Gennifer Weisenfeld a étudié comment le tremblement de terre de 1923 a été utilisé à diverses fins.
Ce qui s’est passé le 1er septembre 1923 a donné lieu à une vaste littérature, même dans les langues occidentales. L’une des productions les plus intéressantes de cette recherche est l’ouvrage de Gennifer Weisenfeld, Imaging Disaster : Tokyo and the Visual Culture of Japan’s Great Earthquake of 1923 (University of California Press, 2012), un ouvrage qui examine comment les différents médias ont bâti les représentations visuelles, la compréhension et la mémoire du tremblement de terre. Ce très bel ouvrage n’est pas seulement intéressant du point de vue des arguments présentés par l’auteur, professeur d’histoire de l’art et d’études visuelles à l’université Duke, mais il s’agit également d’archives graphiques étonnamment diversifiées dans lesquelles les images ne sont pas de simples illustrations, mais des éléments centraux du récit historique.
Ce n’est pas la première fois que Gennifer Weisenfeld explore la culture visuelle du Japon, et ce livre est en fait né du travail qu’elle avait déjà effectué pour son premier livre Mavo : Japanese Artists and the Avant-Garde, 1905-1931. “Il portait sur l’avant-garde japonaise des années 1920”, explique-t-elle. “Mavo était un groupe d’avant-garde dont les travaux couvrent la période du grand tremblement de terre du Kantô et qui a été profondément influencé par cet événement. En fait, l’expérience du séisme a radicalisé leur politique et leur esthétique. Au cours de la rédaction de ce livre, je me suis rendue compte que l’histoire de la catastrophe dépassait largement le cadre du modernisme et de l’avant-garde. Les réactions ont été si vastes et si diverses que j’ai vraiment voulu montrer cette histoire dans un contexte plus large”.
L’un des thèmes principaux d’Imaging Disaster porte sur le fait que le tremblement de terre a suscité plusieurs réactions contradictoires, et que les médias visuels (photographie, films, gravures, etc.) ont joué un rôle important dans la formation de ces interprétations. “Les catastrophes sont l’occasion pour les individus, les sociétés et les nations d’articuler leurs divers programmes de réforme urbaine, sociale, politique ou morale. A cet égard, les médias et les nouvelles technologies scientifiques ont mondialisé la tragédie du Japon, suscitant l’empathie du monde entier. Les artistes, quant à eux, ont affirmé avec force la nature subjective, personnelle et émotionnelle de l’expérience de la catastrophe (le sentiment de perte, de souffrance et de chagrin) ainsi que ses résonances esthétiques”, rappelle l’auteur.
La photographie apparaissait à l’époque comme un support visuel majeur qui, en raison de son caractère direct et de son regard apparemment objectif, avait le pouvoir d’influencer les gens, créant en même temps un lexique visuel de la catastrophe qui, depuis lors, a été largement utilisé par différents acteurs (les médias, les autorités, les lobbies politiques et économiques) pour faire valoir leurs intérêts. Il ne fait aucun doute que la photographie a été conçue pour communiquer des “preuves visibles”, note-t-elle. “On pourrait dire que l’œil photographique légitimait sa propre autorité visuelle. Par exemple, la technologie optique pouvait servir d’arme de contrôle, que ce soit par la vision stratégique de la photographie aérienne utilisée dans la gestion des catastrophes ou par le regard dominant de l’appareil photo qui imposait l’ordre face à un chaos violent.”
En examinant les milliers d’images qui ont survécu jusqu’à aujourd’hui, Gennifer Weisenfeld souligne comment, dans les photographies, les subtiles différences de perspective entre les scènes surélevées et les scènes panoramiques du paysage urbain dévasté donnent des indices sur l’ampleur de la catastrophe. “L’œil photographique affecte directement la perception. Les photographies aériennes des zones endommagées éclipsaient les personnes au sol, soulignant l’étendue de la dévastation. Ces images expriment intrinsèquement l’échelle et l’ampleur et parlent davantage de la destruction de la civilisation et de l’urbanisme que des vies individuelles perdues”, confie l’universitaire. “Il est facile de voir comment ces images ont joué un rôle central dans la formation des opinions, par exemple en construisant le tremblement de terre comme un événement national, plutôt qu’une simple tragédie locale, qui exigeait la solidarité de tous les Japonais. En s’appuyant sur les prétendus pouvoirs de vérité de la photographie, les images de désastre ont érigé un cadre d’autorité visuelle qui a légitimé les réponses de l’Etat à cette catastrophe. En outre, ces visions communiquaient son ampleur historique qui a conféré au Japon la distinction douteuse de première nation parmi celles soumises au caprice de la terre”.
