Originaires pour la plupart de province, ils rejettent la vision de la musique telle qu’elle est diffusée depuis Tokyo. Ils revendiquent leurs racines et s’intéressent de plus en plus à des sujets de société.
Dans tout le pays, des dizaines d’artistes et de groupes défendent le droit d’exprimer leurs différences. Ne plus se taire. Utiliser la musique pour s’affirmer ou pour faire entendre leur voix. Tel est désormais le credo de nombreux artistes nippons qui veulent grâce à leur talent participer à leur manière à l’affirmation de certaines valeurs et revendiquer leur droit à la parole. Si la plupart d’entre eux appartiennent à la scène indépendante et refusent les diktats de l’industrie musicale implantée à Tokyo, certains de ces musiciens ont réussi à imposer leur différence auprès des grandes maisons de disques. Celles-ci doivent, elles aussi, se ranger à l’idée que le monde de la musique est en train de changer et que le petit monde tranquille de la pop japonaise (J-pop) ne ronronnera plus tout à fait comme avant. Lorsque certains artistes comme le groupe RC Succession avaient tenté, en 1988, de dénoncer la place prise par le nucléaire dans l’archipel avec Summertime Blues, sa maison de disques avait décidé de suspendre sa commercialisation malgré le succès remporté par l’adaptation de la chanson d’Eddie Cochran. Au pays du consensus, il était dit qu’on ne pouvait pas aborder les questions qui fâchent ou qui dérangent. Imawano Kiyoshirô, leader de RC Succession, n’a pas pour autant abdiqué et a poursuivi une carrière solo au cours de laquelle il a utilisé son talent pour titiller une société qu’il jugeait un peu endormie. En 1999, dans son album Fuyu no jûjika [La Croix de l’hiver], il a repris Kimigayo, l’hymne national, sur un rythme rock désacralisant le morceau compilé en 905 et mis en musique en 1880 à la manière d’un Serge Gainsbourg, qui avait donné à La Marseillaise, un air de reggae. Le décès d’Imawano Kiyoshirô en mai 2009 a suscité une énorme vague d’émotion dans tout le pays, mais son engagement et son désir de se servir de la musique pour faire entendre un discours différent des habituels refrains sans saveur entonnés par la plupart des vedettes de la J-pop ont fait des émules. Aux quatre coins de l’archipel, des groupes ou des artistes en solo sont apparus et ont réussi à accroître leur audience grâce à la multiplication des concerts ou la distribution de leurs œuvres via Internet sans oublier la possibilité pour eux de produire beaucoup plus facilement des albums grâce à la démocratisation des nouveaux outils numériques. Au cours des quinze dernières années, le Japon a assisté à une véritable petite révolution musicale qui pourrait bien bouleverser l’ensemble du marché dans un avenir proche. Cela ne signifie pas pour autant que la musique contestataire n’avait jamais existé au Japon avant Imawano Kiyoshirô. Dans les années 1960, au moment où les étudiants japonais se radicalisaient et protestaient contre le traité de sécurité nippo-américain, des artistes, folks pour la plupart, se chargeaient d’interpréter ce malaise, mais ils ne bénéficiaient pas des facilités dont disposent aujourd’hui Tha Blue Herb ou Takahashi Yû pour se faire entendre. Par ailleurs, Internet a considérablement changé la donne. En témoigne le succès du groupe Shinsei Kamattechan qui a bâti sa notoriété sur ses interventions sur la Toile. Le groupe originaire de Chiba évoque dans de nombreuses chansons la douloureuse question des brimades à l’école (ijime) qui a notamment amené son leader Noko à se couper du reste de la société (hikikomori) avant de trouver dans la musique un moyen d’exprimer son mal de vivre dans une société où l’on a bien du mal à accepter les différences, le clou qui dépasse. Pourtant, ce qui ressort aujourd’hui de la montée en puissance de ces nouveaux enfants du rock, c’est l’affirmation de leur différence. Bon nombre d’entre eux originaires de province revendiquent leurs racines et refusent de se plier à la mode venue de Tokyo.
Pas facile de parler des sujets qui fâchent
Ils incarnent ainsi à leur manière un mouvement de fond qui touche l’ensemble du pays, la montée du régionalisme. Le groupe de hip-hop Tha Blue Herb en est la parfaite illustration. Cette formation, sans doute l’une des meilleures du Japon, est née à Hokkaidô. Comme d’autres, elle a bataillé pour conserver son caractère local, parvenant à créer son propre label pour promouvoir les artistes du cru et s’assurer que le filtre tokyoïte ne brisera pas leur élan. A l’autre bout de l’archipel, à Okinawa, Cocco défend elle aussi son héritage culturel dans sa musique comme en témoigne son dernier album Emerald, mais dans un engagement citoyen. Après avoir passé deux ans à ramasser seule les détritus sur les plages, elle a organisé en 2003 un concert d’une seule chanson, Heaven’s Hell, appelant à un sursaut de la population à Okinawa. Son initiative a eu une portée considérable et en a fait l’icône de la région la plus pauvre du pays. Néanmoins, il ne faut pas s’imaginer que le Japon s’est transformé en un lieu de contestation permanente dont la musique serait une des expressions. La scène musicale reste dominée par des artistes consensuels, mais il existe désormais un peu partout dans le pays des musiciens qui utilisent leur talent pour s’interroger sur l’état de la société comme le font un nombre croissant de jeunes qui refusent la précarité et l’injustice. Takahashi Yû en fait partie. Cet auteur-compositeur rappelle dans ses chansons la détresse qui s’est emparée de ses contemporains pour qui le bonheur semble de plus en plus difficile à atteindre. D’autres artistes comme Taiyôzoku à Hokkaido ne sont pas aussi sombres dans leur approche, mais ils revendiquent aussi leur part de bonheur. Ils ne semblent d’ailleurs pas prêts à suspendre leurs revendications et à la fermer.
Odaira Namihei