Dans une sorte de docufiction littéraire, David Peace livre un portrait unique du père de la nouvelle japonaise.
En 1984, alors qu’il s’apprêtait à publier une biographie attendue de l’écrivain russe Anton Tchekhov, le romancier Henri Troyat avait publié, dans les colonnes du journal Le Monde, un remarquable texte intitulé sobrement Le métier de biographe. “D’habitude, le besoin presque physique d’écrire une biographie me saisit aux tripes lorsque je viens de terminer un roman. Après m’être coltiné pendant des mois des personnages imaginaires, après avoir essayé de rendre la fiction plausible et le mensonge émouvant, après avoir sué d’angoisse sur les orientations arbitraires d’une intrigue, après avoir maudit cent fois l’excès de liberté qui fait que tout est permis au créateur de mythes, j’éprouve soudain l’envie de reprendre contact avec la réalité, d’obéir à des documents authentiques, bref, de passer du rêve à la vie. Alors j’entre dans une ère paisible et studieuse. Je sens de nouveau le sol sous mes pieds”, écrivait-il. Avant d’ouvrir le nouvel opus de David Peace publié en France et consacré à la vie de l’écrivain Akutagawa Ryûnosuke, on pouvait se demander si le Britannique avait été pris par la même envie quand il a décidé d’entreprendre ce récit. En pleine réalisation de sa trilogie japonaise (voir Zoom Japon n°4, octobre 2010), il semblait avoir répondu à la nécessité de sortir de son travail de fiction pour s’attaquer à l’étude de la vie de “[s]on écrivain japonais préféré” auquel il a emprunté des techniques d’écriture, nous avait-il confiés en 2010.
A l’instar d’Henri Troyat qui se disait “incapable de considérer son aventure de l’extérieur, en commentateur froid et lucide qui connaîtrait d’avance tous les jalons de l’itinéraire”, David Peace n’a finalement pas livré une biographie ordinaire remplie de faits et de dates construite comme un rapport de police. Il a écrit un roman composé de 12 histoires qui relatent des incidents de la vie et de l’œuvre d’Akutagawa Ryûnosuke qui a vécu de 1892 à 1927 et dont l’une des œuvres les plus connues Dans le fourré (Yabu no naka) a inspiré Kurosawa Akira pour son film Rashômon en 1950. Père de la nouvelle japonaise, l’écrivain a eu une existence particulière qui se prête parfaitement au traitement choisi par David Peace pour l’aborder avec force et précision.
Akutagawa a construit sa notoriété grâce à ses qualités uniques de conteur dont David Peace se fait l’écho en permanence dans son livre qui transporte le lecteur dans le quotidien et la tête de cet auteur hors pair qui grandit dans la timidité et la peur. “Toute la nuit, toute la journée. Tu as peur, tu as peur. (…) Mais dans une pièce, dans une pièce seulement. Il y a des livres, il y a tant de livres. Qui viennent d’un monde différent, d’un monde meilleur. Et dans cette pièce, dans cette pièce seulement. Tu as moins peur, tu es beaucoup moins craintif”, rapporte le romancier britannique dans son style fragmenté et incantatoire auquel ses lecteurs se sont habitués au fil de ses œuvres. Comme Henri Troyat qui s’engageait à ne “cacher aucune des faiblesses de [s]on protagoniste”, David Peace brosse avec brio le portrait d’un homme torturé qui finira par renoncer à la vie pour s’enfoncer “pour toujours et à jamais, dans le fourré, dans le fourré et entre nos vies, dans le fourré…” Une œuvre brillante qui donne envie d’écrire des biographies.
Odaira Namihei
Référence
Patient X, le dossier Ryûnosuke Akutagawa (Patient X, The Case-Book of Ryûnosuke Akutagawa), de David Peace, trad. de l’anglais par Jean-Paul Gratias, Rivages, 24 €.