La cartographie est un autre moyen qui s’est avéré utile pour montrer l’ampleur des dégâts et remodeler l’ancienne ville en une nouvelle entité administrative, consolidant, comme le dit Gennifer Weisenfeld, “des cantons et des préfectures distincts dans la région fusionnée du Kantô, une zone géographique majeure dont l’importance nationale dépassait implicitement celle de n’importe quelle municipalité”. Il s’agit d’une décision stratégique que l’historien Narita Ryûichi a également identifiée dans le changement de nom de la catastrophe en “Grand tremblement de terre du Kantô”.
Pour de nombreux Occidentaux, les ukiyo-e (estampes) comptent parmi les formes d’art japonais les plus familières. Alors que les gravures sur bois ont été le principal support d’information au Japon jusqu’à la fin du XIXe siècle, à la fin de la période Taishô (1912-1926), elles avaient perdu une grande partie de leur pertinence, ayant été dépassées par des médias plus axés sur la technologie. Pourtant, elles ont encore joué un rôle dans le récit visuel de la catastrophe, sans doute la dernière fois qu’elles ont réussi à capter l’attention du public avec une telle force. “Les impressions modernes du tremblement de terre ont structuré les destructions et les ruines spectaculaires du tremblement de terre de 1923 dans la taxonomie conventionnelle populaire des sites pittoresques célèbres”, rapporte l’auteur. “En ce sens, l’imagerie prémoderne japonaise des catastrophes a continué d’exercer une forte influence jusqu’à la période moderne, soulignant les liens moraux entre le naturel, l’humain et le divin, trouvant des moyens humoristiques et ludiques de mêler l’horreur et la parodie dans la satire visuelle, et capitalisant sur la valeur de divertissement spectaculaire du macabre. Les abonnements mensuels aux services d’impression de gravures sur bois, par exemple, ont élargi leur audience à une époque où le support de la gravure sur bois était déjà en déclin en termes d’audience populaire”.
En parlant de la “valeur de divertissement spectaculaire du macabre”, la catastrophe a généré une activité secondaire lucrative : des souvenirs visuels sous la forme de cartes postales de corps brûlés et morts, ou de corps dans les rivières et les cours d’eau. Ces cartes postales n’étaient pas le premier cas d’exploitation commerciale de la mort. Après tout, les gens ont toujours eu une fascination morbide pour la mort violente et le Japon ne fait pas exception à la règle. “La culture visuelle japonaise fusionne depuis longtemps la morale et le macabre. Malgré l’immense malaise que ressent le spectateur devant ce type d’images graphiques, l’imagerie des catastrophes ne pouvait être séparée du divertissement visuel, même lorsqu’elle véhiculait des messages moraux forts. Les images de catastrophes sont déconcertantes parce qu’elles impliquent le spectateur – à l’époque et aujourd’hui – en tant que voyeur. L’exploitation des morts en tant qu’objets est soulignée lorsque les compositions picturales montrent des survivants qui regardent attentivement les corps exposés. Dans ce cas, le regard est une forme d’agression oculaire et de témoignage historique”, poursuit-elle.
“Au cours de mes recherches, j’ai été frappé par deux choses : tout d’abord, l’abondance d’images de cadavres à cette époque. De nos jours, on ne verrait plus cela, car les médias de masse aseptisent beaucoup plus ce qu’ils montrent qu’auparavant. Deuxièmement, plutôt que de se concentrer sur l’ampleur de la mort, certains lieux ont été associés à des corps particuliers. Par exemple, le quartier des plaisirs de Yoshiwara a été utilisé à plusieurs reprises pour montrer des cadavres de femmes. Yoshi-wara était évidemment célèbre parce qu’il était au centre de l’économie locale des travailleuses du sexe. Le fait que ces cartes postales se concentrent sur ce sujet m’a donc semblé être une superposition intéressante”, souligne Gennifer Weisenfeld.
