A Chiba, plusieurs initiatives ont permis de ranimer certains lieux menacés de disparition.

Imaginer que, dans deux ou trois ans, son village sera peuplé non plus d’humains mais de bandes de singes, de sangliers et de cerfs est digne d’un scénario de film d’animation. C’est pourtant ce qui attend environ 23 000 villages au Japon, dont plus de 50 % des habitants a plus de 65 ans. On les appelle les “villages seuil”. Le hameau de Yokote, situé dans la préfecture de Chiba, à 80 km à l’est de Tôkyô, est un dans de ces villages voués à disparaître. Mais l’arrivée de nouveaux habitants attirés par le bas prix des akiya a redonné une lueur d’espoir aux villageois. Ensemble ils ont décidé de réinventer l’avenir de ces campagnes avec une priorité : lutter contre la prolifération des animaux sauvages, mais également le gaspillage.
Devant le centre communautaire de Yokone, Kaneki Ikuo et son ami Kawana Shigeo font le décompte de leurs récoltes. “Une biche, un muntjac, deux sangliers”, énumère le premier d’une voix monotone. Ces deux agriculteurs octogénaires ont été obligés de se transformer en chasseur pour protéger leurs cultures, mais aussi leurs maisons de l’assaut fatal des animaux sauvages. “Le problème est apparu dans les années 2000 et n’a fait qu’empirer. A présent, tous les matins on tue des animaux. Quand on en aura plus la force, ça sera terminé”, affirme Kaneki Ikuo d’un ton las. Ancien conseiller municipal, ce dernier a créé une coopérative en 2002 avec une quinzaine d’hommes du village. “On a construit nous-mêmes près de cinquante cages reliées à du courant électrique. Mais ça n’a pas suffi”. Il cultivait un champ de bambou qui est tombé à l’abandon. Cette année, il a essayé de sauver sa dernière culture de narcisses, mais en vain. “On a aussi abandonné la rizière. Elle a été bouffée comme le reste”. La récolte de biwa, le néflier du Japon, fameuse dans la péninsule de Bôsô (voir Zoom Japon n°70, mai 2017), a été mangée par les singes.
“Tous les ans, des centaines de villages disparaissent mais le gouvernement ne trouve pas de solution à long terme.”
Dans la préfecture de Nagano, les autorités ont installé des capteurs dans les champs pour effrayer les animaux et avertir les agriculteurs par mails. Mais ce système fonctionne avec un réseau dont beaucoup de villages ne sont pas dotés. Outre les coûts exorbitants de mise en œuvre, ce système n’a aucune incidence sur la diminution du nombre des animaux. On dénombre environ 880 000 sangliers rien que sur les îles de Honshû et Shikoku.
“Ils sont devenus tellement nombreux qu’ils vivent dans les akiya, qui deviennent inhabitables, et poussent d’autres habitants à partir du village. C’est un cercle vicieux”. Kaneki Ikuo reçoit des indemnités pour abattre les animaux, mais ne les mange pas. “On n’a pas l’habitude de manger du gibier ici. Et à chaque fois que je tue un animal, j’ai un sentiment terrible de gâchis”, avoue-t-il en soulevant cet autre dilemme : seulement 5,4 % des sangliers abattus sont consommés au Japon.
“A l’ère Edo (1603-1868), la consommation du gibier était interdite, car on considérait que les bêtes sauvages étaient impures”, explique Oki Kôji qui gère le Tateyama Gibier Center à Tateyama. La ville située à la pointe de la péninsule de Bôsô et célèbre pour son point de vue sur le mont Fuji, a décidé de promouvoir la consommation de viande de sanglier tout en installant en 2023 le premier incinérateur géant capable de contenir jusqu’à douze sangliers. Une initiative pour alléger la charge de travail des chasseurs âgés tout en encourageant les jeunes à prendre des permis de chasse et vendre du gibier.
“Nous organisons de plus en plus d’ateliers pour apprendre comment cuisiner le gibier : dépecer l’animal dans l’heure pour éviter que l’acidité des intestins imprègne la chair, cuire la viande à feu très doux. C’est succulent quand c’est bien préparé !”
Malgré une augmentation de la consommation de viande de sanglier de 30 % à Tateyama ces deux dernières années, l’avenir de la région est encore sombre. Rien que dans cette région, les dégâts en 2020 s’élevaient à 21,16 millions de yens [128 000 euros]. “Il faut beaucoup plus de chasseurs mais l’Etat offre une indemnité de seulement 16 000 yens [96 euros] par sanglier, ce qui est ridicule par rapport au temps que cela prend, sans parler du danger”, rappelle Oki Kôji qui souhaite mettre en place une navette pour aller chercher les carcasses de parfois 100 kg et les ramener au Tateyama Gibier Center.

