Alors que le Japon s’apprête à rouvrir ses frontières aux touristes, nous vous entraînons vers des lieux méconnus.
Voyager pendant une pandémie est censé être dangereux. A moins que vous ne choisissiez de sortir des sentiers battus. C’est ce que j’ai entrepris l’année dernière lorsque j’ai repris mon tour du Japon (voir Zoom Japon n°113, septembre 2021). La première partie de mon projet s’étant terminée à Hiroshima à l’approche d’un typhon géant, j’ai cette fois pris la direction de la préfecture de Shimane et suivi la côte ouest, loin des lieux touristiques traditionnels. Et quelle meilleure façon de le faire que de se balader en train dans la région de San’in.
Pour certaines personnes, le chemin de fer qui sillonne la côte de la mer du Japon est un peu une blague. Vous savez, ces convois machos de dix voitures qui, lorsqu’ils défilent devant vous, semblent interminables, comme le cuirassé de Dark Vador ? Les trains qui, lorsqu’ils ne s’arrêtent pas à votre station, passent en trombe et disparaissent en créant un tel tourbillon qu’ils vous font presque tomber et aspirent l’air de vos poumons ? Aucune chance ici. Ces lignes de l’arrière-pays ne semblent être équipées que de trains semblables à des jouets. Les trains composés d’une seule rame sont assez courants et même les trains les plus longs ne comportent que trois voitures. Ah, et beaucoup d’entre eux indiquent “wanman” (One man) ce qui signifie qu’une seule et même personne est à la fois chargée de conduire et de contrôler les titres de transport, comme dans un bus. On s’attend presque à voir un bouton ou une clé géante installés à l’arrière du train comme s’il s’agissait d’un jouet à remonter.
Cette impression est encore renforcée par le fait que certains de ces trains sont entièrement décorés de personnages de mangas et d’anime. Après tout, Tottori est une “préfecture manga” autoproclamée grâce aux deux musées consacrés respectivement à Mizuki Shigeru (Kitaro le repoussant) et à Aoyama Gôshô (Détective Conan). Le premier musée est situé à Sakai-
minato, le second à Hokuei, en pleine campagne (voir Zoom Japon n°77, février 2018). Par ailleurs, Taniguchi Jirô y est né et y a planté le décor de plusieurs de ses récits (voir Zoom Japon n°47, février 2015).
Comme beaucoup de ces lignes ne sont pas électrifiées, les trains sont constitués d’anciennes rames diesel de la série KiHa 40, fabriqués par les défunts Chemins de fer nationaux japonais (JNR) entre 1977 et 1982 (voir Zoom Japon n° 121, juin 2022). Il n’y a pas si longtemps encore, on pouvait voir ces voitures populaires dans tout le pays. Depuis la seconde moitié des années 2000, elles ont été de plus en plus remplacées par de nouvelles voitures diesel, mais on les voit toujours dans les préfectures de Shimane et de Tottori. Leur peinture diffère selon les régions, mais les KiHa 40 et 47 de la ligne principale de San’in arborent souvent leur couleur d’origine, le tarako (œufs de morue), une nuance particulière de rose, qui donne immédiatement une impression nostalgique de l’époque de Shôwa (1925-1989).
Ces trains sont incroyablement lents, ce qui peut être une source de frustration sans fin. Mais si vous voyagez pour le plaisir, cette ligne passe par de nombreux endroits intéressants. Après avoir quitté la ville de Matsue (voir Zoom Japon n°97, février 2020), le train traverse d’interminables rizières, mais dès qu’il entre dans Tottori, la mer du Japon commence à vaciller sur la gauche, révélant de petits ports et des villages de pêcheurs célèbres pour leurs crabes. Puis, lorsque le train atteint Amarube, dans la préfecture de Hyôgo, de nombreux passagers sont susceptibles de descendre. La gare elle-même est plutôt banale, mais les touristes et les fans de train viennent pour voir ce qui se trouve au-delà, le viaduc d’Amarube. La montagne derrière la gare constitue en ce sens un point idéal d’où l’on peut prendre des photos du pont.
