
L’écrivain américain s’est fait une spécialité de s’intéresser à ces lieux uniques au Japon aujourd’hui menacés.
Dans son dernier ouvrage, Japon caché (trad. par Guillaume Villeneuve, Editions Nevicata, Bruxelles, 2024), Alex Kerr se lance dans une quête pour découvrir les merveilles qui existent encore au Japon. Il nous entraîne dans de nombreux endroits isolés et méconnus où l’on trouve encore des vestiges de la culture traditionnelle. L’auteur et voyageur américain s’est confié à Zoom Japon pour évoquer sa passion pour l’archipel.
J’aimerais commencer par un point que je trouve très intéressant dans votre livre. Vous prévenez en quelque sorte vos lecteurs que votre ouvrage n’est pas un guide touristique classique. Dans un certain sens, je le qualifierais même d’anti-guide ou d’anti-livre de voyage. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le message que vous souhaitez transmettre et sur les raisons qui vous ont poussé à écrire votre livre en japonais ?
Alex Kerr : Japon caché fait en fait partie d’une série de livres que j’ai réalisés avec le même éditeur japonais. J’avais, par exemple, déjà publié avec eux un ouvrage intitulé Nippon keikanron [Théorie du paysage japonais, Shûeisha, 2014, inédit en français]. Il n’est disponible qu’en japonais, mais il traite des questions liées au paysage qui m’intéressent et sur lesquelles j’écris régulièrement. Ils m’ont alors proposé d’aller visiter dix endroits insolites et d’écrire à leur sujet. Pour moi, c’était une proposition de rêve, car cela faisait longtemps que je voulais faire une nouvelle version actualisée de ce qu’avait fait Shirasu Masako dans les années 1960 et 1970, en particulier son livre légendaire Kakurezato [Les villages cachés, Shinchôsha, 1971, inédit en français]. Elle a été une grande mentor pour moi, mais ses écrits sont un peu difficiles à lire pour les gens d’aujourd’hui. Elle est très érudite et très cultivée, vous savez, avec des références à la poésie classique et tout ça. Je voulais faire quelque chose de plus facile à lire et plus en phase avec ce que nous voyons aujourd’hui. Pour certains des endroits que nous avons visités, j’ai en fait suivi ses traces, tandis que d’autres ont été choisis par nous-mêmes. C’est ainsi que le livre a été écrit. Il nous a fallu environ deux ans pour visiter tous ces endroits.
Le livre de Shirasu parle de lieux cachés que les grands groupes de touristes et les touristes typiques évitent et ne connaissent même pas. C’est ce que je voulais revisiter, mais en même temps, c’est plus que cela. Je voulais aller plus loin. Ne nous contentons pas de dire : “Voilà un autre joli temple, et voilà un beau jardin”, mais essayons de voir ce que ces choses sont vraiment, vous voyez. Très souvent, cela est occulté dans les grands sites touristiques célèbres, mais c’est précisément dans ces endroits cachés, laissés pour compte par le temps, que beaucoup de choses authentiques ont été préservées.
Dans votre livre, vous mettez plus d’une fois en garde vos lecteurs contre les dangers inhérents au tourisme. Vous leur dites : “D’accord, vous lisez des choses sur ces endroits, mais n’y allez pas !” Et vous ajoutez : “Réfléchissez-y à deux fois, voire trois fois, avant de choisir votre destination.”
A. K. : C’est parce que je pense que nous avons besoin d’une nouvelle philosophie du tourisme. Une grande partie de ce que j’enseigne à l’université de Kyôto et de ce que je fais à travers mes écrits, mes conférences, mes projets de restauration de maisons à travers le Japon, etc. repose sur mes idées sur le tourisme durable. D’un côté, il y a ces villes et villages ruraux qui sont en grande difficulté à cause du dépeuplement. Ils doivent trouver un moyen de survivre, et j’essaie de les aider. Cependant, c’est le côté positif du tourisme. De l’autre côté, il y a le chaos du tourisme de masse dans le Japon moderne. C’est un énorme problème. Bien sûr, cela ne concerne pas seulement le Japon. C’est le cas partout dans le monde, de Venise à Barcelone, etc. Maintenant, même le Machu Picchu ! C’est incroyable. Il y a eu un embouteillage au sommet de l’Everest, avec des gens qui faisaient la queue sur le pic, et certains sont morts. Ils vont partout, laissant des déchets derrière eux et gâchant l’expérience de tous les autres.
