Pour le critique de cinéma, le réalisateur de la série Otoko wa tsuraiyo ou encore de Kazoku est celui des déracinés.
Yamada Yôji est le seul réalisateur japonais qui, depuis plus d’un demi-siècle, continue de produire plus d’un film par an.
Sa réalisation la plus connue est la série Otoko wa tsuraiyo [C’est dur d’être un homme], avec comme héros Tora-san un homme d’âge mûr, vendeur ambulant (teki-ya en japonais) qui parcourt tout le Japon pour faire des affaires lors de diverses fêtes locales. Cependant, Tora-san revient deux ou trois fois par an dans son quartier natal : Shibamata, dans l’arrondissement de Katsushika, dans la banlieue de Tôkyô, ancien faubourg d’Edo entouré de temples où règne une atmosphère de bon voisinage. Si ses occupations l’obligent à sillonner tout le Japon, le retour “chez lui” toujours imprévu est provoqué par l’apparition dans un rêve de sa demi-sœur, Sakura, qui travaille dans la boutique familiale de dango (boulette à base de farine de riz), Kuruma-ya, alias Tora-ya.
Face à Sakura qui l’accueille toujours à bras ouverts et pour son oncle et sa tante qui tiennent la boutique Kuruma-ya, notre homme reste un peu fantasque voire un peu provocateur. Mais pour Tora-san, ce sont des êtres irremplaçables. Ce type de rapport humain chaleureux qui accueille un homme solitaire dans sa vie, ne serait-ce pas un élément caractéristique de la plupart des Japonais. Alors même que la série Otoko wa tsuraiyo avec ses 48 titres a perduré de 1969 à 1995, ce type de rapport humain était considéré comme désuet.
Il n’était pas rare d’en faire ainsi la critique : “Un monde avec des gens qui ont toujours une telle bonne conscience n’existe pas. La famille et la communauté restent quelque chose de plus compliqué. Il n’existe pas d’endroit où l’on peut revenir tout le temps et où l’on accueille même les gens du voyage comme Tora-san.”
Mais un tout autre point de vue s’exprime par l’intermédiaire du philosophe Shimada Yutaka, grand fan de Tora-san. Le rapport entre Tora-san et les gens de Kuruma-ya représenterait pour les Japonais d’aujourd’hui “un rapport humain du futur”. Tora-san n’a pas en fait de vrai lien de parenté avec les gens comme Sakura, l’oncle, la tante, le mari et le fils de Sakura, et le patron de l’usine qui se trouve derrière la boutique Kuruma-ya. Pourtant ces gens se présentent comme des membres de la famille. La mère de Tora-san et celle de Sakura n’est pas la même ; sa mère l’a quitté et leur père est décédé. Dès son plus jeune âge, Tora-san a fugué plusieurs années. “Représenter un homme nouveau avec d’éventuels futurs nouveaux rapports humains, ce n’est pas possible avec des images concrètes. Alors le seul moyen est de les faire revivre parmi les choses et les faits perdus et passés”, assure Shimada Yutaka.
Lorsque je songe à Tora-san, les propos de Shimada me reviennent en mémoire et sembleraient se superposer à la vie même de Yamada Yôji qui a mis au monde le personnage de Tora-san. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le réalisateur a passé sa jeunesse en Mandchourie, alors occupée par les Japonais et ce n’est qu’après la guerre qu’il est revenu au Japon. Un jour, le jeune Yamada est allé au cinéma, accompagné par une servante du nom de Fumi. Le film projeté était Robô no ishi [Une pierre au bord du chemin, 1938] qui décrivait un village pauvre du Japon. En voyant Fumi, originaire des îles de Gotô à Kyûshû qui avait été contrainte pour survivre de partir en Mandchourie, regarder le film, le futur réalisateur s’est rendu compte que “l’on pouvait voir le film, tout en entrant dans l’histoire de Fumi comme s’il s’agissait de sa propre vie, et pleurer à en crier”. “Ce fut pour moi une révélation”, racontera-t-il plus tard.
En Chine, le jeune Yamada vivait dans une grande maison de type occidental et sur ce continent, il pouvait voyager en train pendant une journée entière sans rien voir d’autre que la ligne d’horizon. Pour lui, le paysage de ce pauvre village japonais représentait un monde lointain qu’il ne connaissait pas encore et le seul visage de Fumi, les larmes aux yeux, est resté gravé à jamais dans sa mémoire.
