Avec L’Engrenage, Claude Leblanc nous initie aux bouleversements géopolitiques en cours en Asie orientale.
Nous qui vivons loin de l’Extrême-Orient, dans un pays où les médias s’intéressent peu à cette partie du monde sauf quand une catastrophe s’y produit, nous n’avons guère idée des bouleversements géopolitiques qui s’y produisent et qui auront inéluctablement des conséquences sur notre environnement. Mais le jour où ces effets se feront sentir, il sera peut-être trop tard pour y réagir. Le principal phénomène est la montée en puissance de la Chine. Il ne s’agit pas simplement de son imposante réussite économique grâce à laquelle elle s’est hissée au second rang mondial, détrônant au passage le Japon. Il s’agit surtout de son désir (légitime ?) de définir un nouvel ordre international où elle occuperait la place de leader. La récente création de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB dans son acronyme anglais) initiée par Pékin est l’illustration de cette volonté de s’imposer en Asie en lieu et place d’institutions déjà existantes, mais dominées par les pays industrialisés comme la Banque mondiale sise à Washington et dirigée par un Américain ou encore la Banque asiatique de développement certes implantée à Manille, mais présidée par un Japonais. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les Etats-Unis et le Japon aient multiplié les mises en garde contre l’AIIB et finalement décidé de ne pas participer à sa fondation.
En France, les médias ont été peu diserts sur cette initiative chinoise comme ils l’ont été plus généralement sur la situation en Asie orientale ces derniers mois. Pourtant la situation est loin d’être apaisée. Désireuse d’étendre son influence, la Chine a renforcé sa présence militaire notamment dans des zones où les différends territoriaux sont nombreux en mer de Chine méridionale et en mer de Chine orientale. La situation est tellement tendue qu’un haut diplomate occidental en poste à Taïwan expliquait à la fin de l’année dernière que “cette région ressemble à la situation de l’Europe en juillet 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale”.
Vu d’Europe où l’on se préoccupe plus de l’Ukraine, cette affirmation peut sembler exagérée, mais elle ne l’est pas. Chaque jour, la presse locale rapporte des incidents qui illustrent à quel point les choses sont tendues. Le même diplomate ajoutait : “il suffirait d’un rien pour qu’un petit accrochage ne se transforme en crise majeure”. C’est ce que Claude Leblanc a imaginé dans son roman L’Engrenage qui vient de paraître aux éditions Komikku. Plutôt que d’écrire un essai sur ce sujet très sérieux, le fondateur de Zoom Japon, qui s’occupe aujourd’hui des affaires asiatiques au quotidien L’Opinion, a préféré l’aborder sous forme d’une fiction écrite à partir de faits et de personnages réels.
En dehors de l’incident de départ et la conclusion, tous les élements de l’histoire sont vrais et vérifiables. Pour rendre le récit encore plus riche, l’éditeur a eu l’excellente idée d’y inclure quelques facsimilés grâce auxquels la dimension documentaire est renforcée sans pour autant nuire au bon déroulement du récit. L’auteur met en évidence l’opposition entre la Chine et le Japon. Les deux rivaux ont des ambitions régionales qui les amènent à se livrer à une course bien dangereuse. Le troisième acteur de cette histoire, en quelque sorte l’arbitre de la compétition sino-japonaise, s’appelle Barack Obama. Lui qui voulait faire de l’Asie le pivot de sa politique étrangère se retrouve en définitive entraîné dans un jeu trouble d’influence dont Caroline Kennedy, ambassadrice des Etats-Unis au Japon et protagoniste importante du roman, disait, il y a une semaine sur CBS, qu’il fallait enfin en prendre conscience en Occident.
Tout l’intérêt de L’Engrenage est donc de nous alerter sur les enjeux et les transformations qui s’opèrent en Asie. Dans un style alerte et vivant, il donne de nombreuses clés pour comprendre ce qui se passe dans la tête des dirigeants des trois principales puissances de la planète. Un joli tour de force que nous devions saluer comme il se doit. A se procurer d’urgence.
Laurent Berger