Après être tombé presque dans l’oubli, le tatouage a retrouvé droit de cité dans l’archipel. Mais les goûts ont évolué.
La perception du tatouage au Japon est paradoxale. L’archipel hérite d’une longue tradition qui a fasciné les premiers visiteurs occidentaux et a fortement influencé les tatoueurs à l’étranger. Mais le tatouage y est objet de préjugés tenaces et les tatoués sont victimes d’ostracisme : des bains publics, saunas, piscines, clubs de sport, auberges des sources thermales (onsen) et certaines plages leur sont interdits. En prévision des Jeux olympiques de 2020, l’Agence pour le tourisme, craignant des incidents avec des athlètes tatoués, a enjoint ces établissements de lever ces interdictions. Mais, apparemment, cette tolérance ne concernera que les étrangers : les Japonais tatoués, eux, resteront bannis bien qu’aucune loi n’interdise de porter un tatouage…
Depuis une vingtaine d’années, sous l’influence de la culture américaine et d’idoles du show-biz, comme Amuro Namie ou Hamasaki Ayumi, stars de la J-pop de la première décennie 2000, le tatouage est devenu à la mode chez les jeunes Japonais : des salons de tatouages ont désormais pignon sur rue dans les quartiers branchés, tels que Harajuku ou Kôenji à Tôkyô, alors qu’auparavant les tatoueurs exerçaient discrètement. A la fin des années 1980, on n’en dénombrait guère plus de 250 dans l’archipel. Ils seraient aujourd’hui dix fois plus nombreux et plusieurs publications sont spécialisées dans le tatouage.
Comparé aux Etats-Unis ou à l’Europe où l’on estime que 10 % de la population porte un tatouage, le nombre des Japonais tatoués reste modeste. La majorité de ceux-ci se contentent de petits tatouages (one point tattoo) qui n’ont pas grande chose à voir avec la grande tradition des “peaux de brocart” (nishiki hada), les éblouissants tatouages couvrant tout le corps, abusivement associés à la pègre (yakuza) par les films des années 1960-70 et les médias.
Tous les yakuza ne sont pas tatoués et tous les tatoués ne sont pas des truands. Loin s’en faut. Dans le passé comme aujourd’hui. L’exposition Tatouages et Tatoués au Musée des Arts premiers du quai Branly a souligné de manière erronée cet aspect, déplore l’anthropologue Yamamoto Yoshimi dans son livre Irezumi to Nihonjin [Irezumi et les Japonais, Heibonsha, 2016, inédit en français]. Un cliché qui n’est pas le seul fait des étrangers : c’est le cas de 45 % des Japonais, selon un sondage de l’association du barreau du Kantô (région de Tôkyô). Pour la majorité d’entre eux, le tatouage reste l’apanage d’un monde interlope.
La clientèle évolue, notent les tatoueurs. Même pour les tatouages traditionnels. Jusque dans les années 1980, les personnes qui se faisaient tatouer appartenaient à certains milieux : artisans, petits commerçants, artistes, “papillons de nuit” (hôtesses de bar), artistes, voyous…. Désormais, ils viennent de milieux très divers et le nombre des femmes augmente, disent les tatoueurs, bien que l’engouement du début des années 2000 tend à retomber. Le corps “gravé” dans le style wabori (tatouage japonais) reste cantonné à une petite minorité de tatoués, fiers de s’inscrire dans une tradition séculaire.
Ce n’est pas cet héritage qui attire les jeunes Japonaises. Celles-ci optent le plus souvent pour des motifs discrets. Les tatouages font partie de leur mise en scène de la vie comme la coloration des cheveux, le piercing ou le vernis à ongles voyant. Les tatouages contemporains puisent dans le registre iconographique traditionnel et largement aussi dans celui des mangas et animés… Ceux qui se font tatouer comme beaucoup de jeunes tatoueurs ignorent la symbolique des motifs. “Le tatouage traditionnel n’est pas seulement une technique”, estime Horiyoshi III (voir pp. 10-11), l’un des plus célèbres maîtres tatoueurs contemporains, disciple de Horiyoshi I (Muramatsu Yoshitsugu), figure légendaire de l’art du tatouage. “Les motifs d’un tatouage renvoient à une histoire, à des figures mythiques, à des légendes. Il faut connaître leur signification, étudier les ukiyo-e. Sans cette connaissance, qui se révèle dans les détails, le résultat sera toujours insatisfaisant”.
Art mineur mais un art tout de même, le tatouage a été étroitement lié autrefois au monde de l’estampe (ukiyo-e) avec lequel il partage un imaginaire, des canons esthétiques et des techniques. D’infamant à l’origine (le pouvoir marquait les délinquants avec l’idéogramme signifiant “chien” ou des traits horizontaux sur les bras), le tatouage commença à prendre un caractère ornemental au XVIIe siècle afin de dissimuler les flétrissures en surimposant un motif plus esthétique.