Mais le problème, c’est que c’est nous qui causons cette destruction, parce que nous sommes là aussi. Moi aussi, je suis un touriste, n’est-ce pas ? Nous faisons tous partie du problème. Il y a donc deux aspects à la gestion du tourisme. Lorsque je conseille les villes que j’ai mentionnées plus tôt, je parle surtout de la manière dont elles peuvent développer une forme de tourisme durable et prévenir les dégâts. Mais il y a un autre aspect à prendre en compte, celui des touristes. Lorsque nous voyageons, quelle devrait être notre norme ? Avant, nous pouvions aller où bon nous semblait, et ça ne posait pas de problème. Aujourd’hui, il faut y réfléchir à deux fois et, au lieu de se demander où l’on veut aller, il faut se demander où l’on est utile. Si je vais dans cet endroit, vais-je aggraver les dégâts ? Cela peut être le cas des Galápagos. J’ai toujours voulu y aller, mais je n’irai pas car je pense que je n’apporterais rien à cet endroit. Au contraire, je ferais partie du problème. Alors, où irais-je ? Eh bien, j’irais dans la vallée d’Iya, à Shikoku, ou dans d’autres endroits reculés où les problèmes sont vraiment graves. Leur économie et leur population sont en déclin et ils ont besoin de personnes venues de l’extérieur. Ma visite serait donc bénéfique. C’est en partie ce dont parle ce livre. Je veux dire par là qu’il existe des endroits où nous pourrions aller et où l’on aurait vraiment besoin de nous. Peut-être pas tous, et nous ne voulons pas non plus les envahir et les détruire.
Au fait, dans le livre, il y a un endroit dont vous ne révélez pas l’emplacement au lecteur.
A. K. : Oui, c’est le dernier du livre. C’est un endroit très spécial et personnel, et personne ne devrait savoir où il se trouve.
Parmi les endroits mentionnés dans votre livre, y en a-t-il un qui vous a particulièrement marqué, pour une raison ou une autre ?
A. K. : Il y a une plage sur l’île d’Amami Ôshima, située entre Kyûshû et Okinawa (voir Zoom Japon n°149, avril 2025). Elle s’appelle Katoku Beach et ressemble à l’une de ces plages immaculées des îles du Pacifique Sud. Les habitants l’appellent Jurassic Beach en raison de son état vierge. Pourtant, même cet endroit isolé est menacé par la “construction effrénée” du Japon. Il est prévu de construire une immense digue en béton sur toute la longueur de la plage, ce qui est absurde car l’endroit est très isolé et n’a pas besoin d’être protégé. Je n’ai appris l’existence de ce projet que lorsque j’ai été contacté par Jean-Marc Takaki, un guide local qui se bat pour sauver Katoku Beach.

Dans votre livre, vous écrivez : “Jusqu’à présent, les dommages causés à l’environnement d’Amami ont été limités, mais il ne faut pas être trop optimiste.” A votre connaissance, y a-t-il eu des changements à cet égard ?
A. K. : Oh, oui. La construction se poursuit, elle n’a pas été arrêtée. Ils vont la construire. Ils la construisent en ce moment même. Ils en sont encore aux premières étapes, mais c’est un processus de construction en cours et cela va se faire. C’est inéluctable.
J’ai vérifié l’endroit sur Google Earth et il semblait que les travaux n’avaient pas encore commencé.
A. K. : Oui, mais il y a d’énormes rangées de blocs de béton sur le terrain juste derrière, prêts à être installés. Donc, cela va se faire. Ce n’est pas une question de “si”, mais de “quand”, car ils sont déterminés à le faire. La préfecture veut que cela se fasse. Pour l’instant, ils ont ralenti le projet, grâce à Takaki-san. Ils ont vraiment fait de leur mieux. Takaki-san est un trésor national, vous savez. Mais ils vont détruire cette plage.
J’ai également entendu dire que la côte de Kakeroma, une petite île située juste au sud d’Amami Ôshima, a déjà été entièrement recouverte de béton.
A. K. : C’est exact. Tous les petits ports sont déjà bétonnés. Cela se produit partout. Tout le littoral japonais est en train d’être bétonné, c’est très systématique. Sadogashima, qui avait autrefois un littoral rocheux, a subi le même sort, port après port, parfois même sur une simple portion de littoral. Les uns après les autres, ils sont bétonnés. Le Japon est déterminé à bétonner toutes les surfaces naturelles.
