Bien qu’il soit arrivé tardivement sur le projet du premier film, Honda Ishirô a contribué à en faire une légende.
C’est toujours la même histoire : tout le monde connaît des personnages emblématiques de la culture pop tels que Superman, Batman, Hello Kitty et James Bond, mais peu de gens peuvent citer leurs créateurs. Jusqu’à présent, le Grand G est apparu dans 33 films japonais et cinq films américains. Pourtant, seuls les fans inconditionnels du roi des monstres connaissent Honda Ishirô, l’homme qui a réalisé huit de ces films, dont le premier en 1954, et qui peut être considéré comme le cinéaste japonais ayant connu le plus grand succès international avant Miyazaki Hayao. Bien entendu, l’œuvre cinématographique de ce cinéaste, qui s’étend sur 50 ans, ne se limite pas à Godzilla. Il a réalisé 46 films, allant du drame à la comédie en passant par la guerre et la science-fiction, mais il est indéniable qu’il a gagné une place spéciale dans l’histoire du cinéma pour l’influence qu’il a exercée sur les films catastrophes et les films de monstres fantastiques. Zoom Japon s’est entretenu avec Kiridôshi Risaku, critique, scénariste, réalisateur et auteur de Honda Ishirô, mukan no kyoshô [Honda Ishirô, le maître sans couronne] paru en 2014.
Dans son livre, il a passé en revue les scénarios que le cinéaste possédait lui-même et dans lesquels il avait ajouté de copieuses notes et des directives spécifiques, et les a comparés avec chacune de ses œuvres cinématographiques. C’était la première fois que quelqu’un examinait et analysait avec autant de détails ce que Honda faisait réellement sur le plateau de tournage. L’ouvrage est né d’une série d’articles et d’essais publiés sur le réalisateur. “A l’origine, ’Le Maître sans couronne’ était le titre d’un article en deux parties que j’ai écrit il y a 20 ans pour un magazine”, se souvient Kiridôshi Risaku. “Le titre a été choisi par le rédacteur en chef, mais j’ai trouvé qu’il correspondait bien au sujet et je l’ai repris pour mon livre. A bien y réfléchir, l’œuvre de Honda a été à peine reconnue, en particulier au Japon. A l’étranger, des réalisateurs tels que Quentin Tarantino et Guillermo del Toro le tiennent en haute estime, mais il n’a jamais remporté de prix important et a été constamment éclipsé par Tsuburaya Eiji, directeur des effets spéciaux de la Tôhô (voir Zoom Japon n°60, mai 2016), ou par le compositeur de musique Ifukube Akira. Honda a rarement été sous les feux des projecteurs. Il ne s’est jamais distingué, même en tant que personne. Il préférait rester dans l’ombre, travaillant tranquillement sur ses films sans faire de bruit”.
Kiridôshi Risaku et d’autres critiques estiment que le travail de Honda Ishirô est fondamentalement différent de celui des autres réalisateurs parce qu’il a réussi à créer son propre univers cinématographique. “Tout d’abord, ce qui le distingue des autres cinéastes, c’est qu’il a su capter et interpréter de manière réaliste les réactions des humains face à un phénomène aussi incroyable qu’un monstre géant. Il a été le premier à obtenir un tel effet. Bien sûr, tout le monde savait que ces monstres n’existaient pas dans la réalité, mais il a travaillé très dur pour donner l’impression qu’ils étaient réels, et il l’a fait avec style”, assure le spécialiste. “Par la suite, la Tôhô a décidé d’explorer différentes voies, par exemple en ajoutant un peu plus de comédie, quelques éléments ludiques, ou en incorporant de l’action de type karaté hongkongais, mais Honda a toujours essayé autant que possible de rester fidèle à l’histoire originale, à la peur, à la terreur et à la tragédie d’un monstre qui fait des ravages dans la vie des gens”.
On dit souvent que Honda tournait ses films comme des documentaires, et Kiridôshi affirme que les exemples ne manquent pas pour corroborer cette opinion. “Il s’intéressait à l’origine aux personnes confrontées à des phénomènes naturels et ses premières réalisations, avant même qu’il ne tourne Godzilla, portent sur ce thème. Lorsqu’il était jeune, il était un cinéphile avide et a été particulièrement impressionné par L’Homme d’Aran (Man of Aran, 1934) de Robert J. Flaherty, même s’il avait un amour profond pour l’océan. Le film dépeint la lutte acharnée de l’homme contre la nature sur une petite île irlandaise rocheuse entourée d’une mer déchaînée. Comme il y a très peu de terre sur Aran, ils font des légumes en recouvrant les rochers d’algues”, témoigne-t-il.
