
Le nombre des librairies ne cesse de baisser et les autorités tardent à mettre en œuvre une politique pour les sauver.
Le Japon est confronté à une crise des librairies. Ces lieux culturels essentiels disparaissant rapidement des villes. Selon l’Association japonaise de distribution de livres, le nombre de librairies a chuté d’environ 50 % en vingt ans, passant de 21 600 en 2000 à 10 918 en 2023. Toutefois, ce chiffre inclut les bureaux et les kiosques à journaux sans surface de vente, ce qui signifie que le nombre réel de librairies proposant une sélection substantielle est probablement plus proche de 7 600.
En novembre 2024, 28,2 % des municipalités étaient totalement dépourvues de librairies, soit plus d’un quart du total, tandis que 19,7 % n’en comptaient qu’une seule. Cette baisse s’explique en partie par la diminution constante du nombre d’habitants, un phénomène qui impacte de manière disproportionnée les petites villes et les zones rurales confrontées au vieillissement démographique et au dépeuplement.
Il s’agit d’un problème critique qui menace le déclin de la culture régionale et risque d’élargir le “fossé des connaissances” entre les zones rurales et les villes. Dans le même temps, les librairies urbaines luttent également pour survivre face à la flambée des coûts de main-d’œuvre, des dépenses de services publics et des loyers entraînés par la hausse des prix des terrains, ce qui explique leur disparition progressive. Il est urgent et nécessaire de relever ces défis et de mettre en œuvre des mesures pour revitaliser et soutenir les librairies.
Le marché de l’édition au Japon est en déclin constant depuis qu’il a atteint son pic en 1997, avec 2 656 milliards de yens de ventes. En 2024, il était tombé à 1 571 milliards de yens et ce même en incluant l’édition électronique. Si l’on se concentre uniquement sur les livres papier, le chiffre diminue encore pour atteindre 1 056 milliards de yens, soit moins de 40 % du pic de 1997. Les ventes de magazines ont été particulièrement touchées, passant de 1 563 milliards de yens à seulement 411,9 milliards de yens en 2024, soit un quart de leur ancienne gloire.
Internet, les réseaux sociaux et les jeux vidéo sont certainement à “blâmer” pour la baisse des ventes de livres. Une enquête réalisée en 2023 par l’Agence des affaires culturelles a révélé une tendance inquiétante : plus de 60 % des personnes interrogées lisent désormais moins d’un livre par mois, soit une dégradation significative par rapport à 2018. En outre, un nombre record de 70 % des sondés ont admis lire moins qu’auparavant désignant l’usage intensif d’Internet comme principal facteur. Notamment, 43,6 % d’entre eux ont attribué leur réduction de la lecture au temps passé sur des appareils tels que les smartphones. Avec la généralisation de l’intelligence artificielle générative, ce déclin de la lecture est appelé à s’accélérer.
La baisse spectaculaire du nombre de librairies peut être attribuée non seulement à la dépopulation, au vieillissement et à Internet, mais aussi à la structure unique de l’industrie de l’édition du pays. L’une des différences les plus frappantes entre le Japon et les pays occidentaux est le rôle des magazines. Au Japon, les librairies ont toujours vendu de grands volumes de magazines, contrairement à leurs homologues occidentales, où ils sont généralement vendus dans les kiosques à journaux. La vue des rayons des librairies remplis chaque jour de magazines fraîchement arrivés est typiquement japonaise.
Cette dépendance à l’égard des ventes de magazines se reflète également dans la structure des revenus des librairies. Alors qu’en Occident, elles dépendent principalement des bénéfices tirés de la vente de livres, les petites et moyennes librairies japonaises ont toujours compté sur les ventes de magazines pour assurer leur stabilité financière. Etant donné qu’environ 70 000 nouveaux titres sont publiés chaque année au Japon, les magazines ont longtemps été une option plus efficace pour les librairies. Ils sont plus faciles à produire en masse, à planifier et à vendre à plusieurs reprises, contrairement aux livres, moins interchangeables et rarement achetés plusieurs fois.
Cette structure de compensation interne, où la distribution des magazines soutient celle des livres, a permis de maintenir le système unique du Japon de livraison quotidienne de livres aux librairies, même pour des exemplaires uniques. De plus, en minimisant les coûts de distribution, le Japon a réussi à maintenir les prix des livres à un niveau remarquablement bas par rapport à d’autres pays.
Historiquement, les ventes de magazines ont largement dépassé celles de livres au Japon. Au plus fort de l’industrie de l’édition en 1997, les ventes d’ouvrages ont atteint 1 093 milliards de yens, tandis que celles de magazines ont grimpé à 1 563 milliards de yens, soit 1,5 fois plus élevées. A cette époque, la rentabilité générée par les ventes de magazines a entraîné une explosion du nombre de librairies dans tout le pays. Cependant, les ventes de magazines ont chuté à 654,8 milliards de yens en 2017, soit environ un tiers de leur pic, se situant désormais derrière les ventes de livres, qui s’élevaient alors à 715,2 milliards de yens.