Il est à noter que le paysage vu par Fumi de manière nostalgique était un paysage du futur que Yamada allait découvrir en rentrant au Japon. Plus tard, il a raconté qu’après son retour au Japon, il ne lui restait que de mauvais souvenirs. Il s’agissait du “Japon” appréhendé en Chine à travers Fumi.
“Le thème qui traverse toute la série de Tora-san est probablement la nostalgie du pays natal, mais ce n’est pas quelque chose que je ressens moi-même”, affirme Yamada Yôji. La passion qui l’a poussé à continuer la série ne se situe pas dans le même registre que le sentiment nostalgique dont fait preuve Tora-san. Le réalisateur se considère comme un “homme sans pays natal”. Ce thème du Japonais sans pays natal caractérise toute la filmographie du cinéaste, y compris la série Otoko wa tsuraiyo.
Dans le film Kazoku [la famille, 1970], un couple parcourt 3000 kilomètres en six mois, partant de leur île natale dans l’extrême sud du Japon pour aller vivre à Hokkaidô, à l’extrême nord du Japon. Les scènes sont tournées dans les paysages authentiques du Japon ; le film nous montre le voyage du couple avec leurs enfants et le vieux père, passant de région en région, parmi des gens de chaque région. A la gare d’Ôsaka par exemple, ils descendent dans la galerie marchande au milieu d’une grande foule pour revenir finalement à leur point de départ ; le film nous montre cette fatigue de la répétition.
Cela symbolise l’homme moderne qui s’épuise dans la ville, fabriquée par un système qui ne tient pas compte des gens qui la sillonnent. Datant de 1970, année de l’Exposition universelle d’Ôsaka dont le thème était “progrès et harmonie pour l’humanité”, ce film raconte l’histoire d’une famille qui ne pourra jamais pénétrer dans le lieu de l’Exposition. Se trouvant à Ôsaka à ce moment-là, ils viennent jusqu’à l’entrée où une longue file d’attente les décourage, les parents se contentent de dire à leur garçon de 3 ans : “Voilà, c’est ça l’Expo”, en lui montrant seulement l’extérieur ; et comble de malheur, leur fille d’un an mourra sur le dos de la femme, à cause de tout ce pénible déplacement.
C’est bien un film de voyage, mais un voyage sans retour. Après avoir quitté leur maison natale et le doux climat de Nagasaki, ils se dirigent vers Hokkaidô où règne un froid extrême, avec l’espoir d’être des “pionniers”. Ce voyage est comme la vie elle-même. De temps en temps, entre la femme et le mari, et entre les membres de la famille éclatent des querelles : “Pourquoi toutes ces peines et tout ce voyage?” Cela peut être interprété comme ceci : en perdant de vue la raison pour laquelle on vit et on s’agite, on se trompe sur ce qui est vraiment important. Dans la bande-annonce du film, le message était lancé : “C’est de vous qu’on parle et c’est à vous que s’adresse ce film.”
Malgré tous ces ennuis, ou plutôt grâce à eux, l’on se dit que “cette année, il va bien nous arriver quelques bonnes surprises”. Yamada Yôji met en scène ces moments d’où émerge ce “sentiment d’espoir”. C’est une force qui nous permet de trouver un avenir par-delà la dure réalité du quotidien et de vivre dans le réel.
Pour les Japonais qui ont perdu leur pays natal, Yamada Yôji dresse leur portrait, avec un regard porté vers l’avenir et l’espoir dans le cœur. Il continue à décrire leur courage à vivre dans la rigueur et l’austérité. Dans ses films, il est souvent question de “bonheur”. Pour le réalisateur, le bonheur apparaît au moment précis où les gens, ayant perdu leur “pays natal” s’efforcent de vivre et finalement se mettent à rêver de l’avenir.
Il ne s’agit pas d’un rêve agréable et doux, mais de quelque chose qui est fondé sur une connaissance de la dure réalité. La raison de son succès au Japon peut s’expliquer parce que ses films sont des encouragements adressés aux Japonais. A ce titre, il est un des réalisateurs les plus représentatifs du Japon.
Kiridôshi Risaku