La structure d’acier originale était encore plus populaire. Achevée en 1912, elle mesurait près de 42 mètres de haut et ses 11 supports et sa couleur rouge-brun en faisaient un lieu touristique populaire.
Cependant, une tragédie s’est déroulée en décembre 1986 lorsqu’un train qui circulait à vide a été surpris par des vents violents. Les sept voitures ont été emportées par le vent, tuant le conducteur et cinq femmes travaillant dans une usine de transformation du poisson située sous le pont. Enfin, en 2010, un nouveau pont en béton a remplacé l’ancienne structure en acier.
Après avoir traversé le pont branlant, la ligne principale de San’in atteint Kinosaki Onsen, une ville de sources chaudes très célèbre dont l’histoire remonte à 1300 ans. Si vous êtes trop occupé ou timide et que vous n’avez pas envie de vous baigner avec d’autres personnes nues, vous pouvez toujours opter pour le téléphérique, qui se trouve à environ 20 minutes de la gare. À une altitude de 231 mètres, vous pouvez voir Kinosaki à vos pieds et la mer du Japon en arrière-plan.
Un voyage le long de cette route vous donne l’impression que l’agriculture japonaise est bien vivante. Malheureusement, ce n’est qu’une illusion. D’après les chiffres officiels, le secteur agricole se contracte progressivement, car tous les jeunes se rendent dans les grandes villes à la recherche de distractions et de salaires décents. Mais au moins, cette partie du pays semble prospérer. La mer de riz vert vif est parfois interrompue par des taches d’un blanc pur. Effrayée ou simplement agacée par le passage du train, chaque tache déploie ses ailes et un magnifique héron prend son envol, pour se poser à nouveau quelques mètres plus loin.
Après avoir longé la magnifique rivière Maruyama, le train atteint finalement Toyooka et la fin de la ligne principale de JR San’in. Toyooka est probablement la plus grande ville de la région, ce qui ne veut pas dire qu’elle est grande. Elle semble simplement plus grande, rouillée et laide, avec des nuances de désespoir tranquille. Si vous souhaitez poursuivre votre voyage vers le nord, vous serez dirigé vers une ligne encore plus petite, si vous pouvez imaginer une telle chose. Le quai de la ligne Miyatoyo de la compagnie Kyoto Tango Railway est caché dans un coin presque invisible, tout au bout du quai de la JR. On ne peut s’empêcher de penser à la plate-forme secrète 9 3/4 de Harry Potter. Il a l’air misérable, avec son bureau minuscule. Mais la dame enjouée du guichet est sympathique et serviable. Et le train… Oh là là… La Kyoto Tango Railway s’est surpassée. L’intérieur de ce train, composé d’un seul wagon, est d’une élégance à faire pâlir de honte la plupart des autres trains : toutes les quatre rangées de sièges sont drapées de tissus à motifs différents, dont des rayures et des fleurs. Mon siège était le meilleur du lot, un motif à carreaux où chaque carré était différent. On pourrait croire que c’est le bazar, mais la palette de couleurs dans toute la voiture se limite à différentes nuances de brun, avec quelques verts et bleus pour ajouter un peu de mouvement. Ai-je mentionné que cette beauté a un plancher en bois ? C’est un train d’une grande finesse. Ce pourrait être l’atmosphère raffinée et discrète ou le paysage mélancolique que le train traverse, mais j’ai été temporairement transporté dans les îles britanniques.
En fin de compte, voyager le long de la mer du Japon est très amusant. On peut voir de minuscules gares improbables, pleines de décorations et de panneaux bizarres, la magnifique campagne profonde et les villages pittoresques qui font face à des criques rocheuses ou qui se trouvent au fond d’une vallée étroite. Il suffit de s’asseoir, de se détendre et de profiter de la lenteur du train en grignotant un onigiri ou en se régalant d’un ekiben (voir Zoom Japon n°34, octobre 2013).
Gianni Simone