“Ce genre d’initiative génère non seulement des revenus, mais aussi de l’interêt pour la problématique des animaux sauvages”, se réjouit Kuramochi Masaharu. Ce programmateur qui a quitté Shibuya, en plein cœur de la capitale, pour s’installer dans une akiya dans la ville voisine de Kyonan, organise des événements artistiques pour attirer du monde à Chiba. “Mon projet s’appelle machimachi-orai, qui signifie “allers et venues”. Plus il y aura de monde qui viendra ici, plus de projets verront le jour, et peut-être même que d’autres finiront par emménager ici”. Il travaille à temps partiel dans la section “revitalisation de la ville de Kyonan” pour apporter d’autres idées sur la manière de repeupler les campagnes. “Il ne suffit pas de proposer des akiya à bas prix pour attirer les jeunes des villes dans ces campagnes conservatrices et sans emploi ! C’est un processus de longue haleine qui doit d’abord passer par une phase de repérage. Il faut créer des occasions de venir. L’avantage de Chiba est qu’elle permet ces aller-retour”.
A une heure de la capitale par la fameuse autoroute Aqualine qui enjambe la baie de Tôkyô, Chiba est en effet une destination de plus en plus prisée pour aller à la plage ou dans des soirées DJ. Pariant sur la beauté du littoral de l’est de la péninsule, le célèbre club Super Deluxe de Roppongi a déménagé en 2022 à Kamogawa dans une maison à saké avec toit de chaume et grenier datant de l’ère Taishô (1912-1925). “Avec mon partenaire, nous avons mis deux ans à convaincre les propriétaires de nous louer cette propriété classée Bien culturel tangible !” se souvient Mike Kubeck qui y organise maintenant des concerts et des résidences artistiques tout en faisant de la permaculture.
A Ôtaki, Gregory Roustel a quitté son quartier de Harajuku pour rénover trois akiya. “J’avais l’habitude de venir chaque année à la mer, j’ai fini par m’y installer. Dans le coin, on a tout ce qu’il faut, du gibier, des légumes et même du fromage !” A quelques kilomètres de chez lui, Shibata Chiyo, une microbiologiste originaire de Chiba, a rénové une ancienne ferme pour créer Sen, une fromagerie 100 % made in Japan qui utilise pour la première fois des microbes japonais. Enfin à Tateyama, Maeda Nobuaki a créé le Yane Tateyama, un complexe culturel dans un ancien bâtiment rénové qu’il utilise maintenant comme café, chambre d’hôte, restaurant et librairie. Dans un petit atelier annexe à la librairie, Osakadani Miku s’applique avec vigueur sur un agenda en cuir à graver le nom d’un client. “C’est un carnet en peau d’ours de Hiroshima”, annonce-t-elle fièrement. Cette artiste native de la région a appris les techniques de tannage et a créé la marque Gibier leather pour “lutter contre le gaspillage”.
“Je travaille avec les chasseurs de la région et le Tateyama Gibier Center qui me fournissent les peaux gratuitement. A part l’ours, tout vient de Chiba. Tout le monde gagne à recycler ces dépouilles d’animaux au lieu de les jeter. Nous voulons les utiliser comme une ressource locale, une richesse” Maeda Nobuaki.
“Chiba est une des rares campagnes où l’on voit une hausse du nombre de nouveaux habitants chaque année”, se félicite Kuramochi Masaharu. Il a commencé à s’intéresser au problème de l’abattage des animaux quand il est arrivé à Chiba. “Quand j’ai rencontré M. Kaneki, j’ai vraiment eu un choc : j’ai réalisé que non seulement les agriculteurs étaient confrontés à des dégâts énormes sur leurs cultures et leurs maisons mais qu’ils étaient littéralement à bout. En plus, tout ce gibier était jeté à la poubelle alors qu’en ville, certains enfants n’ont pas assez à manger, cela n’avait aucun sens”, rappelle-t-il. Il a organisé une rencontre entre Kaneki Ikuo et trois musiciens, Itô Atsuhiro, Kusunose Ryô et Andô Tomo. Deux d’entre eux ont emménagé dans une akiya près de Yokone. “Le courant est tout de suite passé, grâce à l’ouverture d’esprit de M. Kaneki, il y a eu un vrai échange d’idées sur les causes de cette situation et comment l’appréhender. Même si ces artistes ne sont pas directement impactés, leur sensibilité a fait qu’ils ont commencé à vouloir créer quelque chose à partir de cette situation.” En août dernier, Kuramochi Masaharu a pu organiser l’exposition Shishi-shika-kyon-kyonan (Sanglier-biche-Muntjac-Kyonan) avec la collaboration de six artistes autour du thème des bêtes sauvages.

Dans la petite galerie du centre commercial de Hota, des crânes de sangliers, de cerfs ou de muntjacs laqués ou décorés de coquillages forment un bestiaire impressionnant. “J’adore les bêtes sauvages, et redonner vie à un crâne a été une expérience incroyable”, s’exclame Hanawa Masayoshi qui crée depuis plusieurs années des figurines multicolores à base de résine, d’os et de cornes d’animaux. Plus loin, un crâne de cerf d’une grande beauté, projette sur le mur l’ombre de ses immenses cornes parées d’or et d’argent, une œuvre de Hamadaraka, un duo composé de jumelles. “On a essayé de le décorer en suivant les lignes naturelles. A l’intérieur, on a écrit des sutras. C’est la première fois qu’on fait ça. Kuramochi-san nous a appelés alors on est allées à Yokone et on a vu tous ces cadavres”, raconte Arizono Emu.
La décoratrice Sakata Akiko, elle, a choisi de placer les crânes d’animaux dans une caisse à saké illuminée et parsemée d’un tapis de mousse et de coquillages. “Cela ne m’a pas pris trop de temps, les crânes étaient tellement parfaits, je les ai juste nettoyés et blanchi. C’est la première fois aussi que je fais ça sur un vrai crâne et j’ai senti une vraie connection entre ces os et ces coquillages ramassés à Chiba”, explique-t-elle. Itô Atsuhiro a lui aussi laqué des crânes de muntjac en rouge vif. “On voulait faire comprendre aux gens que ce sont des êtres vivants”, résume-t-il. Alors que le soleil se couche, il commence à faire vibrer son optoro, un instrument improbable confectionné à partir d’un tube néon, accompagné du son plaintif d’un saxophone. Kaneki Ikuo parcourt l’exposition dans un recueillement silencieux. Il a rencontré tous les artistes, mais découvre pour la première fois leur travail. “C’est moi qui leur ai fourni tous ces os d’animaux que nous avons abattus”, murmure-t-il en regardant tout le bestiaire clignoter au rythme du optoro. Comme s’ils s’animaient d’une seconde vie.
Alissa Descotes-Toyosaki