Pour le célèbre mangaka et réalisateur, le regard porté sur la nature a une dimension presque religieuse.
L’œuvre de Miyazaki Hayao est souvent définie comme la quintessence du Japon, en particulier dans la façon dont il dépeint la nature (voir aussi pp. 24-27). C’est certainement vrai, même s’il faut souligner que ses mangas et ses films présentent rarement des paysages d’une beauté traditionnelle, la seule exception étant probablement Mon voisin Totoro (Tonari no Totoro, 1988). Considérons la nature dépeinte par Miyazaki dans Nausicaä de la vallée du vent (Kaze no tani no Naushika, 1982-1994 pour le manga et 1984 pour l’anime), Mon voisin Totoro et Princesse Mononoké (Mononoke Hime, 1997).
Dans une interview accordée à des journalistes étrangers portant sur Princesse Mononoke, l’artiste a déclaré ce qui suit concernant la façon dont la nature est représentée dans ses films : “J’ai essayé de dépeindre non pas une forêt réaliste, mais une forêt qui existe dans le cœur des Japonais, une forêt qui existe depuis des temps immémoriaux”. La forêt “dans le cœur des Japonais” (Nihonjin no kokoro no naka) fait référence à la foi religieuse du Japon. Dans le numéro d’août 1997 du magazine Seiryu, il a ajouté que “les dieux japonais ne sont ni bons ni mauvais. Parfois, le même dieu devient violent, mais montre ensuite son côté calme et bienveillant. Les Japonais ont toujours eu ce type de foi. Même si nous vivons à l’ère moderne, nous avons toujours le sentiment que quelque part, au fin fond des montagnes où nous n’avons jamais mis les pieds, il existe un endroit de rêve avec des forêts profondes, une belle verdure et de l’eau pure. (…) Il s’agit peut-être d’une sorte de primitivité, mais avant même de parler de protection de l’environnement naturel, je considère qu’il s’agit là de notre caractère national. C’est quelque chose que nous ressentons profondément dans nos cœurs”.
Il est intéressant de noter que des mots tels que “montagne”, “rivière”, “plante” et “arbre” sont utilisés depuis l’Antiquité, et que les fleurs et l’herbe figurent dans de nombreux poèmes waka et haïku. Cependant, jusqu’à une date relativement récente, aucun mot n’englobait l’ensemble des éléments naturels. Ce n’est que dans la seconde moitié du XIXe siècle, après que le Japon ait mis fin à son isolement international, que le mot “shizen” apparaît pour traduire le mot étranger “nature”. Ainsi, le mot que nous tenons pour acquis aujourd’hui provient en fait d’un contexte étranger.
Par conséquent, lorsqu’on regarde un film du Studio Ghibli, il est important de garder à l’esprit que les Japonais ont une vision de la nature très différente de celle des Occidentaux. Dans la culture occidentale, la nature correspond au monde extérieur, en contraste à sa propre existence. Par conséquent, notre vision est basée sur le dualisme entre le soi et l’autre.
En revanche, les Japonais ne voient pas la nature en termes duel et conflictuel. Au contraire, les humains et la nature entretiennent une relation étroite, comme s’ils faisaient partie de la même grande famille, comme l’exprime l’expression “Terre mère”. En d’autres termes, l’approche japonaise de la nature n’est pas basée sur l’opposition, mais sur la coexistence. Plus précisément, l’homme est autorisé à vivre dans la nature.
Lorsque les Européens escaladent une haute montagne et en atteignent le sommet, ils disent qu’ils l’ont conquise et plantent leur drapeau sur le sommet. En revanche, un alpiniste japonais peut remercier le dieu de la montagne d’avoir atteint le sommet sans encombre et laisser de la nourriture en guise d’offrande. C’est parce qu’ils croient que les choses ont aussi une âme.
Miyazaki Hayao a également déclaré qu’il fut un temps au Japon où les forêts avaient une signification spirituelle. À l’époque, lorsqu’on entrait dans une forêt, on ressentait une sensation mystérieuse, comme si quelqu’un nous observait par derrière, ou on entendait un son venant de quelque part. Cette présence n’était rien d’autre que le signe que la nature était vivante, une manifestation de sa vitalité. La nature est un thème central dans les œuvres de l’artiste, Nausicaä de la vallée du vent, Mon voisin Totoro et Princesse Mononoké : des cavernes souterraines couvertes de cristaux bleus (Nausicaä), une forêt belle et paisible (Totoro), l’étang divinement brillant de l’Esprit de la forêt (Princesse Mononoké). Pour lui, ces images de nature pure restent profondément ancrées dans l’âme des Japonais, quelle que soit la prospérité économique ou l’avancée scientifique de leur pays.
