Du 2 mai au 30 juin, une belle exposition met à l’honneur le travail de précision du célèbre mangaka.
Comme de nombreux gamins japonais nés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Kawaguchi Kaiji est tombé sous le charme du manga à travers les œuvres de Tezuka Osamu et Yokoyama Mitsuteru, auteurs phares des années 1950. A cette époque, la bande dessinée n’avait pas bonne presse et au sein de la famille Kawaguchi, il était interdit d’en acheter. Le seul moyen pour Kaiji et son frère jumeau, Kyôji, d’avoir accès à ces lectures interdites était de se rendre dans les librairies de location (kashihonya, voir Zoom Japon n°127, février 2023) où, pour un prix modique, ils pouvaient lire les aventures d’une multitude de personnages tout aussi attachants les uns que les autres. Toujours avec son frère, il a commencé à dessiner et à copier Astro le petit robot de Tezuka.
“Les lignes et les formes fluides produites par Tezuka Osamu étaient faciles à imiter. Dès lors, il aura une profonde influence sur les jeunes dessinateurs en herbe”, a d’ailleurs rappelé Shimizu
Isao dans son livre consacré à l’histoire du manga à Ôsaka. Le jeune Kawaguchi se prend au jeu et développe une véritable passion pour le manga, continuant à dessiner tout au long de son adolescence.
Grâce au développement du marché du manga à la fin des années 1960, il peut envisager d’embrasser la carrière de mangaka. Il fait ses premiers pas dans les pages de Young Comic en 1969. Ce mensuel fondé deux ans auparavant est l’une des nombreuses publications destinées à un public adulte. Alors qu’il n’a pas participé au mouvement étudiant, l’histoire qu’il y publie a pour toile de fond l’émeute du 21 octobre 1968 à Shinjuku qui fut l’un des grands affrontements entre la police et les jeunes. Intitulée Yoru ga aketara [Au lever du jour], elle illustre déjà la propension de Kawaguchi à planter ses histoires dans la réalité. Sans qu’il le revendique, il s’inscrit dans la mouvance du gekiga apparu à la fin des années 1950. Beaucoup plus expressif en termes de contenu et de technique, le gekiga se distingue des mangas créés à l’origine pour les enfants. Le choix de Shinjuku comme cadre de son récit ne doit rien non plus au hasard. Non seulement ce quartier de Tôkyô est un des hauts lieux de la contestation, mais c’est aussi le décor que privilégie Nagashima Shinji, le mangaka qu’il admire le plus à l’époque. Il a souvent dit qu’il ne se serait jamais lancé dans le dessin s’il n’avait pas lu Mangaka zankoku
monogatari [Contes cruels du mangaka, 1961] de cet auteur. Ce dernier figure assurément parmi les auteurs majeurs de l’époque. En 1967, il a entamé la publication de Fûten [Bohême], “un conte cruel de la jeunesse” explique-t-il, qui témoigne du mal-être des jeunes dont Kawaguchi Kaiji se fait aussi l’écho dans sa première œuvre publiée. Sachant que Nagashima vivait dans le coin, il a décidé de s’installer le long de la ligne Chûô (voir Zoom Japon n°96, décembre 2019) qui dessert la gare de Shinjuku “avec le désir de respirer le même air que lui”.
L’une des forces de Kawaguchi est sa capacité à “lire l’air” (kûki wo yomu) comme on dit au Japon, c’est-à-dire de s’imprégner de l’air du temps. Ses personnages reflètent ce malaise palpable dans la société. Quand il ne dessine pas des yakuzas pour le Shûkan Manga Times où il va expérimenter pour la première fois le rythme de travail hebdomadaire, il s’intéresse à des individus vivant à la marge comme dans Fûkyô erejî [Elégie d’un fou] qui évoque l’univers sombre d’un autre mangaka en vogue, Tsuge Tadao (voir Zoom Japon n°93, septembre 2019), qui officie alors dans Garo (voir Zoom Japon n°43, septembre 2014). “C’est l’‘esthétique de la défaite qui est la plus marquante. Son extrême chaleur émotionnelle à l’égard des hors-la-loi et des perdants était exprimée avec une beauté dure et inoubliable. Plus important encore, dans ses premières œuvres, il était très attentif au silence et à la parole. Il mettait davantage l’accent sur l’existence individuelle des perdants que sur le développement dramatique de l’histoire”, dit de lui le critique Gondô Susumu dans un texte paru en juillet 1991 dans Comic Box.
Kawaguchi Kaiji continuera à explorer cette veine tout au long des années 1970, mais connaîtra une baisse de régime à mesure que les Japonais, s’enrichissant, fermeront les yeux et tourneront le dos aux aspects peu reluisants de leur société. Cette insouciance et le consumérisme à outrance qui dominent alors sont le fruit d’une économie conquérante. Les produits made in Japan inondent le monde. S’ils enrichissent le pays, ils suscitent aussi des tensions croissantes avec les Occidentaux, en particulier les Etats-Unis, son principal allié. Les Américains s’inquiètent de voir le Japon leur tailler des croupières et les menacer en tant que première puissance économique de la planète.
Le “Japan bashing” devient la norme à Washington. Kawaguchi voit dans cette phase de tension l’occasion de rebondir avec une histoire qui va s’imposer comme l’une des références de son œuvre. Chinmoku no kantai [Le vaisseau du silence], dont la publication est entamée en 1988 dans Morning, l’hebdomadaire lancé, six ans plus tôt, par Kôdansha à destination d’un public adulte, raconte le destin d’un sous-marin nucléaire développé en secret par le Japon et les Etats-Unis qui va faire sécession et proclamer son indépendance sous le nom de Yamato, nom originel du Japon. Le succès phénoménal de cette série va provoquer des débats au Parlement et susciter de nombreux articles dans la presse mondiale.
A partir de là, le mangaka enchaîne les séries qui suscitent un fort engouement chez les amateurs de manga qui apprécient son sens du réalisme et sa capacité à saisir les grands enjeux du moment. Alors qu’il a été injustement considéré comme un auteur “révisionniste” désireux de défendre l’esprit militariste d’avant-guerre, Kawaguchi Kaiji a au contraire voulu alerter ses contemporains sur les dangers de la guerre et les risques qu’elle peut faire peser sur le Japon et le monde. Ces deux dernières séries à succès Kûbo Ibuki [Le porte-avions Ibuki] et Kûbo Ibuki Great Game publiées respectivement dans Big Comic à partir de 2014 et de 2020 mettent en scène avec un sens très aigu du réalisme les enjeux géopolitiques du moment et interrogent les lecteurs sur la meilleure façon d’y répondre.
Monstre sacré du manga réaliste et l’un des derniers représentants vivants de l’épopée glorieuse de la bande dessinée japonaise des années 1960, il reste assez mal connu en France, malgré la traduction de quelques-unes de ses œuvres (Eagle chez Casterman, Zipang chez Kana, Seizon Life chez Panini et Spirit of the Sun chez Tonkam). Voilà pourquoi on ne peut que se féliciter de voir le MEMA (Musée européen du Manga et de l’Anime) lui consacrer une exposition qui permettra de lui rendre hommage. Sous le titre Un dialogue entre passé et présent, elle permettra de prendre la mesure du remarquable talent de Kawaguchi Kaiji.
Odaira Namihei
Informations pratiques
Du 2 mai au 30 juin sur les sites des Dominicains de Haute Alsace (34 rue des Dominicains, Guebwiller) et du Corps de garde (17 place de la Cathédrale, Colmar). Du mercredi au dimanche 10h-18h30, le samedi 10h-13h. Entrée : 9 € (billet valable sur les deux sites).