Avec Manchuria Opium Squad, Monma Tsukasa et Shikako abordent la question mandchoue avec des pincettes.
Manchuria Opium Squad est un manga à suspense qui se déroule en Mandchourie avant la guerre du Pacifique. Son protagoniste, Higata Isamu, est un jeune paysan japonais qui a d’abord émigré en Chine en tant que membre de l’armée du Kwantung. Blessé à l’œil lors d’une opération militaire, il perd partiellement la vue mais son odorat est très accentué. Sa vie quotidienne est bouleversée lorsque sa mère contracte la peste. Pour gagner l’argent nécessaire à son traitement, il se lance dans la culture du pavot et la fabrication d’opium avec Li Hua, la fille d’un chef de gang de la mafia chinoise, mais ce faisant, il est entraîné dans une guerre mafieuse.
D’abord publiée en ligne en 2020 dans Comic Days de Kôdansha, l’histoire est actuellement publiée en série dans l’hebdomadaire Young Magazine. En avril 2022, le manga s’était écoulé à plus de 800 000 exemplaires au Japon. Sa version française est publiée par Vega-Dupuis. Zoom Japon est allé à la rencontre de ses auteurs, le scénariste Monma Tsukasa et l’illustrateur Shikako.
Comment est née l’idée originale de ce manga ?
Monma Tsukasa : Le thème de l’opium était déjà apparu dans certains de mes travaux antérieurs. Cet élément particulier a attiré l’attention de mon éditeur, Shiraki, qui a pensé qu’il serait intéressant de créer un nouveau manga autour de ce sujet. Les stupéfiants et la dépendance sont des aspects essentiels de la nature humaine. Ils sont liés au désir, à l’argent, à la trahison, etc. Pour moi, il est facile de créer une histoire autour de ces sujets, et d’après mon expérience, c’est quelque chose qui attire beaucoup les lecteurs. Vous pouvez générer beaucoup de tension dramatique. Après tout, l’addiction est une condition très humaine.
J’aime beaucoup la série policière américaine Narcos. Cette série télévisée traite de la lutte entre les organisations de trafiquants de drogue et la Drug Enforcement Administration, l’agence chargée de lutter contre le trafic et la distribution de drogues aux États-Unis. Cependant, je pensais qu’il serait difficile de traiter le sujet de la drogue dans le Japon moderne. C’est pourquoi, au début de notre travail de réflexion, nous avons décidé de situer l’histoire à l’ère Meiji, mais finalement, nous avons convenu que la Mandchourie des années 1930 serait un meilleur lieu pour un manga plein d’action. L’intrigue proprement dite s’est progressivement développée à partir de ces prémisses.
Pourquoi la Mandchourie vous a-t-elle séduit ?
M. T. : Beaucoup de gens au Japon ont entendu parler de la Mandchourie et de l’opium, mais je ne pense pas qu’ils connaissent vraiment la relation étroite qui existait entre les deux. Ils savent vaguement qu’ils sont liés à la guerre en Chine, mais la guerre elle-même est presque tombée dans l’oubli, car seules quelques personnes connaissent ou se souviennent des détails. Même moi, je ne savais pas grand-chose de cette époque. Cependant, lorsque j’ai fait des recherches, j’ai été surpris de découvrir combien de choses intéressantes se sont déroulées au cours de ces années. J’ai également réalisé que c’était un excellent matériau pour une histoire de bande dessinée. Pour moi, ce qui est intéressant, c’est que même si le Mandchoukouo et la présence japonaise en Chine n’ont duré que relativement peu de temps, il s’est passé beaucoup de choses à cette époque. En fin de compte, il s’agit d’un récit où les lecteurs peuvent découvrir l’histoire de la Mandchourie, le rôle joué par l’opium dans son histoire, et plus généralement une époque très turbulente pour le Japon et la Chine.
Votre manga s’intitule Manchuria Opium Squad. Pouvez-vous m’en dire plus sur la relation entre l’opium et la Mandchourie ? Et pourquoi avez-vous choisi cette époque et ce lieu ?
M. T. : Lorsque l’Etat fantoche du Mandchoukouo a été fondé, il a rapidement rencontré des difficultés financières, et la vente d’opium est devenue un moyen facile de le soutenir. La taille de ce marché était extraordinaire. On dit que les revenus tirés du monopole de l’opium représentaient 10 millions de yens sur un budget de 64 millions de yens. Toutefois, si le Mandchoukouo a prospéré grâce au marché de la drogue, l’ensemble du système était gangrené par la violence et la corruption, car l’économie de l’opium était gérée par des seigneurs de la guerre, des fonctionnaires et des marchands, ainsi que par des organisations clandestines.
