Isaka Kôtarô nous entraîne dans un monde où tout dépend de la bonne volonté d’un morceau de bois à figure humaine.
Il était une fois une île, Ogishima, située au sud de Sendai, une île pas tout à fait comme les autres puisqu’elle a décidé de se refermer sur elle-même au moment où le Japon choisissait de s’ouvrir au monde à la fin du XIXe siècle. Il faut savoir que cette île a toujours vécu en décalage avec le reste de l’archipel, acceptant d’entretenir des rapports avec l’extérieur quand le pays tout entier vivait coupé du monde. C’est donc un univers tout à fait particulier que découvre Itô, un jeune informaticien, un beau matin à son réveil. Il a été recueilli après avoir échappé à la police qui l’avait arrêté pour une tentative de vol dans une supérette. Son arrivée dans l’île n’est pas un hasard. C’est ce qu’il apprend très vite de la bouche de son guide Hibino. “Avec Sonegawa arrivé ici il y a trois semaines à peu près, ça fait seulement deux personnes extérieures à Ogishima en cent cinquante ans”, lui explique ce dernier alors qu’il lui fait faire le tour de l’île avant de l’emmener voir Yûgo. “Il savait que tu allais venir”, ajoute Hibino. “Il ne fait pas de prophétie. Il sait, c’est tout”. Le fameux Yûgo n’est autre qu’un épouvantail doué de parole et qui sait l’avenir. Personnage central dans cette histoire signée Isaka Kôtarô, l’épouvantail joue un rôle crucial, car il sait tout sur les habitants de l’île et leurs affaires qu’elles soient licites ou illicites. Pour Itô, la découverte de cet épouvantail extraordinaire s’accompagne de celle d’autres personnages hauts en couleurs, mais attachants. Il y a Sakura, justicier, poète et amateur de fleurs. Il y a Sonoyama le peintre qui ment comme un arracheur de dents ou encore Usagi, femme obèse incapable de bouger. “Elle avait le teint brun et des bras qui devaient faire deux fois le tour de mes cuisses”, note Itô la première fois qu’il la rencontre. Toutes ces femmes et tous ces hommes occupent une place particulière dans le récit que construit l’auteur et dans lequel il nous entraîne par petites touches. Malgré son isolement, Ogishima connaît les mêmes tracas que les autres sociétés. Il y a des gentils et il y a des méchants. La seule différence, c’est ce que tous les problèmes rencontrés sont réglés grâce à l’intervention de Yûgo, l’épouvantail qui sait tout. C’est lui qui régule la vie sur ce minuscule bout de terre. Il sait tout, mais il ne dit pas tout. Ainsi il ne prévient pas qu’un beau matin il sera retrouvé démembré aux quatre coins d’une rizière. “Il était dans un état lamentable. Il ne s’agissait plus de Yûgo, mais de morceaux épars qui avaient constitué Yûgo”, explique Itô qui se retrouve à jouer au détective alors qu’il était arrivé sur l’île en tant que fuyard. Dans un style alerte et plaisant, Isaka Kôtarô entraîne le lecteur dans l’enquête menée par Itô assisté par Hibino, son guide sur l’île devenu petit à petit son ami. Peu à peu, ils découvrent que la “mort” de Yûgo avait été planifiée par l’épouvantail lui-même. Celui-ci devait disparaître pour permettre la réalisation d’un enchaînement d’événements et l’empêcher d’intervenir. Yûgo l’épouvantail était un amoureux des oiseaux. Il ne pouvait pas accepter de participer malgré lui au massacre des derniers pigeons migrateurs dont on pensait pourtant qu’ils avaient disparu de la surface de la terre. Incapable de se suicider, il a donc profité de son influence sur des habitants de l’île pour organiser sa disparition et ainsi sauver les oiseaux. Avec cette fable écologique, Isaka Kôtarô nous rappelle qu’il y a des choses pour lesquelles il faut accepter de se sacrifier, que l’intérêt général ne se limite pas aux seuls êtres humains, mais qu’il concerne aussi la nature. Il le fait de façon subtile, nous offrant par la même occasion une belle galerie de portraits. Parmi eux, figure notamment Shiroyama, le flic pervers de Sendai, camarade d’enfance d’Itô, qui passe son temps à faire souffrir son prochain. Un personnage cruel qui ne mérite évidemment pas de vivre dans un monde où les derniers pigeons migrateurs auront été sauvés. Il mourra donc selon le plan ébauché par Yûgo et que l’auteur nous distille petit à petit. On le savoure comme un bon vin et on prend plaisir à découvrir page après page les éléments qui vont conduire au dénouement de l’affaire. Ce roman policier à mi-chemin entre le récit fantastique et la fable est un vrai moment de plaisir. Il nous montre une nouvelle fois que la littérature japonaise n’a pas fini de nous surprendre et qu’elle a encore de nombreux trésors à nous offrir.
Odaira Namihei