
Au gré des évolutions sociales, les éditeurs de livres de cuisine s’adaptent et proposent de nouveaux contenus.
Il y a un mot qui est devenu à la mode ces dernières années : jisui, qui veut dire littéralement “faire la cuisine soi-même”. De plus en plus de livres de cuisine comportent ce nom, tels que Jisui ; qu’est-ce que je vais cuisiner ? ; Jisui pour les nuls ; J’aime faire jisui ! ; Jisui est un divertissement ; Les recettes possibles même pour ceux qui n’ont pas envie de faire le jisui ; Le manuel de jisui à partir de zéro ; Le mur de jisui : 100 façons de surmonter les barrières pour faire la cuisine…
Contrairement à la cuisine familiale (katei ryôri) que les femmes au foyer pratiquent depuis toujours, le mot jisui a toujours été attribué plutôt aux célibataires. C’est une cuisine qu’on fait non seulement soi-même, mais “pour soi-même”.
D’où ces titres comportant les expressions “à partir de zéro” ou “pour les nuls” ; le mot s’employait autrefois pour ceux qui commençaient leur vie d’étudiant loin de leurs parents, ou pour les jeunes salarymen mutés dans une ville de province. Mais ces cas ne sont pas nouveaux. Alors, pourquoi aujourd’hui cette mode de jisui ?
Comme on peut aisément l’imaginer, la part de Covid est non négligeable. Nous avons ét contraints de prendre nos repas à la maison, et certains ont gardé cette habitude. On peut aussi en attribuer la cause à la récession interminable. Les gens âgés qui vivent seuls, avec leur modeste pension, sont nombreux. Il semble cependant que la mode tente aujourd’hui de donner une autre image au jisui, à savoir faire la cuisine pour “son bien”. Autrefois, les livres de recettes s’adressaient surtout à celles et ceux qui cuisinent pour leur famille, mais la nouvelle notion de jisui nous invite à prendre soin de nous-même. Il n’est pas anodin que le livre devenu best-seller 24 chapitres pour la pratique de jisui, écrit d’ailleurs par un critique de cinéma qui a vécu plusieurs années en France pendant ses études, explique que faire des plats simples, mais avec beaucoup d’attention, fait la différence en ce qui concerne le goût et le plaisir dans notre quotidien.
Il y a d’autres livres qui libèrent les femmes de cette pression qui pesait (et pèse encore) sur elles de devoir faire une cuisine parfaite à l’ancienne, en disant que le simple fait de couper une tomate et de la poser sur une assiette avec un peu de sel peut être un acte de jisui. Un autre livre propose de mieux restructurer l’acte de cuisine en incluant les courses, et même la vaisselle nécessaire. La revue Eureka, spécialisée dans la philosophie, la sociologie et la culture contemporaine, a récemment fait un numéro spécial sur le phénomène jisui qui touche désormais une bonne partie de la société japonaise, avec des contributeurs aussi variés que des romanciers, des historiens, des autrices et auteurs de livres de cuisine, des dessinateurs de manga… Ce numéro propose justement de reconsidérer les significations variées que peut contenir le mot jisui. Aujourd’hui, tout le monde peut cuisiner pour soi-même et pour son plaisir, sans imposer à un membre de sa famille de se charger de tout, et cette notion est en train de bousculer le monde de l’édition culinaire dans le bon sens.
Sekiguchi Ryôko