L’humour est un autre élément qui, à première vue, semble déplacé après une catastrophe. Pourtant, elle remarque que son usage est depuis longtemps un élément important dans la manière dont les Japonais réagissent aux catastrophes. “La satire visuelle a activement façonné les perceptions populaires du tremblement de terre, dit-elle, en donnant une voix aux débats centraux sur le lien entre catastrophe et modernité. Par exemple, les dessinateurs de mangas et les caricaturistes travaillant pour la presse populaire ont joué un rôle important en soulignant les nombreuses ironies de l’après-séisme et les politiques glissantes de la reconstruction, en particulier les perceptions conflictuelles de son principal architecte, le ministre de l’Intérieur Gotô Shinpei. On pourrait voir la satire comme la façon dont les gens ont essayé de répondre aux circonstances d’exploitation après le tremblement de terre par des coups de gueule humoristiques qui exposaient les casernes exiguës et insalubres et les profits endémiques dans l’effort de reconstruction”.
Bien que l’histoire soit présentée comme un compte rendu factuel d’un événement, nous savons que ce que nous considérons comme un compte rendu historique est en fait un mélange de faits et de fiction, de documentaire et de mélodrame. De plus, pour tout ce qui est rendu visible dans l’imagerie des événements catastrophiques, beaucoup de choses sont rendues invisibles, estime l’universitaire. La réponse au tremblement de terre était à la fois l’histoire en train de se faire et le silence de cette histoire par la suppression active de l’ethnicité (voir pp. 10-12), de la politique (comme les personnalités politiques de gauche qui ont également été ciblées comme subversives et dangereuses) et des fractures sociales visibles (à l’instar des habitants des quartiers populaires qui ont été touchés de manière disproportionnée).
“Il suffit d’observer les catastrophes dans le monde pour voir que les laissés-pour-compte, les pauvres, les zones périphériques, souffrent davantage. Il y a cette idée que les catastrophes traitent tout le monde de la même manière. Les gouvernements, en particulier, affirment que tout le monde est égal face à un cataclysme parce que la nature ne fait pas de distinction de classe et frappe tout le monde. Ce n’est pas vraiment vrai, et 1923 a été un cas typique où ce sont les classes populaires qui ont le plus souffert”, affirme Gennifer Weisenfeld.
Perçue comme un moment potentiellement transformateur dans l’histoire moderne du
Japon, la période qui a suivi immédiatement la catastrophe a résonné de l’expression populaire “kono sai [da kara]” (Dans ces circonstances !), qui a servi de préface à un large éventail de propositions de réforme. Parmi les principaux acteurs qui, en 1923, ont utilisé le séisme pour défendre leurs propres visions de l’avenir et articuler leurs programmes diamétralement opposés, on trouve le gouvernement impérial et l’avant-garde de gauche. “Si, d’un côté, les autorités ont présenté des images héroïques qui s’inscrivaient dans le récit de résilience de l’État, et dans son objectif de galvaniser la nation pour la tâche de reconstruction, ces images n’ont pas été incontestées, mais ont été contrées par une série de critiques sociales, à la fois subtiles et explicites, certaines prenant la forme de déclarations morales générales sur le tremblement de terre en tant que punition divine, et d’autres formulant des critiques plus pointues sur la conduite publique et privée, les inégalités économiques, ou la mauvaise gestion officielle du processus de reconstruction. Une sorte d’euphorie émancipatrice s’est emparée des intellectuels de gauche qui se sentaient opprimés par l’establishment politique et culturel japonais”, note-t-elle.
