L’année 2010 marque le centenaire de la naissance du réalisateur des Sept samouraïs. Considéré comme l’un des plus grands cinéastes de notre temps et vénéré en tant que tel dans le monde, son influence semble moins forte au Japon.
Les films de Kurosawa retrouvent une actualité de nos jours. Reste à convaincre le public de retourner les voir.
Tokyo, 17 septembre 2010. Le Centre national du film, rattaché au Musée national d’art moderne, inaugure une exposition sur Kurosawa Akira à l’occasion du centenaire de sa naissance. Okada Hidenori, commissaire de l’exposition qui rassemble de très nombreux documents sur le cinéaste et son œuvre, observe les visiteurs. Ils sont peu nombreux. Il n’y a aucun jeune parmi eux. Il n’est pas surpris. Il sait qu’au cours du mois et demi que durera la manifestation, les jeunes ne viendront pas en nombre. “Ils connaissent Kurosawa de nom, mais ils n’ont pas vu la plupart du temps ses films”, regrette-t-il. Il espère cependant que certains auront la curiosité de s’y intéresser, en assistant à la rétrospective que le Centre national du film organise en novembre et décembre ou en regardant la télévision qui diffuse en ce moment bon nombre de ses longs métrages. Okada Hidenori regrette que le public néglige le travail du cinéaste dont la portée est pourtant immense, universelle et surtout très actuelle.
La remarque est juste au regard de la situation du Japon en ce début de XXIe siècle. La crise morale et sociale actuelle n’est pas sans rappeler les années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire l’époque où Kurosawa Akira s’est affirmé dans le monde du cinéma. Comme l’avait souligné, en 1964, André Labarrère, ancien ministre de François Mitterrand et admirateur du réalisateur japonais, ce dernier “se sent avant tout concerné par les problèmes moraux et sociaux qui forment, en quelque sorte, bien souvent le tissu conjonctif de ses films”. Pourtant, Kurosawa ne se considérait pas comme un cinéaste engagé. “Il n’y a pas chez moi d’engagement conscient et volontaire”, avait-il déclaré lors d’un entretien accordé à Michel Mesnil en juin 1965. S’il ne délivre pas un message politique dans son œuvre, il manifeste néanmoins, dans la plupart de ses films tournés après 1945, une volonté de se colleter à la réalité d’un pays défait politiquement, économiquement, socialement et moralement. Il montre le sordide d’une société qui doit se reconstruire et se doter de nouvelles règles tandis qu’elle affronte le chômage, le marché noir, une crise du logement, des scandales et une augmentation de la délinquance. Il le fait de façon beaucoup moins violente que d’autres cinéastes, mais tout aussi efficace. L’Ange ivre (Yoidore tenshi, 1948) en est l’une des meilleures illustrations. Dans ce film, un médecin travaillant dans un quartier pauvre de Tokyo doit un jour soigner un jeune gangster blessé par balle. Il découvre à cette occasion que l’homme atteint de tuberculose refuse de traiter sa maladie. Kurosawa a fait ce film pour “dénoncer la manière d’être des gangsters et pour montrer leur stupidité en tant qu’êtres humains”, expliquait-il, exprimant ainsi son profond désir d’humanité à un moment où le Japon en manquait cruellement. Le personnage du médecin interprété par le génial Shimura Takashi incarne cette humanité, c’est-à-dire ce qui distingue l’être humain de la bête. Il a beau être alcoolique, il possède la capacité de donner le meilleur de lui-même y compris face à un individu dont le comportement est plus proche de l’animal traqué que d’un homme digne de cette qualité.
