Réfugiés depuis 2011 à proximité de Tôkyô, les habitants de cette cité proche de Fukushima Dai-ichi ont perdu l’espoir.
Coincé entre un champ et une route nationale, l’ancien lycée de Kisai, à Saitama, dresse sa vieille bâtisse grise. C’est dans cette périphérie de Tôkyô que toute une ville a été déplacée, à 250 km de son terroir. A seulement 1h de la folle activité de la capitale, le temps s’est arrêté pour 1400 réfugiés du nucléaire qui ont quitté Futaba, dans la zone interdite. En ce mois de mars 2013, deux ans après la catastrophe, cet endroit est l’unique centre de refuge qui reste au Japon. Il héberge encore 130 personnes dont le destin est bien incertain alors que le nouveau maire a annoncé la fermeture probable du centre fin juin. La démission surprise de l’ancien maire, le charismatique Idogawa Katsutaka, et le projet de construction d’une décharge temporaire pour les déchets radioactifs sur le sol de Futaba sont autant de sujets qui mettent en ébullition une population déjà profondément éprouvée.
En ce samedi, la cour de l’école est égayée par des volontaires chargés de faire à manger et organiser des activités. Au rez-de-chaussée, du linge sèche devant les fenêtres des classes et à l’entrée du bâtiment un immense compteur Geiger rappelle qu’on pénètre dans un endroit de la twilight zone. Alors que la nation ne parle que de “reconstruction”, le décalage est énorme. Le long du couloir, les salles s’alignent, avec du papier journal collé sur les vitres. Les gens de Futaba ont été oubliés par la majeure partie des médias et la méfiance règne toujours. Funahashi Atsushi, qui a réalisé Nuclear Nation [diffusé en novembre 2012 et février 2013 dans le cadre du Rendez-vous avec le Japon de Zoom Japon], un documentaire poignant sur le drame de cette population, avait pris des semaines pour gagner le privilège de se faire inviter de “l’autre côté”. Alors que nous tournons en rond, une femme arrive avec un panier de linge sous le bras. “Oui, nous habitons dans ce lycée depuis 2 ans, c’est incroyable, non ?” rit-elle. Elle nous invite à franchir la porte de la classe 1-F.
La pièce est habitée par 7 personnes. La “maison” de Watanabe Mieko ressemble à ces fameuses maisons des SDF japonais : des cloisons en carton soigneusement compartimentées avec d’un côté les livres, le nécessaire de toilette, le petit autel pour les ancêtres. Dans ce petit espace à la propreté impeccable, son mari Watanabe Suihô est agenouillé devant une minuscule table de travail. Il fait de la calligraphie. “Entrez, entrez donc !” sourit-il. Nous enlevons nos pantoufles et murmurons le traditionnel “Ojama shimasu” – pardon de vous déranger ! - avant de nous asseoir sur le tatami. “Nous habitions une maison tout en bois, à environ 3 km de la mer, raconte Mieko. Elle a résisté au séisme, mais la radioactivité reste trop élevée. On y enregistre environ 4.5μSv par heure”. Les zones autour de Tchernobyl ont été évacuées à partir de 0,6μSv. Elle sort un journal avec la photo de son mari devant leur ancienne maison pendant un voyage de retour. “Aujourd’hui aussi, ‘c’est jour de retour à la maison’ pour ceux qui veulent aller à Futaba récupérer des affaires ou aller au cimetière, il y a un bus”, ajoute-t-elle sans autre commentaire. Une photo aérienne prise de nuit montre le district de Futaba plongé dans le noir avec seulement les feux et les lumières de la centrale de Fukushima Dai-ichi. On peut y lire “Nous voulons rentrer, nous ne pouvons pas, mais il faut y croire.” Mieko baisse la voix. “Moi, je pense qu’on ne pourra pas rentrer. Même si c’est le cas, j’aurais plus de 70 ans. La maison aura vieillie encore plus vite que moi et sera devenue inhabitable.” Les Watanabe sont arrivés ici avec leur mère respective âgée de plus de 90 ans.
“Je savais qu’un jour il y aurait un accident nucléaire grave au Japon. Dans un pays aussi sismique, ce risque est omniprésent. Il y a 2 ans, j’ avais parlé de cette éventualité à des collègues de travail, mais elles avaient toutes refusé d’y croire. Le mythe de la sécurité nucléaire est tellement ancré dans les consciences mais nous, dans notre famille, nous avons toujours été méfiants”, affirme Mieko. Le 11 mars 2011, après le séisme, elle était en train de ranger une des chambres dans sa maison à moitié dévastée quand elle a entendu l’alerte au tsunami. A partir de ce moment, la longue fuite a commencé. “Je n’aurais jamais imaginé que nous partions d’ici pour toujours.” Conduisant en pleine nuit, à travers des routes à moitié affaissées, ils ont trouvé plus de 1000 personnes réfugiées dans une auberge en hauteur près de Namie. “Nous avons eu malgré tout, un repas chaud avec une soupe miso, une boule de riz”, se souvient-elle avec émotion. L’auberge était équipée d’un générateur et c’est à ce moment-là que les Watanabe ont découvert les images du tsunami à la télé. “Le lendemain, ils ont annoncé un risque de fuite radioactive. Alors nous avons décidé de fuir immédiatement vers le nord.” La suite de l’histoire se trouve entre ces quatre murs d’école, loin, très loin de leur pays natal. “C’est grâce à l’ancien maire, M. Idogawa, que nous avons pu évacuer en sécurité. C’est une chance”, rappelle Mieko. Alors que des milliers d’habitants autour de la centrale ont été évacués au petit bonheur la chance par les autorités dépassées par la situation et désinformées sur la direction des vents radioactifs, il a été le seul à prendre tout de suite l’initiative d’une évacuation à grande distance. Pourtant, en décembre 2012, le conseil municipal a voté contre lui une troisième motion de censure, l’accusant de ne pas être coopératif vis-à-vis des mesures de reconstruction préconisées par l’Etat. Affaibli par la maladie, il a dissous le conseil et annoncé sa démission.
