Entre Pékin et Tokyo, il y a de l’eau dans le gaz. Les deux capitales ont oublié leurs promesses de coopération au profit d’un discours qui en dit long sur leurs divergences.
Le 7 septembre, l’arraisonnement d’un chalutier chinois par la marine nippone a mis le feu aux poudres.
Ce n’est pas la première fois que les relations entre Pékin et Tokyo se tendent, mais l’incident, qui a conduit à la détention du capitaine d’un chalutier ayant pénétré dans les eaux territoriales japonaises près des îles Senkaku (Diaoyu en chinois), a rallumé les passions nationalistes chez les deux voisins. Dans plusieurs grandes villes chinoises, des milliers de personnes ont défilé pour dénoncer l’attitude du Japon tandis qu’à Tokyo des rassemblements sont venus rappeler à ceux qui en doutaient la détermination d’une partie de l’opinion à ne pas se laisser marcher sur les pieds par le dragon chinois. “Les Chinois sont de plus en plus arrogants et provocateurs”, affirme un responsable politique japonais, rappelant notamment qu’au printemps 2010 des navires de guerre chinois avaient violé les eaux japonaises pour se rendre dans l’océan Pacifique tandis que des hélicoptères venus de Chine n’avaient pas hésité à mettre en place une surveillance très stricte de bâtiments japonais lors d’exercices navals. De son côté, la presse chinoise, en particulier le très officiel Huanqiu Shibao, publié par l’agence de presse Xinhua, n’a cessé au cours des dernières semaines de souligner l’intransigeance nippone sur la question des îles Diaoyu que Pékin revendique au même titre que Taiwan, mais que Tokyo refuse de considérer comme un “problème” dans la mesure où, à ses yeux, cela n’a pas lieu d’être. Par le passé, les huit îlots qui forment l’archipel des Senkaku ont déjà été au cœur de polémiques entre les deux pays. Des groupes nationalistes chinois avaient tenté d’y planter le drapeau de la République populaire et des navires scientifiques en provenance de Chine étaient passés un peu trop près de la zone, suscitant à chaque fois une réaction japonaise.
Les Japonais ont besoin de se rassurer
Toutefois, l’incident du 7 septembre 2010 a pris une tournure différente à la suite de l’arrestation de l’équipage du chalutier et de son capitaine. En agissant de cette manière, les autorités japonaises ont voulu montrer à leur voisin chinois qu’il y avait des limites à ne pas dépasser. Il n’en a pas fallu beaucoup plus pour que ce dernier se raidisse et brandisse des menaces. Dans le Huanqiu Shibao, on a même pu lire que la Chine aurait tout intérêt à utiliser l’arme économique pour ramener à la raison le Japon. Un point de vue audacieux quand on connaît l’interdépendance des deux principales économies de l’Asie (voir p. 7) qui traduit cependant l’assurance des Chinois à l’égard de leur poids dans les affaires mondiales. De leur côté, les Japonais ont besoin de se rassurer et d’obtenir le respect de leurs intérêts nationaux. Fragilisé sur le plan intérieur, le gouvernement de Kan Naoto a voulu marquer son autorité sur le plan extérieur, en se lançant dans un bras de fer dangereux avec Pékin. Même s’il savait sans doute dès le départ qu’il devrait céder aux pressions (le capitaine du chalutier a finalement été relâché fin septembre), il s’est aussi lancé dans cette aventure pour rappeler qu’il ne fallait pas non plus le sous-estimer. Sa très vive réaction après la visite du président russe Dimitri Medvedev sur l’île de Kunashiri, dans les Kouriles du Sud, objet d’un contentieux territorial de plus de soixante ans avec la Russie, participe de la même volonté de se comporter comme un pays comme les autres capable de se mobiliser lorsque ses intérêts sont en cause.
“L’hypothèse d’un conflit entre la Chine et le Japon est un des scénarios de crises régionales auquel l’état-major des Forces d’autodéfense japonaises réfléchit. A partir de 2007, un dialogue avait été établi dans le domaine de la défense à l’initiative du Japon, mais il a été suspendu. De manière plus générale, la Chine, dans cette crise, se refuse au dialogue parce qu’elle sait qu’elle a le dessus”, rappelle Guibourg Delamotte, auteur de l’excellent ouvrage La Politique de défense du Japon qui vient de paraître aux éditions PUF. Bien sûr, on est loin d’en arriver à cette extrémité, mais les situations intérieures compliquées (la Chine se prépare à un changement de direction en 2012 et le Japon n’arrive toujours pas à se dépêtrer de la crise économique et sociale qui le frappe depuis les années 1990) “accroissent le risque de conflit. Ce qui pourrait survenir est une escalade après un accrochage entre les marines des deux pays. Du point de vue de la doctrine de défense japonaise, la situation est claire : le Japon a le droit de répliquer si son territoire est attaqué (ce qui comprend les Senkaku). Les États-Unis ont clairement indiqué que les Senkaku faisaient partie du territoire du Japon que l’Alliance avait vocation à protéger”, ajoute-t-elle. Pour autant, l’ombre de la guerre ne plane pas encore sur les eaux troubles de la Mer de Chine orientale. Chacun des protagonistes essaie avec ses moyens de montrer à l’autre les limites à ne pas dépasser.