Un autre aspect intéressant du Mandchoukouo est qu’il n’y avait pas de véritables dirigeants. Il y avait bien Pu Yi, le dernier empereur de Chine, mais la région était constamment au bord du chaos. Dans un tel environnement, il était naturel pour certaines personnes d’exploiter la situation.
De plus, la Mandchourie de l’époque était un mélange de groupes multiethniques : Japonais, Chinois, Mongols, Russes… Toutes ces ethnies, de langues et de cultures différentes, se sont heurtées et mélangées. À cet égard, c’était un endroit assez unique. À cause de la guerre, c’était aussi un endroit désordonné, largement anarchique, où le pouvoir et l’argent étaient en jeu et où l’opium faisait office de raccourci pour atteindre les deux. J’apprécie ce genre de situation désordonnée d’un point de vue scénaristique.
Diriez-vous que Manchuria Opium Squad est un manga historique ?
M. T. : Mon objectif principal est de divertir les gens. S’appuyer trop lourdement sur le côté historique de l’histoire peut la rendre un peu trop difficile ou même ennuyeuse à lire et je ne voulais pas alourdir l’intrigue avec trop de références historiques ou une approche didactique. Idéalement, les lecteurs doivent pouvoir apprécier l’histoire même s’ils ne savent rien de la Mandchourie des années 1930. C’est pourquoi j’essaie de ne pas être trop strict ou pointilleux sur les fondements historiques de l’histoire. Disons que si quelque chose s’écarte de la vérité historique, mais fonctionne bien en tant qu’élément de l’intrigue et rend le manga plus intéressant, je vais l’utiliser. Je donne toujours la priorité à la fiction par rapport aux faits.
Cela dit, on a l’impression que beaucoup de recherches historiques ont été effectuées pour réaliser ce manga. Les personnages sont-ils basés sur des personnes réelles ?
M. T. : Certains d’entre eux sont basés sur des personnages historiques. Je pense que les personnes qui connaissent l’histoire du Mandchoukouo comprendront qui ils sont. J’aimerais en présenter davantage, mais c’est difficile pour de nombreuses raisons. Il m’arrive de modifier certaines choses parce que je ne peux pas être trop clair sur l’identité de cette personne. Il est assez difficile de mettre en scène des personnes réelles dans une œuvre de fiction. Il n’est pas bon d’écrire quelque chose de vraiment mauvais sur une personne réelle. Dans d’autres cas, j’ajoute un personnage simplement parce que je pense qu’il fonctionne bien dans l’histoire. Prenez Li Hua, par exemple. Dou Yuesheng, le chef de la Qing Bang (la Bande verte, une société secrète chinoise) avait-il vraiment une fille ? Je n’en suis pas sûr, mais je pense que l’on peut imaginer qu’il en avait une (rires).
En dehors de cela, quel type de recherche avez-vous fait ?
M. T. : J’ai lu tout ce que j’ai pu trouver sur le Mandchoukouo. Cependant, il faut être prudent avec certaines de ces sources parce qu’il y a beaucoup d’histoires qui semblent être un peu biaisées, donc on se demande toujours dans quelle mesure on peut leur faire confiance. Quoi qu’il en soit, même maintenant, je continue à regarder de vieux livres, magazines et journaux.
Et Shikako-sensei ?
Shikako : Je n’y connaissais rien. Je ne me suis jamais intéressé à l’histoire en premier lieu. Alors, j’ai fait mes propres recherches. J’ai trouvé intéressant que tout ce trafic de drogue se déroule à un moment où, en Amérique, la fabrication et la vente d’alcool étaient interdites. J’aime aussi le fait que l’histoire parle de la guerre et de l’histoire, et qu’elle s’intéresse aux coulisses.
Quel a été le défi de dessiner les paysages et les gens de la Mandchourie des années 1930 ?
S. : C’est difficile car je dois toujours vérifier tous les détails. En particulier, je suis constamment à la recherche d’exemples de vêtements et de l’apparence des gens à l’époque. Je me souviens que lorsque Monma Tsukasa a évoqué les deux premiers épisodes, je me suis dit que je ne savais pas dessiner un cheongsam (on dit aussi qipao, robe traditionnelle chinoise) (rires) ! Quoi qu’il en soit, j’essaie de donner à l’histoire un aspect nostalgique. A cet égard, Monma Tsukasa m’a beaucoup aidé en partageant le matériel qu’il trouve, comme des magazines ou même des cartes postales sur lesquelles je peux étudier les bâtiments. Internet, bien sûr, est une mine d’informations visuelles ou de comptes rendus d’experts sur les opérations militaires. J’essaie également de collectionner des modèles réduits de voitures et d’autres objets similaires.
Comment fonctionne votre collaboration ? Travaillez-vous ensemble sur le storyboard ?