Il veut que le Japon prenne le bon chemin
“Dans mes films, je cherche à comprendre pourquoi les hommes ne peuvent pas vivre en parfaite harmonie, en paix, avec plus de bonté réciproque”, déclarait-il en avril 1952. Près de soixante ans plus tard, la question est toujours valable. Au sortir de la guerre, Kurosawa a une trentaine d’années, il se sent responsable et comme bon nombre de ses contemporains, il voudrait que son pays prenne le bon chemin. “Les jeunes ont le sentiment qu’ils doivent participer à la vie sociale, qu’ils doivent prendre des responsabilités et des initiatives parce qu’ils sentent, plus ou moins clairement, que le nouveau mot d’ordre de démocratie les concerne”, constatait pour sa part Jean Stoetzel dans Jeunesse sans chrysanthème ni sabre, résultat d’une enquête réalisée pour l’UNESCO en 1951. C’est exactement le sentiment qui habite de nombreux jeunes dans le Japon de 2010. Ces derniers n’ont pas hérité d’une société ravagée par les conséquences d’une guerre, mais d’une société profondément meurtrie par vingt ans de crise économique. Epoques et causes différentes, mais effets semblables qui rappellent le constat dressé par Kurosawa dans ses films. Scandale (Shûbun, 1950) sur la place de la (dés)information, Vivre (Ikiru, 1952) sur la bureaucratie ou encore Les Salauds dorment en paix (Warui yatsu hodo yoku nemuru, 1960) sur la corruption et les marchés truqués pour ne citer que ces trois films. Ils trouvent encore de nos jours une vraie résonance alors que la plupart des cinéastes actuels n’abordent pas (à quelques rares exceptions) ces sujets qui mobilisent une partie de la jeunesse. Après avoir été apathique pendant les premières années qui ont suivi l’éclatement de la bulle financière en 1990, celle-ci cherche désormais à retrouver des repères moraux et sociaux. Elle se distingue de la génération précédente engagée politiquement à la fin des années 1960 contre l’ordre établi. En 2010, comme en 1950, les jeunes sont face à un champ de ruines sur lequel il faut reconstruire. Il serait intéressant de savoir si Yuasa Makoto (31 ans), responsable du Réseau contre la pauvreté (Hanhinkon Nettowâku) a vu les films de Kurosawa et s’il les apprécie. Son combat pour plus de justice sociale et de solidarité rappelle en tout cas beaucoup les valeurs défendues par le cinéaste dans un film comme Les Sept samouraïs (Shichinin no samurai, 1954). A ce moment-là, Kurosawa se reconnaissait comme journaliste. “Je pense que le cinéma a le même caractère que la presse. Sinon il n’aurait pas de raison d’être. Le cinéma doit refléter son temps, être compris par ses contemporains”, affirmait-il dans un entretien paru en avril 1952 dans le magazine Kinema Junpô (republié avec d’autres textes sous forme d’ouvrage au printemps 2010).
Il était encore en phase avec son public qui dévorait ses films comme on lit avec passion un article de journal. Peu à peu, les liens qui les unissaient se sont distendus. D’une part, le Japon était entré dans une phase de très forte croissance économique, les problèmes moraux et sociaux disparaissaient ou étaient ignorés au nom du retour du pays dans le concert des nations. D’autre part, Kurosawa, qui disposait désormais de sa propre maison de production, abordait ses sujets de façon moins frontale, c’est-à-dire avec moins de vigueur et de sincérité, comme en témoigne Entre le ciel et l’enfer (Tengoku to jigoku, 1963) dont le climat rappelle pourtant L’Ange ivre. Par la suite, les choses ne se sont pas arrangées. Il a eu de plus en plus de mal à trouver les financements pour réaliser ses films au Japon. Il y parviendra grâce à des producteurs étrangers. Décédé en 1998, il a laissé une œuvre immense qui ne demande qu’à être revue. “La société japonaise a désormais basculé tout comme son économie. Du fait de ce bouleversement, je pense que le moment est venu de retourner voir les samouraïs de Kurosawa”, écrivait, en avril 2010, Satô Tadao dans le mensuel Daisan Bunmei. Les samouraïs évoqués par le célèbre critique, ce sont tous les films de la période 1945-1960 signés Kurosawa dans lesquels il a fait de l’humanisme la valeur fondatrice de toute son œuvre. Un point de vue qu’Okada Hidenori du Centre national de film partage assurément et qu’il entend diffuser grâce à son exposition.
Odaira Namihei
Exposition
Le centre national du film de Tokyo accueille jusqu’au 31 octobre l’exposition Les 100 ans de Kurosawa Akira. On y retrouve des documents, affiches et objets lui ayant appartenu.
3-7-6 Kyôbashi, Chûô-ku, Tôkyô 104-0031
www.momat.go.jp/FC/fc.html
Exposition
Le musée de la photographie de Tokyo propose jusqu’au 11 octobre une exposition des dessins réalisés par Kurosawa pour ses films.
1-13-3 Mita, Meguro-ku, Tôkyô 153-0062
www.kurosawa-drawings.com