Dans Nausicaä de la vallée du vent, la surface du monde est envahie par la mer empoisonnée par la décomposition, qui tue lentement la terre. Le poison est ce qui reste d’une immense civilisation industrielle détruite par une guerre. Au plus profond de la mer se trouve le pays de la pureté bleue, une terre magnifique dotée d’une forêt vierge, d’une eau pure et d’un air pur. Nausicaä peut être considérée comme une vierge du sanctuaire qui gouverne le Pays de la Pureté Bleue. A propos de ce monde souterrain, Miyazaki Hayao estime que “dans la partie la plus reculée de notre pays, il existe un endroit très pur où les gens ne devraient pas mettre les pieds. L’eau y coule en abondance et protège une forêt profonde”. On peut dire qu’il a senti que la sensibilité japonaise à l’égard de la nature était en train de s’effondrer, et qu’il a voulu visualiser cette idée.
Dans Princesse Mononoké, cette idée de pureté prend la forme de la forêt du Dieu Lion. Lorsqu’Ashitaka se rend pour la première fois dans la forêt, de nombreux échos se font entendre. Ces échos transparents incarnent la “présence de la vie” ressentie par les gens à l’époque où les forêts avaient une signification spirituelle.
Quand Ashitaka est mortellement blessé, il est transporté dans la forêt et immergé dans les eaux de la source. Le Dieu Lion, qui contrôle la vie et la mort, le ressuscite alors et lui insuffle une nouvelle vie. L’auteur montre clairement que le Dieu Lion a deux facettes : la vie et la mort, la création et la destruction. De la même manière, la nature apporte des bénédictions aux humains, mais provoque aussi des catastrophes. La nature elle-même ne meurt jamais, car elle est la vie même, elle a le pouvoir de se régénérer, parfois en prenant une forme différente.
Alors que dans les premiers exemples, la nature est dépeinte comme un royaume irréel et onirique, Mon voisin Totoro décrit un environnement plus familier, bien qu’idéalisé, qui est devenu progressivement plus difficile à trouver. Dans cette histoire, dès le début, lorsque la famille emménage dans sa nouvelle maison, il est montré à plusieurs reprises qu’il existe un monde invisible, parallèle au monde réel..
Voyons maintenant ce qu’est Totoro. Mei rencontre la créature géante pour la première fois lorsqu’elle tombe dans un grand sanctuaire en forme d’arbre. Totoro s’assoupit et Mei s’endort sur son ventre duveteux. Plus tard, Satsuki et son père essaient en vain de retrouver le chemin emprunté par Mei. Le père de Satsuki lui dit alors qu’elle ne peut pas toujours rencontrer Totoro. Plus tard, le père de Satsuki lui dit que l’emplacement de l’arbre coïncide avec le sanctuaire Suiten et que Totoro est propriétaire de l’arbre. Totoro peut donc être considéré comme l’esprit de l’arbre.
C’est dans les rêves de Mei et Satsuki que Totoro exerce tout son pouvoir d’esprit de l’arbre. Lorsqu’elles voient les Totoro pousser des noix, elles se précipitent dans le jardin. Là, elles prient pour faire pousser les plantes, et les jeunes pousses deviennent rapidement d’immenses arbres. Les deux sœurs s’envolent alors dans le ciel dans les bras de Totoro.
Mais l’épisode ne s’arrête pas là. Lorsqu’elles se réveillent le lendemain matin, elles constatent que les noix qu’elles ont plantées la veille ont germé. Leur rêve est devenu réalité. Submergées par la joie, les deux filles courent autour du parterre de fleurs en disant : “C’est un rêve, mais ce n’était pas un rêve”. Les mots qu’elles récitent sont la clé pour comprendre la pensée de Miyazaki : la réalité et les rêves correspondent. C’est pourquoi les rêves deviennent réalité. Dans un monde où la réalité et les rêves se chevauchent, les arbres ne sont pas seulement des entités matérielles, ils ont une vie et un esprit.
G. S.