La petite île de la mer Intérieure est l’illustration du vieillissement accéléré du pays et de ses conséquences.
Ils ne sont plus que 19 habitants à vivre sur Shishijima, une petite île de la mer Intérieure située à 30 minutes environ du port de Miyanoshita, au nord-ouest de Shikoku. Leur moyenne d’âge dépasse les 80 ans, mais pour rien au monde ils ne quitteront leur île. Comme dans d’autres zones rurales du Japon où la population est vieillissante, il n’y a plus de commerce à Shishijima et beaucoup d’habitations sont vides depuis que leurs occupants sont décédés ou partis. Ses deux cimetières, une particularité de l’île, témoignent de sa lente déliquescence. Le traditionnel, qui donne lieu aux rituels et qui se trouve derrière les habitations à flanc de colline avec ses tombes en pierre, est envahi par les mauvaises herbes. Le second, à l’entrée du village, est composé de petits autels colorés en forme de maison. C’est là que l’on rendait visite aux défunts. Ils appartenaient à ce système de double sépulture (ryôbosei) en vigueur dans quelques rares lieux au Japon. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux sont effondrés, ce qui en dit long sur la dégradation générale des lieux.
Cela ne signifie pas pour autant que les derniers habitants soient malheureux d’y vivre. Bien au contraire et le sourire de Takashima Takako, 88 ans, suffit à vous en convaincre. “Je suis bien ici. J’ai mon champ de fleurs, mon terrain où je cultive mes légumes et j’ai la mer tout autour de moi”, lance-t-elle, en désignant ce qui est le dernier morceau de terre cultivé de l’île que l’on aperçoit depuis le bateau qui la dessert trois fois par jour. Si elle vit en bas de la colline, près du port, Takako passe une grande partie de son temps au sommet de la colline qui domine Shishijima. Elle y a fait bâtir une petite maison où elle accueille quelques curieux qui font encore le voyage pour découvrir son vaste champ fleuri dont les couleurs vives contrastent avec le vert foncé de la forêt qui a repris ses droits sur le reste de l’île. “Ça n’a pas toujours été comme cela”, raconte-t-elle. Même s’il n’y a jamais eu beaucoup d’habitants à Shishijima, l’île était en partie cultivée et le reste de la population était composé de pêcheurs. Takako exerçait ce métier avant d’y renoncer en raison de son âge. Dans le petit port, les bateaux de pêche sont d’ailleurs à l’abandon. “Aujourd’hui, je ne mange plus que des légumes. C’est un comble quand on est entouré par la mer”, regrette-t-elle.
Pour avoir une petite idée de ce à quoi l’île ressemblait il y a encore 30 ans, il suffit de regarder l’antépénultième volet de la série Otoko wa tsurai yo (C’est dur d’être un homme) réalisé par Yamada Yôji actuellement présentée à la Maison de la culture du Japon à Paris (MCJP). Intitulé Torajirô no endan [La proposition de mariage, programmé le 7 janvier 2023 à la MCJP], il a été en partie tourné à Shishijima. Sur les images, sa partie occidentale est en cultures alors qu’aujourd’hui, il ne reste plus que le champ de Takako pour montrer qu’il y a encore un peu de vie. Sur la jetée, un panneau en bois délabré indique que le célèbre personnage, Tora-san, y a passé quelque temps. “J’y ai fait une petite apparition”, se souvient Takako. “Je jouais mon propre rôle. Celui d’une pêcheuse que Mitsuo, le neveu de Tora-san, aidait dans son travail”.
Dans son film de 1993, Yamada s’interrogeait déjà sur les effets du vieillissement dans les petites communautés rurales comme celle de Shishijima. Il y avait répondu en y amenant un jeune, Mitsuo alors en rupture de ban, qui rendait service aux uns et aux autres déjà âgés. Aujourd’hui, pas une seule personne de moins de 50 ans à l’horizon. Si Takako et les autres habitants de l’île peuvent continuer à y rester, ils le doivent à la présence deux fois par semaine d’une infirmière qui vient de Takuma, la ville dont dépendent le port de Miyanoshita et Shishijima. Elle suit leur santé bien sûr, mais elle remplit bien d’autres tâches. “Je les dépanne quand ils ont un souci technique comme pour faire fonctionner leur portable”, dit-elle en souriant. Chaque mardi et vendredi, elle passe la matinée à Shishijima, dans un local à proximité de chez Takako. Elle rend visite à ceux qui ne peuvent pas se déplacer et observe l’évolution de l’île qui tente tant bien que mal de survivre au passage du temps.
La notoriété du film de Yamada Yôji a permis d’amener quelques visiteurs curieux de découvrir les lieux où le fameux acteur Atsumi Kiyoshi a tourné. Takako conserve chez elle quelques souvenirs du tournage. Sur ses fusuma (portes pleines), les protagonistes du film et son réalisateur ont laissé des petits textes et leurs autographes. “Ce sont mes trésors”, confie Takako. “Ils me rappellent une époque qui est révolue. Je voudrais tant la revivre.”
En se promenant dans le village, on comprend vite que le futur de Shishijima n’est pas radieux. Néanmoins, ses habitants ne baissent pas les bras. Ils essaient d’attirer l’attention des touristes. La principale attraction de l’île est son grand camphrier de 1 200 ans qui se trouve de l’autre côté de la colline. La majesté de l’arbre est impressionnante et passer quelques minutes à ses côtés offre un certain réconfort tout comme les magnifiques points de vue sur la mer Intérieure dont l’île est pourvue. La bonne humeur de Takako, toujours prête à vous raconter des histoires ou à vous offrir un thé, contribue aussi à maintenir un semblant de vie sur l’île.
La création de Kusukusu, un lieu de repos, sur le port peut favoriser aussi le retour de touristes, mais ce qu’il faudrait avant tout, c’est que des personnes plus jeunes viennent s’installer durablement sur l’île pour s’assurer qu’elle ne devienne pas au cours des deux prochaines décennies une île peuplée de tombes à l’abandon. Il y a bien encore une ou deux personnes qui viennent entretenir un jardin familial, mais elles ne vivent plus à Shishijima. “Pas question que je parte”, commence à dire Takako quand son téléphone portable sonne. “Ah c’est toi ? Figure-toi que je suis en train de parler avec un Français…”, lance-t-elle à son interlocuteur. Après avoir raccroché, elle raconte qu’elle parlait avec son fils qui vit à Kyûshû et qui l’appelle tous les jours. Mais ce qui manque le plus, c’est la présence d’êtres humains. Les mannequins installés sur le port ne les compensent pas. “Je suis bien contente que vous soyez venu”, dit-elle en insistant pour m’accompagner jusqu’au ferry.
Gabriel Bernard