Avec Les 7 roses de Tôkyô, Inoue Hisashi fait la démonstration de son immense talent et de son attachement à la langue japonaise.
De tous les grands noms de la littérature japonaise traduits en français, Inoue Hisashi est sans doute l’un des moins connus. Et pourtant, son œuvre mériterait cent fois d’être publiée dans la langue de Molière. On découvrirait alors toute l’étendue du talent et toute la richesse de l’inspiration de cet auteur qui nous a quittés en 2010. Après une première tentative en 1997 avec Je vous écris, les éditions Philippe Picquier nous offrent une nouvelle possibilité de plonger dans l’œuvre de celui que l’on a surnommé le magicien du langage. La qualité de son écriture, sa tendance à jouer avec les mots et son humour parfois difficile à rendre dans une autre langue expliquent probablement les réticences des éditeurs français à se lancer dans la publication de cet auteur qui a toujours porté un regard acéré sur le monde. Mais lorsque le travail de traduction est confié à un maître comme Jacques Lalloz qui, au-delà de la langue elle-même, s’est imprégné de l’état d’esprit propre à Inoue Hisashi, on ne peut pas être déçu. Lorsqu’on referme le roman, on en redemande et on voudrait que d’autres ouvrages bénéficient de la même attention même si a priori ils sont moins difficiles à traduire. Les 7 roses de Tôkyô (Tôkyô sebun rozu) est paru en 1999 au Japon. Il s’agit d’un des derniers romans signés par Inoue qui avait alors décidé de participer quelques années plus tôt à la création d’un nouveau magazine baptisé Kinyôbi. Mensuel à l’origine, il est ensuite devenu un hebdomadaire engagé, défendant des valeurs chères au romancier comme la justice sociale ou le pacifisme. Estimant que sa position dans la société ne devait pas être celle d’un être passif, Inoue Hisashi a ainsi poursuivi son militantisme en faveur du pacifisme, en créant, en juin 2004, avec huit autres intellectuels (parmi lesquels figuraient Ôe Kenzaburô et Katô Shûichi), Kyûjô no kai (Association pour l’article 9) en référence au fameux article de la Constitution japonaise qui interdit l’usage de la guerre pour régler les différends. Quand on connaît l’engagement de l’écrivain, on appréhende mieux son œuvre, notamment son envie de montrer l’absurdité qui devient le quotidien de la population pendant et après un conflit. Dans Les 7 roses de Tôkyô, le personnage principal, Yamanaka Shinsuke, fabricant d’éventails de son état, rapporte dans son journal intime rédigé entre avril 1945 et avril 1946 la vie quotidienne des Tokyoïtes à la veille et au lendemain de la reddition du Japon le 15 août 1945. Dans la première partie de son récit, Inoue Hisashi montre à la fois la cruauté de la guerre au travers des bombardements américains qui emporteront une partie de la famille de son héros, mais aussi l’entêtement du pouvoir à poursuivre la lutte par tous les moyens, en créant des bataillons d’assaut de francs-tireurs dont l’une des armes sera “la bombe à excréments : grande enveloppe de papier kraft renforcée à l’intérieur par une épaisse couche de cire et contenant des matières fécales solides. L’armée ne les fournissant pas, on est prié d’avoir en permanence une réserve de ces enveloppes”. Face à un char d’assaut, on saisit tout de suite le côté dérisoire de cette mesure qui figure néanmoins dans le guide du combattant que Yamanaka Shinsuke est chargé de reproduire pour être distribué dans son quartier. Heureusement, la population n’aura pas à mener ce combat inégal face aux blindés américains. L’arrivée des troupes d’occupation sur le territoire japonais va aussi se traduire par des mesures ou des tentatives tout aussi absurdes que celles exigées par les autorités nippones avant l’arrêt des hostilités. Inoue Hisashi, l’amoureux de la langue japonaise, s’intéresse notamment au désir de certains responsables américains de supprimer les kanji (caractères chinois) au profit du syllabaire katakana. “Au Japon, tout ce qui a été produit d’important par le passé est transcrit par les idéogrammes. Pour ne pas parler des idées militaristes, bien entendu. En interdisant donc les kanji, on rendra à la longue les Japonais incapables de les lire et, du coup, on coupera leurs liens avec le militarisme. En outre, si les Japonais n’utilisent plus que ce syllabaire, la censure sera rendue plus aisée”, explique l’un d’entre eux à un Yamanaka Shinsuke estomaqué qui va tout faire pour contrecarrer ce projet. En choisissant de composer le titre original de son roman avec les kanji pour Tôkyô et les katakana pour Sebun rozu (seven roses), Inoue Hisashi insiste sur l’importance du thème dans ce roman qui se dévore de la première à la dernière page.
Gabriel Bernard