Takaki a dit une chose intéressante lors d’une conférence de presse, l’année dernière, au Club des correspondants étrangers du Japon : beaucoup d’habitants de l’île sont en fait favorables à tous ces travaux, car ils sont une source d’emplois pour eux.
A. K. : C’est vrai dans tout le Japon, car les entrepreneurs et les ouvriers gagnent de l’argent grâce à ces projets. Il y a trois choses qui se passent. Premièrement, ils se moquent complètement de la plage ou de quoi que ce soit d’autre ; ils se moquent que tout soit bétonné et que l’endroit devienne laid et horrible. Deuxièmement, beaucoup de gens considèrent le béton comme un symbole de progrès. J’ai souvent dit que le Japon est un pays développé avec une mentalité de pays en développement. Les bandes de béton frais, brillantes et étincelantes, symbolisent le progrès. C’est une idée qui date des années 1950, vous voyez. Chaque fois qu’un pont ou un barrage était construit, il y avait des drapeaux qui flottaient, des tambours qui battaient et des cris de joie. Le progrès, l’argent, la richesse, le développement, n’est-ce pas ? Le problème, c’est que tandis que la plupart des autres pays occidentaux ont dépassé cette mentalité, le Japon est resté coincé dedans. Par conséquent, automatiquement, tout nouveau projet ne signifie pas seulement la richesse, mais devient un symbole de civilisation. C’est la deuxième chose. Et puis, le troisième point est que la construction est synonyme de richesse pour un certain groupe de personnes, celles qui sont impliquées dans la construction et aussi les politiciens. Mon précédent livre, Dogs and Demons [Chiens et démons, Hill and Wang, 2001, inédit en français], explique en détail comment l’argent, par des moyens assez détournés, finit dans les poches des bureaucrates et des politiciens qui élaborent ces plans. Il est donc extrêmement difficile d’amener les habitants à s’opposer à ces projets. Le fait qu’un certain nombre d’habitants se mobilisent pour sauver la plage de Katoku est exceptionnel.

L’un des aspects les plus tristes de cette situation est que ces petites villes et ces zones rurales sont dépendantes des largesses des travaux publics, et il me semble que le gouvernement et les grandes entreprises – le secteur de la construction et l’industrie nucléaire, par exemple – ciblent spécifiquement ces endroits parce qu’ils savent qu’ils ont besoin d’argent et ne peuvent pas se permettre de dire non.
A. K. : Oui, c’est vrai. Le Japon a gaspillé beaucoup d’argent pour des choses dont le pays n’avait pas besoin, mais n’a pas dépensé cet argent pour des choses dont le pays avait besoin, comme l’enfouissement des lignes téléphoniques, des systèmes d’égouts et d’approvisionnement en eau adéquats, et des hôpitaux. Il y a beaucoup de choses à faire, comme dans la vallée d’Iya, et aucune d’entre elles ne concerne la construction de routes ou de barrages. Ils ont désespérément besoin que des gens viennent de l’extérieur pour s’y installer, mais il n’y a pas de réseau public d’approvisionnement en eau sur ces collines. Les habitants doivent tirer un tuyau en plastique sur trois kilomètres à flanc de colline. Les gens qui viennent de la ville ne peuvent pas faire ça. Le gouvernement pourrait investir beaucoup d’argent pour fournir ce service, et alors les gens s’installeraient là-bas parce que c’est magnifique, mais pour l’instant, c’est extrêmement peu pratique. On pourrait construire cinq routes supplémentaires dans ce village, personne ne viendrait parce que les choses essentielles ne sont pas là.
Le problème, c’est que les fonds destinés à ces programmes de construction publics sont bloqués dans des projets qui ont depuis longtemps dépassé le stade où ils sont utiles. Il faudrait également démolir les vieux barrages ensablés, dangereux ou désaffectés, comme cela se fait à grande échelle en France et aux Etats-Unis. Des centaines de barrages sont en cours de démolition, dont certains sont gigantesques. Le Japon en a démoli un à Kyûshû. Je n’en connais pas d’autres.
Et d’ailleurs, pour revenir à ce que vous disiez tout à l’heure, lorsque nous travaillons sur l’une de ces vieilles maisons à Iya, les personnes qui s’occupent de la restauration, du chaumage et de la construction sont exactement les mêmes que celles qui, le mois suivant, enfilent un casque et partent construire une route. Peu leur importe de restaurer une maison, d’installer un système d’alimentation en eau ou de construire une route, tant qu’elles sont payées.
Propos recueillis par Gianni Simone