S. : Non, le storyboard est entièrement créé par Monma Tsukasa. C’est lui qui est en charge du projet. Je donne surtout mon avis sur le développement des personnages et leur apparence. Je lui fais confiance. C’est un auteur formidable, donc je n’ai pas à me plaindre. De manière plus générale, il vit à Tôkyô alors que je suis installé à Chiba. Nous travaillons donc le plus souvent à distance. Je crois que nous ne nous sommes rencontrés que deux fois en personne (rires). Shiraki sert souvent d’intermédiaire et, bien sûr, il y a toujours Internet. La technologie aide beaucoup.
Monma-sensei, quelle est à votre avis la meilleure qualité de Shikako ?
M. T. : J’aime beaucoup la composition des cases et la façon dont il dessine les gens. Je suis constamment étonné par les angles qu’il choisit pour mieux saisir certaines scènes. Je crois que lui seul peut dessiner comme ça. Il a un œil très cinématographique. C’est ce que j’aime le plus.
Diriez-vous que Hara Yasuhisa a été votre plus grande source d’inspiration ?
S. : Il y a aussi Samura Hiroaki et Inoue Takehiko. Pour ce qui est de dessiner le corps humain, j’ai beaucoup appris de l’animation. J’ai commencé à dessiner il y a environ 20 ans. Tous les animateurs avaient leur propre site sur Internet où ils présentaient leurs illustrations, et j’ai pu m’entraîner à dessiner le corps humain en copiant ces exemples.
Les personnages de Hasegawa Keito et Lihua se distinguent à la fois par leur aspect visuel et par leur forte personnalité. D’où vous est venue l’idée de les créer ?
S. : En ce qui concerne Li Hua, je me suis inspiré des personnages féminins qui apparaissent dans L’Habitant de l’infini (Mugen no jûnin, éd. Casterman), un manga de samouraïs de Samura Hiroaki. Quant à Hasegawa, il avait à l’origine des cheveux longs noirs. Cependant, Shiraki a suggéré que je le transforme en une sorte de dieu, alors j’ai changé la couleur de ses cheveux, ce qui était un bon choix car le noir était trop ordinaire. Ce personnage est plus grand que nature et je suis d’accord pour dire que nous devions ajouter quelques touches différentes pour le faire ressortir visuellement.
M. T. : Pour moi, Li Hua me rappelle Mine Fujiko de la série manga Lupin III créée par Monkey Punch. C’est une femme mignonne avec une forte personnalité. Vous savez, même une femme effrayante peut être attirante. Quant à Hasegawa, je pense qu’il y avait beaucoup d’hommes comme lui à l’époque. C’est un personnage provocateur et génial.
Hasegawa Keito est un membre de la kenpeitai (police militaire) qui, dans le Japon des années 1930 et pendant la guerre, faisait également office de police secrète. Il semble être un véritable sadique car il aime torturer des hommes et des femmes de tous âges tout en poursuivant les personnes qui contestent le monopole de l’armée sur le commerce de l’opium. La violence omniprésente dans le manga est-elle le reflet de la violence qui existait lorsque le Japon occupait la Mandchourie ?
M. T. : Comme je l’ai dit, il s’agit d’une fiction ; c’est un divertissement. Mais il est difficile de tracer une ligne entre la fiction et les faits réels, car après tout, l’histoire se déroule à une époque et dans un lieu précis. Même les choses qui sont nées dans ma tête sont basées sur mes recherches et peuvent donc avoir réellement eu lieu. Dans l’idéal, chaque lecteur décidera si ce qu’il trouve dans le manga est un fait réel ou simplement le fruit de mon imagination. Je pense que c’est à eux de prendre cette décision.
La guerre sino-japonaise et le Mandchoukouo sont encore des sujets historiques très sensibles au Japon. En réalisant ce manga, quel type de mesures avez-vous pris pour éviter les problèmes ?
M. T. : Tout d’abord, j’ai écarté toutes les informations que je trouvais peu claires, douteuses et qui ne pouvaient être prouvées sans aucun doute. J’ai essayé de ne rien toucher qui ne puisse être confirmé par des sources dignes de confiance. Comme vous le savez, différentes personnes ont des opinions radicalement différentes sur cette période de l’histoire du Japon, nous avons donc dû être très prudents. En effet, les réactions des lecteurs ont confirmé que ce manga est considéré comme assez controversé. J’ai l’impression de m’être lancé dans un projet potentiellement dangereux en raison de ses implications historiques et de ce que l’histoire dit de la façon dont le Japon a traité les Chinois. S’il est vrai que beaucoup de gens connaissent mal le Mandchoukouo, c’est un sujet sensible et nous devons faire attention à la façon dont l’histoire se déroule.
Propos recueillis par G. S.
La série Manchuria Opium Squad (trad. par Patrick Alfonsi) est publiée par Vega-Dupuis. Le tome 3 paraîtra le 6 mai et le tome 4 le 1er juillet 2022.