“M. Idogawa a tout fait pour protéger ses habitants des abus du gouvernement. C’est une grande perte pour nous. Les habitants qu’il a protégés pendant tout ce temps ont voté contre lui. Comment voulez-vous comprendre ça ?” s’exclame Mieko. Favorable au nucléaire comme tous les fonctionnaires de l’époque, l’ancien maire a changé de position et s’est opposé au projet de retour prématuré de la population dans la zone interdite tout comme il a protesté contre le projet de construction d’une décharge des déchets radioactifs à Futaba. “Tout ce qu’ils ont décidé c’est que pendant 6 ans, l’actuelle zone interdite des 10 km serait inhabitable. Mais nous en avons assez de ces mesures mitigées. Nous voulons être fixés une bonne fois pour toutes ! Qu’on nous dise que c’est définitivement inhabitable, ce sera mieux et ils pourront construire leur décharge.” Il est vrai que même le nom de « décharge provisoire » semble être une diversion destinée à gagner du temps et masquer le vrai problème : que faire des quelques 70 000 réfugiés nucléaires de Fukushima et comment les dédommager? “La décharge sera définitive, une fois construite, on ne pourra plus la déplacer, exactement comme l’usine de traitement du combustible usé de Rokkashomura, à l’extrême nord-est de Honshû.” Mieko imagine déjà la construction de cette décharge et puis quelques années plus tard, une campagne en faveur du retour des habitants dans leur “pays natal”. Le scénario n’est pas issu d’un mauvais film, il a déjà commencé dans les villages du périmètre 20, comme à Odaka ou Kawauchi [voir Zoom Japon n°27, février 2013].
« Vous voulez rentrer n’est-ce-pas? », “Votre pays natal ne vous manque pas? Vous ne pouvez pas l’abandonner? ” Enroulant son rouleau de calligraphie, Watanabe Suihô sort brusquememt de son silence pour mimer les journalistes. L’homme a un humour sarcastique, il a vu passer beaucoup de monde depuis deux ans. “Pourquoi enfoncer toujours le couteau dans la plaie? Il n’y a pas une seule personne qui ne veut pas rentrer, mais on continue à nous poser la même question alors que la réalité est claire: on ne pourra pas rentrer.” Il allume une cigarette. “Retourner pour faire quoi ? Il n’y a pas d’école, pas d’hôpital, pas d’électricité. ‘Ok, on vous remet l’électricité et même l’eau !’, vont-ils dire. Et après? Il n’y a personne qui habite devant, ni derrière, ni à côté. Vous voulez qu’on habite avec les souris ?” M. Watanabe était en train de fumer une cigarette quand la terre a tremblé. “Ça a failli être mon dernier mégot !” rit-il. Il enseignait la calligraphie et continue à donner des cours dans ce lycée désaffecté. La centaine de personnes qui restent sont des gens âgés et alités. “On nous a laissés ici, car on ne peut pas déménager dans un de ces logements provisoires en pré-fabriqué où il fait si froid”, explique Mieko en montrant sa mère, une ravissante vieille dame qui a perdu l’usage de ses jambes depuis qu’elle est arrivée là. Les tergiversations entre Tepco et le gouvernement pour définir si oui ou non, la zone interdite va être réhabilitée est la cause de cette situation de précarité. “L’indemnité de 100 000 yens [782 euros] par mois et par personne ne nous permet absolument pas d’acheter un terrain. En considérant que plus personne n’a de travail, il faudrait économiser pendant des années pour pouvoir recommencer une nouvelle vie”, poursuit-elle. “Nous voulons rester ici”, lance M. Asakawa, un autre réfugié de la salle 1-F . Il est arrivé avec sa femme et sa santé s’est déteriorée petit à petit. Un autre monsieur âgé reste aussi couché sur un lit médical. Ils n’ont plus le courage de changer de lieu de vie à leur âge. Au-dessus de leur tête, une photo du grand cerisier de Motomiya, à Fukushima, déploie ses pétales roses. Alors que pour certains, l’avenir ne saurait se concevoir sans un retour au pays natal, d’autres préfèrent au contraire s’en éloigner le plus possible. La douce nostalgie vaut parfois mieux que la réalité d’un Futaba contaminé et à moitié désert. “Nous n’avons pas l’intention de revenir habiter à Fukushima, ni de rester ensemble avec les anciens habitants de Futaba !” affirme Watanabe Suihô. “Je peux vivre n’importe où car mes ancêtres restent toujours avec moi. Il y a un proverbe japonais qui dit: ‘Le pays natal nous est cher quand il est loin.’ C’est une nouvelle vie qui va commencer !”
Alissa Descotes-Toyosaki