Là encore, l’essor d’Internet et des réseaux sociaux a considérablement contribué à la baisse des ventes de magazines, entraînant l’effondrement de ce modèle économique traditionnel. Par conséquent, les petites et moyennes librairies qui en dépendaient fortement ont non seulement perdu une source de revenus, mais aussi les clients fidèles qui avaient fait de leur passage en librairie une habitude quotidienne. Les librairies traditionnelles, autrefois familières des gares et des quartiers commerçants, ont été les plus durement touchées, ce qui a entraîné leur disparition rapide à travers le pays.
Cette nouvelle tendance a également perturbé les grands distributeurs qui géraient de vastes réseaux de distribution et reposaient sur les magazines. A l’exception des deux principaux distributeurs, Nippon Shuppan Hanbai et Tôhan, ainsi que de quelques distributeurs spécialisés, d’autres acteurs de premier plan – dont Ôsakaya, Kurita Shuppan Hanbai et Taiyôsha, classés respectivement troisième, quatrième et cinquième – ont succombé les uns après les autres à la faillite. Même Nippon Shuppan Hanbai et Tohan ont toutes deux déclaré des pertes importantes dans leurs activités d’édition et de distribution ces dernières années. Fait remarquable, Hirabayashi Akira, président de Nippon Shuppan Hanbai, a révélé que la division livres de la société était déficitaire depuis plus de 30 ans, soit depuis le début de son mandat.
L’essor des librairies en ligne a encore aggravé la situation. Amazon a commencé à vendre des livres au Japon en 2000. En plus d’une large sélection de publications éditées au Japon, l’entreprise a introduit des services tels que la livraison gratuite pour attirer les clients. Selon l’édition 2024 du rapport annuel de Nippon Shuppan Hanbai, en 2023, environ 58 % des ventes totales de publications étaient attribuées aux librairies physiques, tandis qu’environ 21 % provenaient des points de vente en ligne. Ces derniers empiètent régulièrement sur la part de marché des librairies.
Kôdansha, l’un des principaux éditeurs, et le Yomiuri Shinbun, l’un des principaux journaux japonais, ont récemment publié une déclaration commune afin de souligner que, dans certains pays, les livres sont considérés comme des “éléments essentiels de la vie” et des “biens culturels”, et que les librairies et les entreprises connexes bénéficient d’un soutien public pour préserver ce patrimoine culturel. Dans le monde entier, les initiatives visant à promouvoir la culture de l’imprimé et à soutenir les librairies prennent de l’ampleur. La France et l’Allemagne, par exemple, ont mis en place le système du Pass Culture pour encourager l’engagement culturel des jeunes. En France, ce programme alloue entre 20 et 300 euros par personne âgée de 15 à 18 ans, qui peuvent être dépensés en livres, mangas, concerts ou billets de musée. Cette initiative a non seulement stimulé les ventes de livres, mais a également contribué à la popularité des mangas japonais. De plus, les deux pays offrent des subventions et des prêts pour aider à la création ou à la rénovation de librairies, renforçant ainsi leur engagement en faveur du secteur de l’imprimé.
En revanche, le soutien public aux librairies au Japon reste insuffisant, tant au niveau national que local, et leur déclin semble inexorable. Bien qu’il existe des programmes tels que la subvention pour la durabilité des petites entreprises, la subvention pour l’introduction des technologies de l’information et la subvention pour la restructuration des entreprises, il s’agit de programmes généraux qui ne sont pas spécifiquement adaptés aux librairies. Ces initiatives n’ont pas réussi à atteindre efficacement les gérants de librairies. En effet, les procédures de candidature fastidieuses et les critères de sélection stricts ont entraîné de faibles taux d’utilisation. Alors que de nombreuses librairies ont du mal à trouver des successeurs, les futurs libraires suivent avec beaucoup d’enthousiasme des formations pour ouvrir leur établissement, mais leur passion se heurte au manque d’opportunités concrètes.
Kôdansha et le Yomiuri Shinbun continuent d’exhorter les autorités au niveau national et local, ainsi que toutes les entreprises liées à l’industrie du livre, à s’unir pour mettre en œuvre des mesures globales visant à revitaliser les librairies en tant que centres culturels vitaux. Il est tout aussi crucial d’encourager l’amour de la lecture chez les générations futures. “En créant plus d’opportunités pour que les enfants s’intéressent aux livres dès leur plus jeune âge”, peut-on lire dans leur déclaration. “Nous pouvons les aider à découvrir la joie et les bénéfices durables de la lecture, assurant ainsi un avenir meilleur aux lecteurs comme aux librairies.”
Fin février, lors de la réunion de la commission du budget de la Chambre des représentants, le ministre de l’Economie, du Commerce et de l’Industrie, Mutô Yôji, a affirmé l’engagement du gouvernement à lutter contre le déclin des librairies locales en soutenant leur gestion, notamment grâce à l’amélioration de la numérisation de leurs activités. Pour cela, son ministère a mis en place une équipe de projet pour le développement des librairies, marquant ainsi le premier effort à grande échelle pour résoudre ce problème national. Les librairies seront reconnues comme des lieux culturels essentiels qui promeuvent la culture locale par le biais des livres et des magazines. L’équipe étudiera également des mesures de soutien relevant d’initiatives uniques, telles que l’organisation d’événements de lecture et l’intégration de cafés-galeries, afin de revitaliser ces espaces communautaires vitaux.
Gianni Simone