Cependant, il est évident que ce genre d’incidents est appelé à se multiplier dans les années à venir, notamment autour des Senkaku, zone dont les ressources naturelles seront utiles pour le Japon dépourvu de matières premières ou pour la Chine dont l’incroyable développement économique est dévoreur de pétrole et de gaz. En 2008, Tokyo et Pékin s’étaient entendus pour faire de la Mer de Chine orientale “une mer de paix, de coopération et d’amitié”. Force est de constater que cette belle idée a vécu et qu’elle n’est plus à l’ordre du jour. Elle le sera de moins en moins, car le Japon ne pourra pas tolérer l’expansionnisme maritime de la Chine qui se concrétise dans d’autres régions de l’Asie et suscite l’hostilité de plus en plus manifeste de pays comme le Vietnam, les Philippines ou l’Indonésie. En rappelant à l’ordre les Chinois sur les îles Senkaku, les Japonais font aussi un appel du pied en direction de l’Asie du Sud-Est qui doit faire face à la montée en puissance de la Chine et à un désintérêt des Etats-Unis soucieux de conserver les bonnes grâces de Pékin. Un rapprochement avec l’Asie du Sud-Est, débouché important pour les produits japonais, constitue un bon moyen pour le Japon d’éviter d’être complètement isolé en Asie. Les responsables politiques nippons ont en effet conscience du rapprochement russo-chinois et des efforts de la Chine pour jouer les premiers rôles dans la péninsule coréenne que ce soit avec Pyongyang ou Séoul.
Alors que la République populaire de Chine semble tentée de renouer avec la tradition impérialiste de l’époque où l’empire du Milieu dominait la quasi totalité du continent asiatique, le Japon voudrait se présenter “comme une petite planète qui gravite autour de la Chine mais qui en est irrémédiablement détachée” pour reprendre l’expression de Pierre-François Souyri dans sa remarquable Nouvelle histoire du Japon parue chez Perrin au début de l’automne 2010. Après avoir été longtemps l’apanage de l’extrême droite, le discours nationaliste a pris de l’ampleur au cours des quinze dernières années. Il se manifeste de plusieurs manières. Il y a ce que la psychiatre Kayama Rika présente comme “ le syndrome du “puchi” [transcription japonaise de l’adjectif français “petit”] nationalisme” qui s’accompagne d’une redécouverte de la langue japonaise et de la présence marquée du drapeau japonais dans les stades. Il y a aussi les propos réguliers de dirigeants de premier plan comme Ishihara Shintarô, gouverneur de Tokyo, qui appellent à un sursaut de la fierté nationale face à l’extérieur. Dans un entretien accordé le 18 octobre à l’hebdomadaire de Canton Nanfang Renwu Zhoukan, ce dernier a une nouvelle fois dénoncé la “menace” que représentait la Chine gouvernée par le Parti communiste. Il n’a pas de gros efforts à fournir pour convaincre la population japonaise. Selon un sondage publié conjointement en août 2010 par l’ONG nippone Genron et le China Daily, 72 % des Japonais ont une mauvaise opinion de la Chine (voir Zoom Japon n°3 de septembre 2010). S’il avait été réalisé quelques mois plus tard, nul doute que l’image négative de la République populaire aurait été encore plus forte au Japon.
On voit mal comment les choses vont pouvoir s’arranger. La libération du capitaine du chalutier arraisonné début septembre a permis de limiter la casse, mais elle a été vécue par certains au Japon comme un geste de lâcheté du gouvernement Kan incapable de se faire respecter. Les manifestations en marge du sommet de l’APEC des 13 et 14 novembre qui s’est tenu à Yokohama montrent que le ressentiment est profond. La divulgation de la vidéo classée secret défense montrant que le chalutier chinois avait délibérément percuté le bâtiment des garde-côtes venu lui réclamer des comptes et les rassemblements anti-chinois qui s’en sont suivis indiquent clairement que la fièvre nationaliste qui s’est emparée du pays n’est pas retombée et qu’il faudra un remède de cheval pour en venir à bout.
Odaira Namihei