L’Homme d’Aran est un docufiction, c’est-à-dire un film narratif avec une touche documentaire. D’ailleurs, les premières œuvres de Honda Ishirô, comme Aoi shinju [La perle bleue, 1951] sur la vie quotidienne des pêcheuses de perles et Minato e kita otoko [L’homme qui vint au port, 1952] sur les artilleurs d’un bateau de chasse à la baleine, sont des longs-métrages de style documentaire. “Lorsqu’il a réalisé Godzilla, je pense qu’il l’a envisagé sous cet angle. C’est-à-dire qu’il voulait donner l’impression que les choses se passaient réellement. Par exemple, lorsque les navires sont détruits au début, nous ne savons toujours pas si c’est l’œuvre de Godzilla, et ces scènes ainsi que les réactions des familles des personnes disparues en mer sont très réalistes”, souligne le critique.
“Il était doué pour faire bouger de grands groupes de personnes, comme dans les scènes où les gens fuient devant le monstre. Il a également fait appel à de vrais membres des forces d’autodéfense et des garde-côtes japonais plutôt qu’à des acteurs, et les a habilement déplacés comme s’ils avaient été réellement déployés sur les lieux des attaques”, ajoute Kiridôshi Risaku.
Une autre chose qui a été mise en avant à propos du travail du cinéaste est que, contrairement à d’autres réalisateurs, il voulait contrôler les moindres détails de ses films, depuis la conception initiale et la planification jusqu’au scénario et aux dialogues. Par exemple, Honda Ishirô a fait appel à neuf monteurs différents au cours de ses 25 films fantastiques, et l’on suppose généralement qu’il effectuait lui-même le montage en indiquant simplement au monteur où et quand faire les coupes. Il existe également quelques photos prises sur le vif du réalisateur sur le plateau de tournage, le montrant en train d’encadrer ses acteurs tout en tenant une copie roulée du scénario qu’il emportait religieusement avec lui pendant le tournage. Il tenait particulièrement à dicter avec précision les mouvements et les gestes de ses acteurs, les accompagnant dans leurs scènes, leur montrant comment il voulait qu’ils bougent, comment ils réagissaient, et même quels boutons appuyer sur une console. Cette approche pratique est réputée avoir marqué ses films de l’empreinte du réalisateur.
“La réalisation d’un film est un travail d’équipe et je ne pense pas que Honda Ishirô ait été étroitement impliqué dans tous les aspects de son travail”, estime le spécialiste. “Les parties où apparaissent les monstres et les super-armes étaient évidemment laissées au directeur des effets spéciaux, tandis que le producteur était chargé de la planification et que le scénariste était responsable de l’histoire. Certains peuvent donc avoir une image étriquée du réalisateur d’un film à effets spéciaux, pensant qu’il ne fait que coordonner le jeu des acteurs, ou qu’il est un “artisan” qui gère habilement chaque scène. Cependant, lorsque j’ai écrit mon livre, j’ai lu les scripts utilisés lors des tournages et j’ai remarqué que de nombreuses parties différaient du film réel. Cela me fait penser que Honda Ishirô a dû faire des changements pour améliorer le film et le rendre plus réaliste. Même après l’écriture du scénario, il n’hésitait pas à le modifier ici et là”.
Lorsqu’il dirigeait une scène, Honda pensait toujours à la façon dont les prises de vues réelles seraient intégrées aux effets qui suivraient. “Il a presque fait le montage du film dans sa tête. Dans ses films, une prise ne dure généralement que quelques secondes, 30 secondes étant le maximum. En effet, il était très doué pour faire correspondre les effets spéciaux à l’histoire en veillant à ce que les effets spéciaux atteignent leur apogée, par exemple en insérant intentionnellement des scènes calmes avant l’attaque du monstre”, rappelle Kiridôshi Risaku. D’autres réalisateurs traitent ces histoires comme des films d’action ou des divertissements. Mais pour Honda Ishirô, les batailles et les scènes d’effets spéciaux n’étaient qu’une partie de l’histoire. Il voulait aller plus loin et amener le public à réfléchir aux raisons pour lesquelles ces choses se produisaient à l’écran.
