gouvernement dirigé par le PLD, et M. Toguchi a habilement exploité les craintes populaires selon lesquelles, si le candidat ouvertement anti-base [Kishimoto Yôhei] avait gagné, la ville aurait perdu tout cet argent. Mais il n’en reste pas moins que les familles locales étaient reconnaissantes de ce qu’il avait fait.
L’élection du gouverneur aura lieu cet automne. Pensez-vous que le résultat de l’élection de la ville de Nago, qui a eu lieu fin janvier, aura une incidence sur ce scrutin ? Quelle est la position du Ryûkyû Shimpô à ce sujet ?
M. T. : Le journal a réalisé de nombreux sondages sur la question de la construction de la nouvelle base à Henoko et, plus généralement, sur la présence américaine à Okinawa. Au cours des 20 dernières années, le pourcentage de ceux qui s’y opposent a varié entre 60 et 84 % – soit au moins deux habitants sur trois. Le pourcentage de ceux qui y sont favorables a, lui, fluctué entre 10 et 20 %. L’opinion publique d’Okinawa est donc clairement opposée à l’aménagement de la nouvelle base. Cependant, il y a aussi des gens qui croient sincèrement que la présence militaire américaine est nécessaire pour défendre le Japon et que les bases américaines sont une source importante d’emplois et de richesse économique, et en tant qu’organe de presse, nous ne pouvons pas ignorer leur opinion, aussi mineure soit-elle. C’est pourquoi nous essayons d’être aussi objectifs que possible et nous nous abstenons strictement de couvrir l’actualité de manière biaisée. Notre position de base consiste à présenter les deux côtés de l’histoire et à fournir les éléments nécessaires pour permettre à nos lecteurs de se faire leur propre opinion. En Amérique, peut-être même en France, les journaux soutiennent ouvertement tel ou tel politicien, mais au Japon, ce n’est pas le cas. Nous présentons plutôt le pour et le contre sans prendre ouvertement parti.
Maintenant, en ce qui concerne l’élection du gouverneur de cette année, elle ne peut pas être ramenée à la seule situation de Nago, qui est très locale, dans la mesure où tous les résidents d’Okinawa vont voter. En outre, Henoko est peut-être situé à l’intérieur de Nago, mais le débat sur les bases américaines dépasse largement les frontières de cette ville ; il s’agit d’une question à la fois nationale et préfectorale, et contrairement au maire Toguchi, les candidats au poste de gouverneur doivent être clairs quant à leur position sur cette question.
Quoi qu’il en soit, il est assez difficile de prédire l’issue du scrutin car, historiquement, les électeurs ont l’habitude de changer de camp en fonction du moment et de certaines conditions particulières. D’un côté, les partis au pouvoir – qui soutiennent les bases américaines – bénéficient d’un solide réseau d’alliés et de partisans, et le mouvement anti-bases s’est récemment affaibli. D’un autre côté, cependant, les habitants d’Okinawa sont aux prises avec l’armée américaine depuis plus de 70 ans et ils savent que s’ils donnent trop de pouvoir aux politiciens favorables au PLD, ils pourraient en regretter les conséquences.
Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?
M. T. : Je travaille au Ryûkyû Shimpô depuis 1989. Cette année-là, 2,67 millions de touristes avaient visité Okinawa. Lorsque leur nombre a atteint cinq millions, le gouverneur de l’époque, M. Nakayama, a déclaré que le prochain objectif d’Okinawa était de doubler ce chiffre. Je pensais que c’était impossible. Pourtant, en 2019, nous avons dépassé les dix millions de touristes pour la première fois. En d’autres termes, leur nombre a quadruplé au cours des 30 dernières années. Il est désormais clair que l’industrie touristique est l’avenir d’Okinawa. Le secteur manufacturier est plutôt faible, mais le secteur tertiaire, c’est-à-dire le tourisme et le secteur des services, est notre force, surtout maintenant que la préfecture attire de plus en plus de visiteurs d’Asie du Sud-Est, de Chine, de Taïwan, de Hong Kong, de Corée du Sud et de Singapour. Ce que j’essaie de dire, c’est que oui, nous ne pouvons pas oublier les problèmes liés aux bases américaines, mais je suis très optimiste pour l’avenir.
Propos recueillis par G. S.