Au siècle suivant, à la suite de la traduction du roman chinois Au bord de l’eau (Gallimard, coll. Folio, 1997), aventure de 108 bandits arborant des tatouages qui connut un vif succès et inspira les grands maîtres de l’estampe, le tatouage prit la dimension d’un phénomène social : expression de déviance, allant à l’encontre du principe confucéen de ne pas flétrir le corps que l’on a reçu de ses parents, mais aussi de revendication d’identité plébéienne, portefaix, camelots, porteurs de palanquin, travailleurs de force, charpentiers, pompiers, joueurs professionnels et malfrats se firent tatouer. Preuve d’endurance à la souffrance, le tatouage pouvait dans le cas de ces derniers se muer en signe d’intimidation : son dévoilement semant l’effroi dans l’assistance est une image récurrente des films de yakuza.
Les premiers maîtres tatoueurs furent des graveurs sur bois travaillant pour les grands peintres d’ukiyo-e, puisant leurs thèmes dans le riche corpus de l’estampe polychrome et reproduisant sur la peau les œuvres de Kuniyoshi, Yoshitoshi et d’autres. On désigna alors le tatouage pictural par le mot horimono (“chose gravée”). Irezumi (“injecter de l’encre”), plus commun aujourd’hui, est apparu plus tard. Les tatoueurs cherchaient leur inspiration dans l’imaginaire traditionnel : figures mythiques, dragons, carpes symbole de la force ou fleurs auxquelles sont attachées des significations symboliques. Tant par ses techniques que son iconographie, le tatouage fut très lié au monde de l’estampe.
Les femmes ne furent pas les dernières touchées par la mode des tatouages. Dans les quartiers de plaisir, les amants se tatouaient un point à l’encre sur le dos de la main en signe d’amour : on appelait cette pratique irebokuro (“entrer un grain de beauté”). Lorsque les deux mains se joignaient, les points se recouvraient l’un l’autre. Ces tatouages d’amour furent décrits par Fujimoto Kizan dans la “somme” sur les pratiques amoureuses qu’est le Shikido-okagami [Grand Miroir de l’amour]publié en 1678.
Et naquit ainsi une mode époustouflante de somptueux tatouages couvrant tout le corps. Elle connut son apogée dans la première partie du XIXe siècle, époque de décadence du shogunat marquée par des révoltes paysannes (ikki) et des poussées libertaires qui jetaient sur les routes des foules exaltées pillant et saccageant sur leur passage en hurlant “eijanaika” (“On s’en fout !”). Alors, “l’homme honorait la noble vertu de la frivolité”, écrit Tanizaki Junichirô dans sa nouvelle Le Tatouage publié en 1910 (Sillage, 2010). “Et sur les corps s’enchevêtraient les lignes et ondoyaient les couleurs”.
Ces “peaux de brocart” fascinèrent les premiers étrangers qui se rendirent au Japon. Craignant que ces ukiyo-e de chair ne soient perçues comme un signe de barbarie par les Occidentaux, les oligarques de Meiji interdirent le tatouage en 1872. Les maîtres tatoueurs continuèrent à exercer leur talent dans la clandestinité, en particulier dans les villes portuaires (Yokohama, Kôbe, Nagasaki) avec pour clientèle des marins, mais aussi des personnages illustres : Pierre Loti, le tsar Nicolas II, le Prince George d’Angleterre, futur George V, François-Ferdinand de Habsbourg-Este, archiduc d’Autriche, la reine Olga de Grèce…
Ce n’est qu’en 1948 sous l’occupation américaine que le tatouage fut à nouveau autorisé. Il fleurit chez les travailleurs manuels, les mineurs et les yakuza qui en firent une sorte de rite de passage. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui : il y a de moins en moins de truands qui se font tatouer. A partir des années 1980, la technique des maîtres tatoueurs a commencé à évoluer : au stylet en bambou muni d’aiguilles utilisé pour le tatouage à la main (tebori) a fait place le dermographe électrique qui facilite le tracé des lignes (plus rapide, il est plus rentable). Les tatoueurs japonais reconnaissent à leurs homologues américains leur virtuosité mais il leur manque, estiment-ils, l’équilibre général des “estampes sur la peau”. En devenant à la mode, le tatouage japonais perd une autre de ses caractéristiques : le wabori se devait d’être une beauté cachée, vue en certaines occasions (les fêtes de quartier par exemple) et non exhibée en permanence.
En dépit d’une histoire inscrite dans la culture populaire depuis des siècles, le tatouage traditionnel, comme au demeurant les estampes érotiques, restent au Japon confiné par une sorte de pudibonderie victorienne dans un sous-bois social alors que ces deux expressions artistiques sont à l’étranger admirées pour leur raffinement.
Philippe Pons
Références
Philippe pons est l’ancien correspondant à Tôkyô du journal Le Monde pour lequel il écrit toujours. Auteur de nombreux ouvrages sur le Japon et sa société, on lui doit notamment
Peau de brocart : le corps tatoué au Japon.
Publié par le Seuil en 2000, il est malheureusement épuisé et difficile à trouver.