“N’oublions pas que l’histoire originale de Godzilla a été écrite par le romancier Kayama Shigeru. Honda n’était que le réalisateur et a rejoint le projet à mi-parcours. Il a ensuite modifié l’histoire pour mieux exprimer son message, à savoir que les essais nucléaires avaient donné naissance à Godzilla. Par exemple, l’histoire originale de Kayama se termine sur une note d’espoir, avec la suspension volontaire des essais nucléaires dans le monde entier. Mais le cinéaste a changé cela. Il a déclaré : “Est-il possible pour l’humanité de revenir en arrière maintenant que nous sommes entrés dans l’ère nucléaire ?”. Il a estimé qu’avec la menace constante d’une guerre nucléaire entre l’Amérique et l’Union soviétique, il ne pouvait y avoir de fin aussi douce. Il voulait que les gens se rendent compte que l’avenir serait loin d’être rose” affirme le critique.
En ce qui concerne la relation entre le cinéaste et la Tôhô, Kiridôshi Risaku rappelle qu’il a travaillé pour la même société tout au long de sa carrière, même lorsqu’il est devenu indépendant. “Le premier Godzilla est sorti en 1954, alors que ses deux derniers films sur Godzilla sont sortis respectivement en 1969 (Ôru kaijû daishingeki/All Monsters Attack) et en 1975 (Les Monstres du continent perdu/Mekagojira no gyakushû). Comme vous pouvez le constater, il y a eu un écart de quelques années entre les deux derniers films, mais pendant cette vingtaine d’années, lorsqu’il s’agit de films à effets spéciaux, Honda est le premier réalisateur qui vient à l’esprit. La direction de la Tôhô lui mettait constamment la pression pour rendre les choses plus extrêmes, plus violentes, ou pour ajouter des scènes plus comiques, mais il essayait autant que possible de ne pas trahir sa vision originale”, explique-t-il. “Mais ce n’est pas tout, bien sûr. Il était très éclectique. En tant que fan de Godzilla, j’ai découvert, en faisant des recherches pour mon livre, que la Tôhô pensait qu’il n’était pas vraiment fait pour les films à effets spéciaux et qu’il serait plus à l’aise dans les films familiaux”.
De nombreux anciens collègues de Honda Ishirô estiment que la grande majorité des films qu’il a réalisés ne l’ont pas été par choix, mais par obligation. En outre, dans la seconde moitié des années 1960, il n’a pas apprécié la décision du producteur Tanaka Tomoyuki d’insuffler de l’humour aux films de monstres pour les rendre plus attrayants pour un public plus jeune, mais il a admis plus tard qu’il n’avait jamais pu vraiment s’opposer aux changements de la Tôhô.
“Il est vrai qu’il n’était pas considéré comme un réalisateur ayant beaucoup d’individualité. Certains l’ont qualifié d’homme d’entreprise loyal ou de tortionnaire, surtout lorsqu’on le compare à des réalisateurs aux qualités d’auteur affirmées comme Kurosawa Akira (voir Zoom Japon n°4, octobre 2010) et Ozu Yasujirô (voir Zoom Japon n°31, juin 2013), qui avaient établi leur propre style. Malgré tout, je pense que s’il a pu travailler si longtemps pour la Tôhô, c’est parce qu’il était rapide et fiable, qu’il faisait généralement de bons films et qu’il rapportait de l’argent à la société. D’une certaine manière, son malheur a été la popularité de Godzilla qui a fini par l’éclipser, lui et les autres réalisateurs qui ont fait ces films. C’est un peu comme Sherlock Holmes : tout le monde connaît le célèbre détective amateur, mais peu de gens se souviennent du nom de son auteur. Dans le cas de Honda Ishirô, ses films de monstres étaient le produit du système des studios de l’époque. il a fidèlement suivi les souhaits de la Tôhô de profiter de l’engouement pour les effets spéciaux, et lorsque ce boom a pris fin, sa carrière en tant que réalisateur s’est également arrêtée”, note Kiridôshi Risaku.
G. S.