Le 7ème Art a très vite reconnu la valeur de la Tour de Tokyo, l’utilisant à de nombreuses reprises comme décor.
Les cinéastes ne s’y sont pas trompés. Ils ont compris que la Tour de Tokyo, devenue le symbole non seulement de la capitale, mais de tout le pays, avait naturellement acquis un statut de vedette et qu’ils se devaient de l’exploiter. Quelques mois après son inauguration, le nouvel édifice a servi de décor à Tasogare no Tôkyô Tawâ [La Tour de Tokyo au crépuscule] une comédie sentimentale signée Abe Tsuyoshi, racontant le premier amour d’une jeune femme venue de province pour travailler chez une modiste. Elle donne ses rendez-vous sur la plate-forme d’observation de la tour d’où elle observe, fascinée, une ville pleine de promesses pour l’avenir. Principal point d’observation de la ville, la tour domine Tokyo avant que les gratte-ciel ne l’envahissent quelques années plus tard. S’il est facile de s’en servir comme point de repère dans un long métrage, de nombreux metteurs en scène l’utilisent comme un élément important dans leurs films. C’est notamment le cas dans la plupart des films à effets spéciaux dont la Tôhô s’est fait une spécialité à partir du milieu des années 1950. Honda Ishirô, grand spécialiste, s’en saisit à la première occasion. En 1961, il réalise Mothra, film dans lequel une larve géante vient en partie détruire la capitale après la disparition de deux petites fées enlevées par des individus peu scrupuleux. C’est évidemment la Tour de Tokyo qui fait les frais de son parcours destructeur. La larve s’y transforme en phalène géante que les militaires sont incapables d’anéantir malgré tous leurs efforts. Le choix de la tour n’est bien sûr pas innocent. Dans la plupart des films de Honda où les destructions sont importantes, il prend soin de réduire en miettes ou en cendres des lieux hautement symboliques. Dans son premier film catastrophe, Godzilla (1954), le monstre s’en prend notamment au Parlement. Il ne fait aucun doute que si la Tour de Tokyo avait alors existé, Godzilla se serait fait un plaisir de l’écraser. En 1973, le romancier Komatsu Sakyô publie La Submersion du Japon [Nihon Chinbostu]. A peine sorti en librairie, il fait l’objet la même année d’une adaptation cinématographique réalisée par Moritani Shirô. Lorsque Tokyo est touché par un très violent séisme, son édifice le plus élevé, qui est encore à l’époque la Tour de Tokyo, est désintégré, ne laissant aucun doute sur l’issue de cette catastrophe phénoménale.
D’une certaine façon, la disparition programmée de la Tour de Tokyo dans tous ces films où interviennent des créatures ou une nature destructrices est le prix que le Japon paie pour son développement rapide de l’après-guerre. Pour beaucoup, sa construction a été la première étape de la formidable épopée qui a conduit le pays au sommet de l’économie mondiale. En s’en prenant à ce symbole, c’était un moyen de rappeler la fragilité de ce statut de puissance. La crise économique que le pays connaît depuis le début des années 1990 après l’éclatement de la bulle financière a radicalement changé le regard porté sur la Tour de Tokyo. Ne disposant plus des mêmes atouts économiques, le Japon a perdu de sa superbe. Dès lors, la tour incarne la nostalgie. Dans Always – San chôme no yûhi [Soleil couchant à San chôme], grand succès populaire de l’année 2005, on suit la vie quotidienne de plusieurs familles dans un quartier modeste de la capitale avec en toile de fond les travaux de construction de la tour. On ne la détruit plus, on la reconstruit. On veut croire, le temps d’un film, que l’on retrouvera le dynamisme perdu depuis près de 20 ans et que la Tour de Tokyo, phare de la croissance nippone, pourra de nouveau servir de repère. Mais chacun sait que la page doit être tournée. C’est ce que laisse entendre le film de Matsuoka Jôji, Tôkyô tawâ okan to boku to, tokidoki, oton [La Tour de Tokyo, maman, moi, et papa de temps en temps] tiré du roman éponyme de Lily Franky. La vision de la tour est l’aboutissement d’une vie, celle d’une mère qui a tout sacrifié pour son fils. Lorsqu’elle meurt, l’édifice est toujours là, il a perdu son âme.
Gabriel Bernard