Interprète de la Fédération Internationale de Volley-ball, Reiko Descotes-Toyosaki se souvient de cet automne si particulier.
En cet été 1964, je venais de rentrer au Japon après avoir passé trois ans comme étudiante en musique à Paris, et j’étais loin d’imaginer que le pays entier bouillonnait pour préparer les Jeux Olympiques à Tôkyô. Les enfants, les vieillards, tout le monde passait son temps à parler des JO du matin au soir. La ville de Tôkyô elle-même était défigurée et méconnaissable, ensevelie sous les bulldozers et les échafaudages. Tout devait être refait à neuf! Loin de décourager les habitants, la préparation des JO donnait aux gens le sentiment d’assister au plus grand événement depuis la Seconde Guerre mondiale. Au centre de la capitale, on construisait une voie rapide qui serpentait en hauteur, et beaucoup de stades sportifs. Il y allait de l’honneur de notre pays, et les architectes japonais travaillaient d’arrache-pied sur ce grand projet. Je me trouvai projetée dans cette ambiance euphorique dès mon arrivée et fus encore plus surprise quand le bureau international des interprètes me contacta pour m’occuper du président et du vice-président de la Fédération Internationale de Volley-ball (FIVB) et de leurs femmes. Tous les quatre étaient français.
Pourtant, l’équipe féminine française de volley-ball n’était pas présente et je ne comprenais pas au début ce qui se passait. J’appris que le président devait donner une conférence de presse importante : le Comité International Olympique devait-il ou non permettre la participation de l’équipe féminine nord-coréenne de volley-ball alors que la Corée du Sud menaçait de se retirer si Pyongyang était représenté ? Selon ma supérieure, personne ne pouvait prévoir la décision du président de la FIVB avant son arrivée à Tôkyô. J’ai attendu devant l’entrée du Grand Hôtel Impérial avec le maire de Tôkyô, Azuma Ryôtarô, l’arrivée de la délégation française. Lorsque M. Azuma a annoncé que la conférence de presse aurait lieu le surlendemain, le président a dit simplement qu’il devait encore obtenir des informations de dernières minutes. Quand le jour fatal arriva, je n’avais rien pu préparer. La salle était remplie de journalistes du monde entier. La presse japonaise occupait les premiers rangs. J’avais un trac pire que le jour de mon concours de chant ! J’ai traduit sans comprendre de quoi il s’agissait, et j’ai eu le malheur de demander aux auditeurs: “Est-ce-que vous comprenez de quoi il s’agit ?” J’ai été huée comme il n’est pas possible et un des journalistes s’est levé pour me lancer: “Toi, l’interprète, tu n’as qu’à traduire ! On ne te demande pas de comprendre !” J’étais littéralement effondrée. Le président a résumé lentement encore une fois l’essentiel de son communiqué, je l’ai traduit mais je ne me souviens absolument pas du contenu ! Sauf qu’après cette conférence de presse, la Corée du Nord a décidé d’elle-même de ne pas venir, au grand soulagement de tous les participants. Quelques jours après, il y a eu une réception à l’Hôtel Impérial et deux ou trois journalistes sont venus me trouver pour me consoler en me disant qu’ils n’étaient pas tous aussi méchants que leurs confrères !
Le jour de l’ouverture est enfin arrivé et j’ai eu une chance inouie de pouvoir y assister aux côtés de la délégation française. Le stade de Jingû, situé au cœur de Tôkyô, était plein à craquer. Tous les magasins de téléviseurs étaient pris d’assaut par les habitants pour suivre l’événement, car relativement peu de gens encore possédaient la télé chez eux. Il faisait très beau en ce jour d’automne. Personne ne se souciait de travailler, nous vivions uniquement pour cette cérémonie ! Au son des fanfares, les sportifs guidés par leur drapeau ont fait leur entrée dans le stade. Nous applaudissions en écarquillant les yeux chaque fois que nous entendions le nom d’un pays complètement inconnu ! Quand l’Empereur a fait sa déclaration dans un japonais ancien inimitable, la foule a crié de joie tandis qu’au-dessus de nos têtes, des milliers de colombes s’envolaient. Quelle excitation de voir autant de beau monde sur notre sol ! Nous étions enfin le centre du monde après la misère de la guerre perdue…Le Japon avait réussi une organisation parfaite en un temps record et révelait aussi ses talents sportifs. Parmi eux, il y avait précisément l’équipe japonaise de volley-ball féminin surnommée Tôyô no Majo, les magiciennes de l’Orient. Elles avaient inventé une manière de rouler par terre pour attraper le ballon avec une vitesse et une souplesse inégalée. Leur victoire fut un moment très très fort ! Mais le plus remarquable, ce fut l’enthousiasme que les Japonais ont gardé même des années plus tard pour les sportifs du monde entier. Que de fois n’avons-nous pas reparlé de “nos sportifs”, comme la gymnaste tchèque Vera Caslavsca ou le marathoniste éthiopien aux pieds nus, Abebe Bikila ! Le soir de la cérémonie de clôture, les sportifs étaient endiablés, ils dansaient, chantaient et embrassaient tout le monde, agitant les mains en direction du prince héritier. Tous les spectateurs riaient aux larmes en les regardant ! Voir tous ces étrangers si heureux nous comblaient. C’était cela notre grande récompense.
Maintenant, nous attendons la décision du Comité pour savoir si Tôkyô sera désignée pour accueillir les Jeux Olympiques de 2020. Il est évident que ces Jeux nous donneront une occasion de remercier le monde entier qui nous a soutenus au moment de la terrible catastrophe de Fukushima et du tremblement de terre dans le Nord-Est du pays. Toutefois, quand je repense à la joie pure qui régnait en 1964, je crains que les gens de notre époque ne soient pas dignes de cette manifestation. Ils sont devenus trop rigides et amers, déçus par la politique de ces dernières décennies. Les temps ont bien changé… Mais si nous devons le faire, j’éspère très sincèrement que les conflits politiques qui nous opposent à nos voisins chinois et coréens n’auront pas d’influence sur la qualité de l’accueil. Nous devons tout faire pour rétablir les amitiés qui nous lient avec nos voisins asiatiques et qui nous ont tant appris par le passé. C’est cela le sens des Jeux Olympiques.
Reiko Descotes-Toyosaki