“Cette période a même vu une nouvelle génération d’artistes inspirés par les mouvements mondiaux du modernisme descendre dans les rues de la ville en ruines pour faciliter le changement social. En tant que représentants visibles du bouleversement culturel radical de la modernité, ces artistes ont été tour à tour félicités et vilipendés pour leurs nouvelles visions sociales. Bien qu’horrifiés par le nombre de victimes du tremblement de terre et le meurtre brutal de leurs collègues gauchistes, les membres du mouvement artistique radical Mavo des années 1920 ont réagi à la destruction de Tôkyô et d’une partie de son infrastructure institutionnelle avec une ferveur créatrice, en organisant des expositions itinérantes des œuvres de leurs membres dans les rues et en concevant des panneaux architecturaux et des baraquements temporaires à travers toute la ville. Comme leurs collègues de la Barakku Sôshokusha (Compagnie de décoration des barraques), les membres du groupe se sont délectés de la nature provisoire, impermanente et apparemment libératrice des constructions provisoires”, explique Gennifer Weisenfeld.
“Le gouvernement métropolitain de Tôkyô, quant à lui, a parrainé de grandes expositions et, à terme, une salle commémorative permanente et un musée, afin de raconter l’histoire de la catastrophe et de la reconstruction. Les images présentées dans ces espaces ont créé un lien visuel et émotionnel fort entre les vénérables débris du tremblement de terre et la rhétorique visuelle de l’urbanisme progressiste, intégrant ainsi le deuil et la mémoire dans la reconstruction et la modernisation”.
Comme toutes les catastrophes, le grand tremblement de terre de Kantô a réveillé une peur profonde de la dissolution possible de l’ordre social dans le chaos, générant ainsi de puissantes affirmations visuelles de l’autorité. “Les deux types d’images impériales du tremblement de terre qui renforçaient l’autorité de la nation étaient la bienveillance et le leadership inébranlable. Leur but ultime était de faciliter les interventions de l’Etat dans la vie sociale de la ville pendant la reconstruction, afin d’en faire une métropole plus productive, plus hygiénique et, ostensiblement, plus sûre, au même titre que les autres capitales du monde”, ajoute-t-elle.
En fin de compte, le cabinet et le gouvernement métropolitain ont réussi à faire prévaloir leur interprétation des événements et leur vision d’un Japon nouveau et moderne. “Le récit dominant de la catastrophe en 1923 mettait en avant la résilience unique du peuple japonais et le leadership exceptionnel de son gouvernement. Le pouvoir fondamental de l’Etat-nation japonais a défini cette expérience tragique comme un triomphe national contre l’adversité qui a donné naissance à la nouvelle et brillante métropole de Tôkyô. Les nations ont intérêt à exprimer la nature collective du traumatisme pour mobiliser l’action sociale et minimiser les dissensions. En fin de compte, la catastrophe est devenue une métaphore populaire de la destruction implacable de la tradition par la modernité”, souligne Gennifer Weisenfeld.
Dans la préface de son livre, elle cite le journaliste et photographe Iwabu Takaaki, qui s’est rendu au Japon après le 11 septembre. Sa première impression a été que “… une catastrophe naturelle expose la faiblesse de la société qu’elle frappe”. Selon l’universitaire, le séisme de 1923 a révélé, entre autres, les inégalités et les fractures sociales, la nature raciste et xénophobe de l’impérialisme et du colonialisme japonais, ainsi qu’une profonde misogynie et la peur de la femme moderne et libérée. “Les représentations de survivants héroïques, de sujets impériaux loyaux, de membres de la famille compatissants, d’humanitaires magnanimes, d’artistes sympathiques, de défenseurs de l’unité sociale et de champions de la classe ouvrière offraient une myriade d’images positives d’un Japon altruiste”, assure-t-elle. “Dans le même temps, des justiciers sans foi ni loi, des colonialistes bigots, des misogynes, des profiteurs corrompus, des valets de la politique et des modernistes menaçants ont révélé la nature profondément corrosive de la communauté. Les interprétations variaient considérablement en fonction de la politique, de la classe sociale, du sexe et de l’appartenance ethnique de chacun. Toutefois, ces différences se sont progressivement atténuées, car le discours de la reconstruction a finalement abouti à un récit officiel rétrospectif du tremblement de terre, qui est ensuite passé dans la mémoire collective.”
G. S.