Dans l’enceinte du sanctuaire Yasukuni à Tôkyô, le musée Yûshûkan propose sa vision de la Seconde Guerre mondiale.
De nombreux pays essaient de susciter la fierté nationale par le biais de leurs cimetières ou de leurs musées, mais lorsqu’il s’agit de glorifier un passé agressif, même au détriment de la vérité historique, peu d’endroits le font de façon aussi flagrante que le complexe Yûshûkan implanté au cœur du sanctuaire Yasukuni à Tôkyô. De prime abord, cet ensemble ressemble à un parc public comme les autres avec ses cerisiers et ses étals vendant des sucreries figurant le portrait du Premier ministre actuel. Des employés de bureau, des étudiants et des couples se promènent dans les jardins paisibles, s’arrêtant de temps en temps devant le bâtiment principal du sanctuaire élégamment enveloppé d’un tissu frappé du symbole impérial, le chrysanthème, le temps de faire une prière. Le Yûshûkan, avec sa façade blanche, se tient à droite du bâtiment principal. Ce jour-là, un groupe de personnes très âgées s’est regroupé devant lui pour immortaliser le moment. Vu leur âge, ils doivent être d’anciens combattants.
Fondé en 1882, le musée appartient au sanctuaire. Avant de pénétrer en son sein, on s’arrête pour admirer trois monuments. Le premier représente une mère et ses trois enfants, le second un pilote kamikaze et le dernier est dédié à Radhabinod Pal, un juriste indien présent au procès de Tôkyô en 1946, auquel les nationalistes rendent une grâce éternelle pour avoir déclaré que les accusés n’étaient pas coupables dans la mesure où un procès unilatéral était fondamentalement injuste. Il est un des rares étrangers que les nationalistes japonais, dont le Premier ministre Abe Shinzô, aiment citer pour avoir soi-disant reconnu l’innocence passée et la bonne foi du pays. Hélas, ils oublient de rappeler que le juriste indien a aussi qualifié la conduite du Japon pendant la guerre de “diabolique et infernale” et qu’il a affirmé qu’il existe “des preuves évidentes que des atrocités ont été commises y compris à Nankin”.
Cette approche “créative” de la guerre se retrouve dans le hall d’entrée où, entre un chasseur Zéro et deux gros canons, ils ont réussi à caser une locomotive à vapeur utilisée pour le tristement célèbre chemin de fer entre la Thaïlande et la Birmanie, connu sous le nom de chemin de fer de la mort. Selon le texte en japonais inscrit sur le panneau d’explications, les ingénieurs japonais ont réussi là où les Britanniques avaient échoué grâce à la construction en un temps record de cette ligne de 415 km malgré le terrain accidenté et la chaleur écrasante. Pour cela, ils ont mobilisé 180 000 ouvriers asiatiques, 60 000 prisonniers de guerre qui ont été forcés de travailler sur ce projet. L’explication omet cependant de dire que cela a coûté la vie à près de 90 000 Asiatiques et 12 399 prisonniers en raison des mauvais traitements, de la maladie ou de la famine. Dans la partie traduite du texte, il est dit qu’à la fin des années 1970, un groupe d’anciens membres de l’escadron responsable de la construction de cette ligne se sont cotisés pour récupérer la locomotive avant d’en faire don au musée. A proximité des canons, la boutique du musée vend des autocollants, des cartes postales, des boîtes de bonbons portant tous le drapeau de la marine impériale. Parmi les ouvrages en vente, on en trouve deux, signés par l’ancien président taïwanais Lee Teng-hui, un autre excellent ami étranger du Japon, qui a souvent défendu la politique étrangère du Japon.
Au premier étage, on trouve l’habituelle panoplie d’armes et de drapeaux, mais le véritable intérêt est ce documentaire qui glorifie les exploits de l’armée impériale comme de simples actes d’autodéfense. De façon ironique, il est intitulé Watashitachi ha wasurenai [Nous n’oublions pas]. Encore une fois, ils ont choisi de ne pas inclure tous les événements qui se dressent sur le chemin de leur idéologie nationaliste.
Le premier étage est également un excellent lieu à partir duquel on peut mieux observer ce qui est exposé au rez-de-chaussée. On trouve ainsi un bombardier, un char et aussi une torpille Kaiten. Développée vers la fin de la Seconde Guerre mondiale sur le modèle des torpilles humaines italiennes (maiale), la Kaiten se distingue par le fait qu’à la différence des autres, le pilote enfermé à l’intérieur ne pouvait pas s’en échapper. Pour des raisons qui m’échappent, les Japonais ont toujours été friands de missions suicides comme l’ont montré ces torpilles, les fameux pilotes kamikaze, mais aussi les bateaux suicides Shin’yo ou les plongeurs suicides Fukuryû, des mines humaines. On ne peut que déplorer toutes ces jeunes vies sacrifiées pour une cause perdue.
Comme pour souligner ce sentiment de gaspillage, les dernières salles exposent des milliers de portraits de soldats japonais morts au combat dont l’âme est aujourd’hui honorée dans le sanctuaire. En 1985, Nakasone Yasuhiro, alors Premier ministre, a déclaré que des endroits comme Yasukuni étaient indispensables pour inspirer le sens patriotique au peuple japonais et pour transmettre le message selon lequel mourir pour le pays est un acte digne de l’honneur national. “Sinon, qui ira donner sa vie pour le pays ?”, a-t-il ajouté. Espérons qu’à l’avenir, les futures générations ne tomberont pas à nouveau dans ce piège.
Jean Derome